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Érythrée. Comment un héritage colonial est devenu une passion nationale

Les fascistes italiens utilisaient le cyclisme dans le but de démontrer leur supériorité raciale, mais les cyclistes érythréens n’ont pas tardé à les mettre dans l’embarras. Aujourd’hui, une nouvelle génération de coureurs, à la tête desquels figure Biniam Girmay, échappe à une autre tyrannie et, paradoxalement, unit la nation.

L'image montre un moment dynamique d'une course de cyclisme. Au premier plan, un coureur, vêtu d'un maillot multicolore représentant l'Érythrée, lève les bras en signe de victoire, affichant une expression de joie et d'excitation. En arrière-plan, un autre cycliste, portant un maillot aux couleurs du Portugal, semble montrer des signes d'effort intensif, presque à la limite de l'épuisement. On aperçoit également d'autres participants et une foule enjouée de spectateurs, créant une ambiance festive autour de cet événement sportif. Le décor est vibrant, évoquant l'énergie et la compétitivité de la course.
Victoire d’un coureur érythréen lors du Tour de l’Espoir organisé au Cameroun en 2019.
DR

Le cyclisme en Érythrée, tout comme les conceptions architecturales d’Asmara qui lui ont valu d’être reconnue par l’Unesco comme « ville africaine moderniste », est un héritage colonial transformé par la passion et la résilience des Érythréens. Introduit par les Italiens à la fin du XIXe siècle, ce sport est devenu un élément essentiel de la culture et de l’identité érythréennes. Aujourd’hui, les cyclistes érythréens concourent sur la scène mondiale, incarnant la détermination d’une nation qui a dû faire face à de nombreux défis.

J’ai grandi à Agordat, une ville de l’ouest de l’Érythrée située à 175 kilomètres de la capitale, Asmara. Il y avait des bicyclettes, mais c’était un luxe que peu de gens pouvaient s’offrir, et le cyclisme n’était pas encore profondément ancré dans la culture locale. Mon père en possédait une, ce qui n’était pas courant, et je l’accompagnais souvent, assis sur le cadre pendant qu’il pédalait à travers la ville. J’ai appris à faire du vélo vers l’âge de 12 ans, l’âge auquel Biniam Girmay a remporté sa première compétition de VTT à Asmara.

À Agordat, nous n’avions pas le luxe de disposer de petits vélos à trois roues pour les enfants, nous avons donc appris à rouler sur des vélos d’adulte. En tant que centre agricole, Agordat a été conçue avec des rues larges et ouvertes - un héritage de la planification coloniale italienne. Malgré les effets néfastes du colonialisme, l’infrastructure qu’il a laissée derrière lui, notamment ces rues parfaites pour les cyclistes, reste un avantage à ce jour. Le seul problème, c’est que les rues n’étaient pas pavées et que les crevaisons étaient fréquentes.

Rares étaient les jours qui, après l’école, ne se terminaient pas par la démonstration d’un jeune aventurier désireux de montrer aux filles à quel point il était habile sur un vélo. La ville disposait même d’un magasin de location de vélos, précurseur des systèmes modernes de partage de vélos que nous connaissons aujourd’hui. Dans une petite ville où tout le monde se connaissait, la location était basée sur la confiance. Il était difficile de gérer le délai de location, car peu de personnes possédaient une montre, et il y avait parfois des disputes si quelqu’un était en retard. Dans chaque ville érythréenne, on trouve aujourd’hui un magasin de bicyclettes et des services de réparation, et ils sont très fréquentés, surtout pendant les vacances.

Le mythe suprémaciste brisé

Bien qu’il n’y ait ni club cycliste officiel ni compétition à Agordat, le terrain plat de la ville a fait de la bicyclette un passe-temps populaire. À Asmara, les bicyclettes sont affectueusement appelées bishkeleta, un terme dérivé de l’italien ; à Agordat, elles sont connues sous le nom d’ajelet, d’après le mot arabe.

L’Italie, qui a colonisé l’Érythrée de 1890 à 1941, a introduit les bicyclettes en 1898, d’abord pour les livraisons postales à Massawa. Au fil du temps, les bicyclettes ont gagné en popularité parmi les Italiens de la colonie, ce qui a conduit à la création d’une fédération de cyclisme en 1936 et à l’organisation d’une première course en 1937. Cependant, les Érythréens étaient exclus du centre-ville et des compétitions. Lorsqu’ils ont finalement été autorisés à concourir avec les Italiens, en 1939, c’est l’un d’eux, Ghebremariam Ghebru, qui a remporté la course, brisant ainsi le mythe de la suprématie des fascistes italiens.

Aujourd’hui, l’Érythrée est considérée comme l’une des meilleures nations cyclistes d’Afrique, avec des supporters passionnés. Chaque dimanche, lors des courses à Asmara, des milliers d’Érythréens envahissent les rues pour encourager leurs équipes et leurs coureurs préférés. Dans les années 1930 et 1940, des clubs de cyclisme ont commencé à se former à Asmara, et le sport s’est rapidement imposé. Les courses locales, telles que le « Gran Premio della Liberazione », sont devenues des rendez-vous réguliers, et le cyclisme est devenu un symbole de modernité et de fierté nationale. Depuis, il est profondément ancré dans la culture érythréenne. Les jeunes Érythréens sont inspirés par les héros cyclistes du pays, et des événements comme le Tour d’Érythrée offrent aux nouveaux talents l’occasion de briller sur les scènes nationale et régionale.

Pléthore de talents

Ces dernières années, le cyclisme érythréen a fait des progrès remarquables sur la scène mondiale, défiant les limites de la taille et des ressources du pays. Si l’Érythrée est depuis longtemps une force dominante du cyclisme africain, elle est aujourd’hui de plus en plus reconnue au niveau international. Parmi les étapes clés, on peut citer l’émergence de Natnael Berhane, qui est devenu le premier Africain à remporter la Tropicale Amissa Bongo (Gabon) en 2014, et de Daniel Teklehaimanot, qui a roulé pour l’équipe sud-africaine MTN-Qhubeka et qui est entré dans l’Histoire en devenant le premier Érythréen à participer au Tour de France en 2015 - il a également remporté, la même année, le classement du meilleur grimpeur du Critérium du Dauphiné (France). Biniam Girmay a encore rehaussé le statut de l’Érythrée lorsque, en 2021, il est devenu le premier Africain noir à monter sur le podium des Championnats du monde de cyclisme sur route. En 2024, il est entré dans l’Histoire en remportant le maillot vert (meilleur sprinteur) du Tour de France, ainsi que trois étapes.

Biniam Girmay avait été accueilli en héros dans son pays en 2022, après sa victoire sur la classique belge Gand-Wevelgem.
Biniam Girmay avait été accueilli en héros dans son pays en 2022, après sa victoire sur la classique belge Gand-Wevelgem.
© DR

D’autres coureurs participent aux plus grandes courses mondiales : Merhawi Kudus et Henok Mulubrhan, qui roulent tous deux pour l’équipe Astana Qazaqstan, ou encore Amanuel Ghebreigzabhier et Natnael Tesfatsion, qui représentent Lidl-Trek. Ces athlètes démontrent l’influence croissante de l’Érythrée dans les événements cyclistes mondiaux.

Les prouesses cyclistes de l’Érythrée ont été largement couvertes par des médias occidentaux tels que le Washington Post, la BBC et, de manière mémorable, The Economist, sous le titre : « Saddled with Problems » En proie à des problèmes ») - un article qui décrivait le cyclisme comme la « cinquième religion non officielle sanctionnée par l’État » de l’Érythrée. Les cyclistes érythréens ont également fait la une de Cyclingnews et de nombreux autres médias dans différentes langues.

Une source de fierté

Ce succès est une source de fierté pour les Érythréens : il unit les gens au-delà des clivages politiques comme peu d’autres événements. Il contraste fortement avec la réputation de l’Érythrée dans d’autres domaines. Depuis des années, le pays est connu dans le monde entier pour ses violations des droits de l’homme, son service national à durée indéterminée et l’exode désespéré de sa jeunesse. Dans le domaine du sport, l’Érythrée s’est fait connaître par les défections fréquentes de ses joueurs de football lors des compétitions régionales, plus de 65 footballeurs ayant profité de tournois à l’étranger pour fuir entre 2006 et 2019 : 16 joueurs ont fait défection au Kenya (2006, 2009, 2013), 19 en Tanzanie (2007, 2011) et 22 en Ouganda (2012, 2019). 10 joueurs ont également demandé l’asile au Botswana en 2015.

A contrario, les cyclistes érythréens ont non seulement acquis une reconnaissance internationale, mais ils ont également trouvé des voies légitimes vers le succès sans avoir besoin de faire défection. Cette différence peut être attribuée au soutien mondial et aux opportunités offertes aux cyclistes, ainsi qu’à un sens plus fort de l’identité nationale dans la culture cycliste érythréenne.

Le football met l’accent sur le travail d’équipe et les objectifs collectifs, tandis que le cyclisme met en avant l’endurance individuelle et la gloire personnelle. Cette différence peut également expliquer pourquoi les cyclistes érythréens prospèrent sur la scène mondiale, alors que les footballeurs peinent à connaître le même succès.

Outre l’héritage et la culture, qui ne sont pas immédiatement visibles dans les pays voisins tels que l’Éthiopie et le Kenya, la géographie du pays offre plusieurs avantages aux cyclistes, contribuant ainsi au succès de ce sport. Asmara, la capitale, est située à environ 2 400 mètres au-dessus du niveau de la mer. L’entraînement en haute altitude aide les cyclistes à développer une plus grande capacité pulmonaire et une meilleure endurance, car les niveaux d’oxygène réduits obligent le corps à s’adapter. Cela donne aux cyclistes érythréens un avantage compétitif lorsqu’ils participent à des courses internationales à plus basse altitude.

Un cadre idéal pour s’entraîner

Le paysage diversifié de l’Érythrée comprend des régions montagneuses, des collines ondulantes et des plaines. Le pays offre un éventail de terrains difficiles, des montées abruptes dans les hauts plateaux aux longues étendues plates le long de la côte de la mer Rouge. Cela permet aux cyclistes érythréens de développer un ensemble complet de compétences, notamment en matière de grimpe, de sprint et d’endurance. L’Érythrée bénéficie par ailleurs d’un climat relativement doux et sec, en particulier dans les régions montagneuses comme Asmara, où les températures sont agréables tout au long de l’année. Ce climat est idéal pour l’entraînement en plein air.

Les routes larges et bien entretenues construites pendant la période coloniale italienne, en particulier dans des villes comme Asmara, offrent aux cyclistes d’excellentes conditions d’entraînement. En outre, la célèbre route sinueuse reliant Asmara à la ville portuaire de Massawa, avec ses virages serrés et ses descentes abruptes, constitue un environnement favorable pour affiner les compétences techniques en descente et en montée. Il est fascinant de voir les habitants qui vivent le long de cette route faire quotidiennement l’aller-retour entre Asmara et Massawa. Dans les montées, certains s’accrochent à l’arrière des camions, qui montent lentement en direction de la ville, tandis que dans les descentes, ils accélèrent avec une agilité remarquable, se faufilant habilement dans le trafic et évitant parfois les chameaux sur la route.

Cependant, être un cycliste accompli est exigeant. Ceux qui réussissent sont ceux qui sont relativement mieux lotis, bien nourris, résistants mentalement et physiquement, qui ont le luxe de s’entraîner régulièrement avec discipline, mais surtout qui ont une passion pour ce sport. Malgré leur succès international, les cyclistes érythréens sont confrontés à des défis importants, tant sur le circuit qu’en dehors. Le gouvernement donne la priorité aux dépenses militaires plutôt qu’au développement du sport, laissant les clubs cyclistes avec des ressources limitées, des équipements obsolètes et des installations d’entraînement inadéquates. Cette situation se reflète également dans la nomination des commissaires sportifs, qui sont souvent de hauts responsables militaires ou politiques n’ayant que peu ou pas de liens avec le sport. Les contraintes financières, le manque de parrainage privé et la médiocrité des infrastructures font qu’il est difficile pour les athlètes de développer leurs compétences.

Joindre les deux bouts

De nombreux athlètes ont des origines modestes, ils jonglent souvent entre un entraînement intensif et d’autres emplois pour joindre les deux bouts et s’offrir un régime alimentaire adéquat, ce qui peut encore limiter leurs progrès. Au début des années 1990, un boxeur s’est tragiquement effondré et est mort sur le ring après seulement quelques coups. « Comment quelqu’un peut-il se mettre à la boxe alors qu’il survit en mangeant du shiro [un plat populaire de pois chiches bon marché] tous les jours ? », se sont demandé nombre d’Érythréens.

En outre, les politiques restrictives en matière de voyage compliquent leur développement au niveau international. Les pays européens sont également réticents à accorder des visas aux Érythréens, car le pays est l’un de ceux qui produisent le plus de réfugiés au monde. En 2014, trois jeunes Érythréens, Meron Teshome, Metkel Eyob et Tesfom Okubamariam, ont été invités à se rendre au centre d’entraînement de l’Union cycliste internationale (UCI), en Suisse, mais leur visa d’entrée leur a été refusé.

La menace de défections, en particulier parmi les footballeurs, a également pesé sur l’environnement sportif, contribuant à une « migration sportive » qui draine les talents locaux. Les cyclistes érythréens qui ont acquis une reconnaissance internationale et qui font partie d’équipes continentales ou mondiales ont la chance d’avoir surmonté des obstacles importants. Pour les jeunes athlètes qui vivent encore en Érythrée, cependant, obtenir des sponsors et l’autorisation du régime pour participer à des compétitions à l’étranger représente un défi de taille.

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