La révolution des Œillets et la décolonisation

L’Angola, champ de bataille mondial

Série (2/2) · Après la chute du régime fasciste portugais, le 25 avril 1974, le conflit en Angola s’internationalise. Les États-Unis et l’Afrique du Sud s’allient pour empêcher le MPLA de gagner la guerre face au FNLA et à l’Unita. Grâce au soutien de Cuba, le MPLA infligera davantage de défaites à l’Afrique du Sud et ébranlera le régime de l’apartheid.

Augostinho Neto, le président de l’Angola, et Fidel Catsro, président de Cuba, en 1976, à Conakry (Guinée).
© Augusta Conchiglia

(Suite du premier épisode, à lire ici.)

En juin 1974, deux mois après la révolution des Œillets et le renversement du régime fasciste portugais, le président états-unien Richard Nixon s’entretient à Lajes (Açores) avec le premier président portugais post-révolution, le général António de Spínola, puis sur l’île de Sal (Cap-Vert) avec son homologue congolais Mobutu Sese Seko. Le plan est toujours le même : écarter le Mouvement populaire de libération de l’Angola (MPLA) d’Agostinho Neto à tout prix. L’appui à Daniel Chipenda, le leader du mouvement dissident de la province de Moxico, « Revolta de leste », est envisagé.

Avec l’élection de Nixon en janvier 1969 et l’influence de Henri Kissinger (qui sera conseiller sur les questions de sécurité nationale puis secrétaire d’État) sur l’establishment américain, les États-Unis ont formé une alliance stratégique avec l’Afrique du Sud. C’est le plan dit « Tar Baby », proposé par Kissinger à Nixon, basé sur une étude de la National Security Agency de 1969 concluant que les Blancs d’Afrique australe sont là pour rester et, bien sûr, que cela est dans l’intérêt de l’Occident. Les États-Unis sont alors censés intensifier les rapports avec le Portugal, la Rhodésie (futur Zimbabwe) et l’Afrique du Sud.

Ils en arrivent à formaliser en 1970 avec le Portugal, la Rhodésie et l’Afrique du Sud l’alliance dite « Alcora », dont Spínola est un partenaire. Pour le Portugal, c’est l’espoir de la concrétisation d’un projet qui leur tient à cœur : la création d’une Otan du Sud.

Lors du lancement des premiers exercices d’Alcora, Nixon conseille au dirigeant portugais Marcelo Caetano, pendant leur rencontre aux Açores en décembre 19711, « d’abandonner la Guinée qui n’intéresse personne », selon le chercheur Rui Bonita Velez2 et « de céder le nord du Mozambique au Frelimo », ou au Malawite Kamuzu Banda, ou encore au Rhodésien Ian Smith, de sorte que le Sud de cette colonie puisse faire partie « du glacis de défense de l’Afrique blanche ». Quant à l’Angola, son avenir, dans cette perspective régionale « allait être gérée par les Américains eux-mêmes », annonçait Nixon.

Un Angola « viable » et « souhaitable »

« Les Blancs sont là pour rester » est un leitmotiv états-unien. Pour les deux colonies portugaises d’Afrique australe (Mozambique et Angola), il est question de quelque 700 000 personnes (sur un total de 16,5 millions d’habitants). Jusqu’au mois de juillet 1974, le complot pour la proclamation d’une indépendance blanche avec l’appui de Spínola et ses alliés demeure sur pied, même si un tel projet paraît bien plus difficile que prévu. Le ministre des Affaires étrangères portugais, Mário Soares, est lui-même en désaccord et soutient les principes de l’autodétermination des peuples africains.

Après la démission de Nixon à la suite de la crise du Watergate et la prise de fonction le 9 août 1974 de son vice-président, Gerald Ford, le nouvel interlocuteur états-unien ne paraît plus en mesure d’assurer la coordination de telles manœuvres, selon Spínola, qui l’écrit dans ses rapports internes. La défaite au Vietnam n’est pas de nature à encourager les États-Unis à entreprendre une nouvelle aventure ailleurs, même plus discrète. Mais Kissinger, toujours influent, va convaincre Gerald Ford que l’implication de Washington dans le règlement du cas angolais est dans l’intérêt des États-Unis et de ses alliés de la région3.

Après avoir été éloigné de facto des processus conduisant à la décolonisation des « territoires d’outre-mer » de Guinée et du Mozambique, le général Spínola, quant à lui, se concentre sur la question angolaise. Et il se considère autorisé à présenter un projet pour l’Angola « viable » et « souhaitable », selon ses mots4, pour les intérêts portugais. En août 1974, dans un climat de tension avec le haut commissaire et gouverneur général d’Angola Rosa Coutinho, favorable à un processus d’autodétermination clairement défini, Spínola prépare un projet pour l’indépendance de l’Angola très différent de tout ce qu’on avait pu entendre jusqu’alors. Il est détaillé dans le livre du chercheur portugais cité plus haut, Rui Bonita Velez.

Écarter le MPLA à tout prix

Spínola s’apprête en effet à proposer un programme de transition à l’indépendance d’une durée de trois ans. Il prévoit d’abord des contacts avec les trois mouvements pour un cessez-le feu immédiat, « condition essentielle pour le succès des négociations ». Puis, en territoire angolais, parrainé par le Portugal, doit être mis sur pied « un gouvernement de coalition provisoire, constitué par les mouvements de libération et les groupes ethniques les plus représentatifs, où sera[it] incluse la communauté blanche ». L’« ethnie blanche », diront certains.

Ce nouveau gouvernement aurait été chargé d’élaborer une loi électorale permettant « aux peuples angolais » (au pluriel) de s’exprimer librement. Les élections d’une Assemblée constituante « devront se réaliser dans un laps de temps maximum de deux ans. Une fois approuvée la constitution du nouvel État, l’Assemblée constituante [cessera] de fonctionner et des nouvelles élections [seront] organisées avec des observateurs des Nations Unies ». L’État angolais indépendant aurait alors été constitué.

Personne n’a apparemment lu les projets politiques du MPLA et du Frelimo qui, comme celui de l’ANC en Afrique du Sud, accordent automatiquement dans leurs Constitutions respectives la nationalité à toute personne née sur le territoire, indépendamment de sa couleur. Ce qui sera fait à l’indépendance des deux colonies portugaises – non sans quelques réticences de certains groupes en leur sein.

Entre-temps, toujours dans l’objectif d’écarter le MPLA par tous les moyens, la CIA de William Colby a préparé les conditions de la mise en œuvre de l’opération « IA/Feature », autorisée par Gerald Ford en soutien à Jonas Savimbi et Holden Roberto pendant la guerre civile qui a éclaté durant la transition en Angola. De juillet à août 1975, jusqu’à 40 millions de dollars sont versés aux deux mouvements5.

« L’Afrique du Sud et l’opération Savannah »

Les opérations dans l’ensemble du pays visant à écarter le MPLA pendant la transition de 1975 prennent de l’ampleur et vont bientôt se connecter avec les préparatifs du lancement par l’Afrique du Sud de l’opération « Savannah », à partir de la Namibie occupée, qui vise à assurer au Front national de libération de l’Angola (FNLA) l’accession au pouvoir de l’Angola indépendante. Aux yeux des Sud-Africains, l’Union nationale pour l’indépendance totale de l’Angola (Unita) de Jonas Savimbi ne pouvait que jouer le rôle de supplétif, car ses membres manquaient alors d’un entraînement militaire digne de ce nom et d’une expérience des combats.

Positionnée à la frontière sud de l’Angola depuis août 1975, l’armée de Pretoria va prendre la situation en main. En octobre, elle lance en territoire angolais une colonne de blindés et de tanks transportant 3 500 hommes de l’armée régulière sud-africaine, dans le but d’atteindre Luanda avant la proclamation de l’indépendance du 11 novembre. Il lui faut traverser le pays du sud au nord sur plus de 1 000 kilomètres. En même temps, à la frontière du Zaïre, les unités du FNLA, soutenues par l’armée de Mobutu, se préparent à attaquer Luanda par le nord, se joignant, le moment venu, aux forces sud-africaines.

Se sachant désormais menacé par ce puissant complot international, le MPLA lance plusieurs appels au secours aux pays amis. Cuba offre son aide et prépare en urgence une expédition de quelques milliers d’hommes armés et équipés : c’est l’opération « Carlota ». Un exploit puisque, ayant jugé cette initiative comme une aventure sans issue, l’Union soviétique a de son côté refusé son concours au transport des Cubains, qui débarquent néanmoins en Angola avec leurs propres moyens le 5 novembre.

La contre-offensive cubaine

Avec les meilleures unités angolaises, les Cubains parcourent aussitôt les quelque 200 kilomètres qui séparent Luanda du fleuve Queve, à l’ouest du pays, où l’avancée de la colonne sud-africaine a été stoppée par les forces du MPLA, qui ont fait sauter le pont principal. La bataille est rude et dure plusieurs jours. Son issue finale, l’humiliante et décisive défaite de Pretoria à la bataille d’Ebo, le 23 novembre, est décrite par des chercheurs sud-africains comme ayant été « le jour le plus noir » de l’histoire du pays. Pretoria retire toutes ses forces d’Angola le 27 mars, accusant les États-Unis de ne pas avoir apporté le soutien promis.

Cependant, les années suivantes, quinze autres opérations d’envergure suivront, s’intensifiant significativement après l’élection de Ronald Reagan en 1980, dans une escalade de moyens et d’hommes dont l’armée de Pretoria semblait s’enorgueillir dans ses revues spécialisées. Ces longues années sont aussi mises à profit par l’Unita : ses combattants sont continuellement entraînés et équipés par les armées sud-africaine et états-unienne, et Washington lui livre des missiles Stinger, contribuant à transformer ce mouvement, qui comptait quelques centaines d’hommes en 1974, en une réelle menace pour le gouvernement angolais et pour la région.

Cet état de guerre permanente, surtout dans les régions méridionales de l’Angola, se poursuit jusqu’en mars 1988, lorsqu’une contre-offensive de grande ampleur des forces angolaises, toujours soutenues par les alliés cubains, qui, pour la circonstance, a presque doublé leur contingent, donne lieu à des combats d’une intensité inédite. Les forces sud-africaines sont finalement contraintes de se replier vers la frontière avec la Namibie, jusqu’à annoncer leur retrait – cette fois définitif.

Bataille historique et fin de l’apartheid

Ce changement du rapport des forces permet de conduire une négociation complexe entre le gouvernement angolais, Fidel Castro et l’Union soviétique de Mikhaïl Gorbatchev pour la livraison d’armement de dernière génération. Ce matériel, y compris des avions de chasse, est comparable à celui dont est dotée l’Afrique du Sud. Cette escalade de la confrontation – qui a atteint des niveaux encore inconnus en Afrique subsaharienne – prend fin avec la défaite historique de la puissance sud-africaine dans la région de Cuito Cuanavale.

L’Afrique du Sud n’a plus d’autres options que d’engager son retrait définitif de l’Angola et de reconnaître dans la foulée le droit à l’indépendance de la Namibie – qu’elle continuait d’occuper depuis des décennies malgré le retrait de son mandat et les nombreuses sanctions des Nations unies. Le 21 mars 1990, la Namibie est ainsi le dernier État africain à accéder à l’indépendance.

Quelques semaines plus tôt, Nelson Mandela est libéré. Cette conjoncture extraordinaire marque un bouleversement majeur en Afrique australe. Après son élection, en 1994, il déclare au Parlement sud-africain que la bataille historique de Cuito Cuanavale, en terre angolaise, « [a] changé le sort du peuple sud-africain et significativement contribué à enterrer le régime ségrégationniste de l’apartheid ».

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1À cette rencontre, à laquelle a aussi été convié le président français Georges Pompidou, officiellement pour une discussion franco-américaine, Nixon a relancé avec Caetano la négociation pour l’établissement d’une base militaire à Lajes (aéroport des Açores), qui ne sera pas accordé.

2Rui Bonita Velez, Caetano, Spínola e Mobutu. As relações bilaterais entre Portugal e o Zaïre, 1968-1974, ‎Fronteira do Caos, 2017.

3Piero Gleijeses, Visions of Freedom : Havana, Washington, Pretoria, and the Struggle for Southern Africa, 1976-1991, The University of North Carolina Press, 2013

4Rui Bonita Velez, Caetano, Spínola e Mobutu. As relações bilaterais entre Portugal e o Zaire, 1968-1974, Fronteira do Caos, 2017.

5John Stockwell, In Search of Enemies : A CIA Story, W. W. Norton, 1984.