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La lettre hebdomadaire #153

Rupture

Devant vous se trouve une scène typique d'un bureau de vote. Il y a une urne transparente avec une étiquette indiquant "BUREAU DE VOTE N° 02" et le lieu sur une feuille, probablement fixée à l'urne. Un électeur est en train de voter : sa main est penchée vers une petite boîte de vote où il semble plonger son doigt dans de l'encre rouge. Sur la table, il y a des morceaux de tissu, probablement utilisés pour marquer les bulletins ou pour l'organisation du vote. L'ambiance est calme, avec un sentiment de sérieux et d'engagement civique.
© UNOWAS SCPIO

ÉDITO

SÉNÉGAL. LA RUPTURE VALIDÉE DANS LES URNES

Ce 17 novembre, le parti au pouvoir, Pastef-Les Patriotes, a remporté une large victoire lors des élections législatives au Sénégal. Avec près de 80 % des votes et 130 élus sur 165, il parachève son ascendance sur l’échiquier politique sénégalais, depuis les élections locales de janvier 2022 en passant par le scrutin présidentiel de mars. De la répression étatique contre ses cadres et ses militants, à l’exclusion de son chef de file, Ousmane Sonko, et aux joutes présidentielles après deux condamnations en justice, l’ascension ne fut pas exempte d’embûches.

La victoire de Pastef était prévisible. L’ampleur de la victoire ne l’était pas forcément, tout comme la déconfiture de l’« opposition » au nouveau pouvoir, qui s’est avérée brutale. Si les résultats provisoires se maintiennent, la coalition Takku Wallu (qui unit une partie de BBY, du président sortant Macky Sall, à une partie du PDS, des Wade père et fils) aura 15 députés ; la coalition Jamm ak Njarin de l’ancien Premier ministre Amadou Ba aura 7 députés ; Samm Sa Kaddu, la coalition menée par le maire de Dakar Barthélémy Dias et plusieurs autres figures politiques mineures, aura 3 députés. Samm Sa Kaddu perd également le département de Dakar, qui a toujours voté pour l’opposition depuis 2009.

Des listes mineures compléteront la composition de la XVIIe législature. Par ailleurs, le parti Pastef avait décidé d’aller seul à ces élections. Cela s’explique sans doute par la tournure qu’a prise Yewwi Askan Wi, la coalition qu’il pilotait lors des législatives en 2022 et qui avait empêché le gouvernement d’alors d’avoir une majorité absolue. En 2023, avec les troubles judiciaires de Sonko et l’appel à un dialogue national, Yewwi Askan Wi s’était effrité, chaque leader adoptant sa propre stratégie, émiettant la force parlementaire acquise en 2022. En décidant d’y aller sans coalition, l’objectif était de clarifier la force politique de chaque parti, ce que les résultats ont certainement démontré.

En acquérant la majorité parlementaire, le dernier obstacle vers la politique de rupture systémique prôné par Pastef depuis dix ans est levé. Le mandat est clair. En octobre, le gouvernement a décliné sa vision politique à travers un document de programmation politique « Sénégal 2050 ». Il s’est engagé à ramener le taux de pauvreté de 37,5 % en 2024 à 10 % en 2050 et à assurer l’équité territoriale en augmentant le poids des pôles économiques hors de Dakar dans le produit intérieur brut de 53 % (2024) à 71 %. La carte économique du pays a été redéfinie à travers huit pôles économiques s’appuyant sur des chaînes de valeur (agropoles, plateformes industrielles, plateformes chimiques).

Pour l’heure, les priorités portent sur l’emploi des jeunes, une meilleure répartition des ressources économiques (le Sénégal a déjà produit 11 millions de barils via la plateforme en mer de Sangomar, active depuis juin), la lutte contre la corruption et le recouvrement des avoirs détournés. Et, surtout, l’abrogation de la loi d’amnistie de mars dernier, votée en hâte dans un contexte de dégel politique, et qui éteint toute action judiciaire contre les auteurs des « violences et incidents, ayant eu lieu au Sénégal et à l’extérieur, à caractère politique entre février 2021 et février 2024 ».

Il est utile de le rappeler : au moins 65 personnes avaient été tuées dans des manifestations au cours de cette période, au moins 1 000 personnes avaient été blessées durant ces manifestations, au moins 1 500 personnes avaient été détenues par le pouvoir d’alors pour leur militantisme politique, leur participation à des manifestations, et leur appel sur les réseaux sociaux à manifester. Le Sénégal ne peut pas se permettre de passer sous le tapis ces abus flagrants aux droits humains, au risque de les voir se répéter dans le futur. Il faut que justice soit rendue.

Ousmane Sonko a évoqué durant la campagne son engagement pour la justice envers les victimes. Le bris de cette loi scélérate serait un premier pas. Le fait qu’Amy Dia, une des candidates de Pastef et figure emblématique de cette période de répression (accusée d’infractions terroristes, elle a été détenue de juin 2022 à février 2024) ait été élue permet de croire que cette question ne sera pas reléguée aux marges dans l’agenda parlementaire.

Au-delà des préoccupations domestiques, le nouveau gouvernement sera attendu sur des sujets plus régionaux comme le franc CFA, ses rapports avec la France, ou encore les relations entre les pays de l’Alliance des États du Sahel (AES) et de la Communauté économique des États de l’Afrique de l’Ouest (Cedeao). Si les attaques contre le franc CFA ont été centrales dans le discours de Pastef à ses débuts et ont été un facteur d’attraction envers le parti naissant, elles le sont beaucoup moins depuis leur élection. Il est difficile, voire impossible, de savoir quelle politique le gouvernement compte mener par rapport à cette monnaie, et si l’approche préférée sera régionale ou nationale.

Sur les relations entre Paris et Dakar, la rhétorique a été mise en sourdine des deux côtés : la France, consciente du changement politique, se prépare à réduire substantiellement sa présence militaire ; le Sénégal est silencieux en dépit de la sortie récente d’Ousmane Sonko blâmant la France d’être derrière un livre faisant la généalogie de l’idée de l’autonomie en Casamance, région éprouvée par une rébellion de basse intensité depuis 1982.

Sur les dynamiques ouest-africaines, le Sénégal a nommé un envoyé spécial pour la région, chargé de favoriser la désescalade et hypothétiquement le retour des trois pays de l’AES (Mali, Niger, Burkina Faso) au sein de la Cedeao. Fin janvier 2025, le délai d’intérim d’un an sera échu, et la sortie des trois États risque d’être consommée. Le temps est compté pour les autorités sénégalaises sur cette question mais on est loin de la précipitation : la posture diplomatique est toujours incertaine car prendre position c’est risquer de se tromper. Il leur incombe de se décider, et d’opter pour une voie entre les deux parties, qui semblent irréconciliables… Après tout, le gouvernement n’a-t-il pas reçu un mandat clair pour sa politique de rupture ?
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À VOIR

« À BAS ! » : L’INSURRECTION BURKINABÈ EN UNE IMAGE

Tout part d’une image incroyable signée Joe Penney durant l’effervescence de l’insurrection populaire au Burkina Faso le 30 octobre 2014 : dix hommes aux looks très différents posent pour le photographe états-unien dans le studio de la Radio télévision du Burkina (RTB), dont ils ont pris le contrôle. Devant le décor du journal télévisé, l’un d’eux soulève un pavé, un autre un bâton ; il y en a un qui est torse nu, un qui fait un doigt d’honneur. On devine qu’ils ont enduré les gaz lacrymogènes et peut-être les balles des forces de l’ordre avant d’en arriver là. Ce cliché résume à lui seul l’enthousiasme et l’éclectisme des insurgés, qui, venus de milieux sociaux très différents – il y a là un cadre du secteur privé, un enfant des rues, un commerçant –, ont fait tomber Blaise Compaoré après vingt-sept ans au pouvoir.

De cette photo naît une idée dans l’esprit de Jeanne Delafosse et de Camille Plagnet, deux jeunes cinéastes françaises qui ont vécu à Ouagadougou : raconter ces deux jours de révolte, mais aussi la désillusion qui a suivi, en tentant de retrouver, caméra au poing, ces héros anonymes. Une quête complexe puisqu’elles partent de zéro, leur seul indice étant la photo elle-même, qui sert avant tout de prétexte pour aller à la rencontre, avec l’aide de quelques amis, de ces jeunes qui ont cru, quelques heures durant, à un avenir radieux avant de déchanter.

Au fil de cette enquête que Mediapart rediffuse trois ans après sa sortie, on découvre une jeunesse pleine de rêves et d’humour, dont on comprend déjà (le film a été tourné bien avant les coups d’État de 2022) que les espoirs déçus sont source d’une grande frustration.

À voir : À bas !, un film documentaire de Jeanne Delafosse et Camille PLagnet, 2021, 81 minutes. Disponible sur Mediapart et sur Tënk.
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LES ARTICLES DE LA SEMAINE

Au Mozambique, l’Europe sur le pied de guerre
Analyse Depuis quelques années, l’Union européenne multiplie les missions de formation militaire sur le continent. Au Mozambique, l’EUTM forme l’armée nationale à combattre une insurrection djihadiste dans le nord du pays. Mais au fil du temps, cette mission prend un caractère de plus en plus offensif.
Par Andreas Bohne et Fredson Guilengue

À Madagascar, « les paysans ont toujours vu l’État comme un système oppressif »
Entretien Pour son nouveau film documentaire, Sitabaomba, chez les zébus francophones, actuellement au cinéma en France, Nantenaina Lova a posé sa caméra dans un village des environs d’Antananarivo, où se joue un drame à la fois très actuel à Madagascar et universel : l’accaparement de terres au nom du « développement ».
Par Fanny Pigeaud

Repenser l’histoire du continent avec les Subaltern Studies
Entretien Dans un petit livre paru chez RotBoKrik, Gayatri Chakravorty Spivak et Romila Thapar, deux figures de la pensée indienne contemporaine, dialoguent autour de leurs travaux (et de leurs engagements) postcoloniaux. Une discussion captivante suivie d’une postface signée par l’historien sénégalais Mamadou Diouf, dont Afrique XXI publie de larges extraits.
Par Rémi Carayol

In English

Beyond “sentiment,” the reasons for France’s rejection in Africa
Analyse In a vast study published on November 6th by the organization Tournons la page and the Sciences Po-CERI research center, more than 500 African activists express their views on the thorny issue of France’s rejection in Africa. Contrary to popular belief, the criticism is based on deep and (sometimes) nuanced political reflection.
By Michael Pauron

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