Littérature

Kossi Efoui et les pères Fouettard

Hommage à ses parents, Une magie ordinaire, le nouveau roman du Togolais Kossi Efoui, est une charge virulente contre le patriarcat et la violence masculine – au Togo comme ailleurs – et contre la terreur du régime Eyadéma.

Kossi Efoui.
© Pauline Rühl Saur

Quand il entre dans une pièce, Kossi Efoui en modifie instantanément l’atmosphère. Silhouette élancée, bijoux, tatouages, vêtements à nuls autres pareils, couvre-chef improbable, regard pétillant, l’auteur et dramaturge togolais transforme par sa seule présence le monde en un vaste théâtre. Dans ce bar de Nantes (dans l’ouest de la France) qui en a pourtant vu d’autres, les regards se tournent vers lui, détaillent de haut en bas le corps svelte bizarrement paré avant de s’en retourner à une vie plus terre à terre de cravates ternes, de ceintures ajustées et de chaussures cirées. Lunaire sans être évanescent, l’auteur de Solo d’un revenant (Le Seuil, 2008) et de Cantique de l’acacia (Le Seuil, 2017) vient de publier son sixième roman, Une magie ordinaire, aux éditions du Seuil.

Présenté comme un roman, le texte échappe à tout qualificatif qui l’enfermerait dans un genre. C’est à la fois une autobiographie poétique, un essai politique, une confession à l’intention de ses six enfants, un chant libertaire, un hommage aux parents… Ceux qui connaissent les textes de Kossi Efoui, qui est aussi l’auteur de plusieurs pièces de théâtre, ne seront pas surpris : l’homme n’aime rien tant que brouiller les pistes et enjamber les barrières avec allégresse. « Moi, les frontières, je les enlève, tant que je peux les enlever, avec mes moyens de poète. Les surdéterminations de genre, de race, de clan, d’ethnie, je les contourne, je les évite, comme je peux, poétiquement, avec tous les moyens possibles à titre individuel », affirme-t-il.

Dans Une magie ordinaire, il s’attaque avec un courage certain à la question du genre – et du pénible poids que représente le fait d’être coincé dans une catégorie invariante : homme ou femme. « Plus je vieillis, plus je ressemble à ma mère, écrit-il. Ce n’est pas à cet instant-là que cette phrase est née dans ma tête. C’est bien des années plus tard, le phénomène s’étant répété et accentué avec le temps, que je la dirai, cette phrase, à Eyala (ma fille, 17 ans à l’époque). »

Liberté d’être, de dire et de créer

Être de plus en plus souvent confondu avec une femme, alors même qu’il vient de perdre sa mère, a conduit l’écrivain de 60 ans à raconter son adolescence, ses questionnements, ses choix : « J’ai quatorze ans. Et brusquement naît, à cette époque, depuis je ne sais quel for intérieur, un besoin impérieux de parures. Moi, un garçon, soumis à un code vestimentaire strict, je refusais d’être soustrait au monde des perles, des plumes, des bagues, des boucles d’oreilles, des bracelets. » Avec les années, et malgré la variété de sentiments plus ou moins (ig)nobles que cela peut susciter dans le regard des autres, ce besoin va demeurer. « Les hommes avec des bijoux, cela se trouvait dans à peu près toutes les sociétés, affirme aujourd’hui l’auteur. Désormais, les parures sont réservées à l’autre sexe, dans la modernité. »

Lui a eu plutôt de la chance : au moment où il a désiré ces « marqueurs », la mode était au « glam rock » et aux silhouettes androgynes.

[…] Je voulais ressembler à ces garçons dont je collectionnais les images dans les emballages de je ne sais plus quelle marque de chewing-gum […] : Marc Bolan, le chanteur de T. Rex, Andy Scott, du groupe Sweet, ou encore David « Ziggy Stardust » Bowie, des garçons aux yeux maquillés juchés sur des platform boots quand ce n’étaient pas des bottes de femmes avec talons aiguilles, des garçons aux pantalons moulants tachetés façon léopard, aux chemises fleuries à fanfreluches, ou au gilets de cuir fermés au lacet à même la peau, Mötley Crüe et leur déploiement de bijoux de cuir et de métal.

Anecdotique, cette recherche de soi à travers l’image que l’on renvoie ou que l’on veut renvoyer ? Pas chez Kossi Efoui, qui a trouvé dans cette première transgression les lignes de force d’une vie – et la matière de toute une œuvre. « “Mon corps m’appartient” : c’est par la parure que cette croyance s’est traduite chez moi en attitude », écrit-il. Pour le dire plus simplement, cette première infraction aux codes de conduite communément admis ouvre la porte à une liberté totale – une liberté d’être, de dire et de créer. Ce qui est loin d’être anodin dans le pays où Kossi Efoui a vu le jour : « Dynamitage poétique de toute surdétermination vestimentaire, ce brouillage des signes d’identification, des signes d’authentification et des lignes de démarcation, ces apparences ou plutôt ces apparitions théâtralisées, ces corps expérimentaux qui auraient été perçus dans ma société de naissance comme une entreprise de contrefaçon de genre étaient devenus mes seuls vrais guides vers la masculinité. »

« On t’a arrêté parce que tu as écrit ? »

S’il y a sans doute plusieurs manières de lire Une magie ordinaire, un aspect du livre n’échappera à personne : la critique d’un patriarcat rétrograde, à l’image des maîtres de son pays, les Gnassingbé, autocrates de père en fils.

C’est grâce à ces corps chamarrés que j’ai échappé au modèle déposé sous le nom de « vrai garçon » en vigueur dans la marâtre-patrie où j’ai été élevé sous la férule du Père Fouettard de la Nation. Celui dont la caractéristique d’homme fort était partout proclamée. Cet homme fort dont le rêve, de son propre aveu, avait toujours été d’être soldat, qui avait accompli ce rêve en devenant mercenaire de l’armée coloniale française, qui s’en était allé tuer des Vietnamiens, puis des Algériens pour aider cette armée à torpiller les luttes d’indépendance pendant que dans son propre pays cette même cause enflammait les populations.

On l’aura compris, Kossi Efoui ne nomme jamais Gnassingbé Eyadema, président du Togo pendant trente-sept ans, de 1967 à 2005, préférant une appellation plus imagée et plus fidèle à la réalité. N’est-il pas né pour cela, comme le lui a révélé sa mère au lendemain d’une arrestation qui s’était prolongée en séance de torture ? « On t’a arrêté parce que tu as écrit ? », lui avait-elle alors demandé, avant de lui livrer le fil rouge de sa vie à venir, tel un commandement biblique : « Tu nommeras “mensonge” ce qui est mensonge. »

À Nantes, sa ville d’adoption depuis quelques années, Kossi Efoui ne se pose pas en opposant au régime togolais, mais il suit de près les évolutions politiques de son pays d’origine, tout comme celles de son pays d’adoption. « J’essaie d’être là où j’ai les moyens d’agir, explique-t-il. Et les moyens poétiques, je peux me vanter d’en avoir dans ma besace. En revanche, l’intelligence politicienne m’est complètement étrangère. Je crois que je souffre d’une forme d’honnêteté qui me tient éloigné de la sphère politique. » Il n’empêche, les phrases d’Une magie ordinaire sont aiguisées pour faire mouche. Elles visent « cet homme fort qui, à son retour au pays, fidèle à sa vocation de traître, avait tué l’homme qui avait gagné le combat pour la libération du joug de l’occupant »1. Elles ciblent, surtout, un système politique plus général – universel pourrait-on dire – qui n’est pas uniquement togolais : un système régenté par la violence masculine.

La disparition du dehors

« Le plus difficile n’est pas d’avoir quitté le Togo, soutient Kossi Efoui, qui rentre de temps à autre au pays. Comme le disait mon père, dans la mémoire de ma lignée, il y en a toujours un qui s’en va pour faire souche ailleurs. Je rêvais déjà de partir, durant mon enfance, vers des horizons rêvés. Le plus difficile, c’est la violence, le sentiment d’être jeté hors de chez soi par une famille inhospitalière. » Cette violence n’est pas celle de sa famille de naissance – Une magie ordinaire est un hommage sensible à des parents aimants –, mais celle d’un système oppressif qui pousse sa mère, un jour, à prononcer cette phrase terrible dont les ramifications irriguent tout le livre : « Je préfère que tu sois vivant loin de moi, même à jamais loin de moi, plutôt que mort ici, dans ce pays, dans mes bras. »

Combien sont-ils, les pays où les mères poussent leurs enfants à partir pour toujours loin d’elles ? Avec retenue, sans narcissisme, Kossi Efoui déroule un fil autobiographique qui lui permet de décrire l’évolution du Togo entre les années d’oppression coloniale, les espoirs de l’indépendance et les désillusions des années qui suivent. D’une page à l’autre, il multiplie les allers-retours entre son histoire, celle de sa famille et celle du pays. « […] Je me souviens que j’avais neuf ans quand j’ai entendu pour la première fois l’homme fort parler de l’ancien président élu et assassiné : “Il a refusé de me donner mon argent. Je l’ai éliminé.” Je me souviens d’avoir eu très peur. »

Quelques années plus tard, cette peur reviendra, sous une autre forme, et c’est sans doute la première fois qu’Efoui écrit de manière aussi directe ce dont il fut victime, étudiant, pour avoir « rédigé et distribué clandestinement des écrits appelant au soulèvement, au désordre et à l’anarchie ». Quelques lignes seulement, pour que ses enfants sachent – et nous aussi.

À nouveau la maltraitance du corps, l’interrogatoire orchestré par les muscles hardis, rythmés par des électrocutions méthodiques. Pas besoin de grand-chose : un générateur, deux fils électriques et une paire de couilles, ou une paire d’oreilles, ou quelque autre infime part de peau dénudée. Des coups en supplément pour faire bonne mesure. Les cris, n’en parlons pas, les mots ne savent pas dire les cris. Et, pour finir, la disparition du dehors.

« Ils nous ont offensées »

A-t-on atteint le bout de l’horreur, en page 17, quand on découvre ces lignes ? Non, car il y a bien pire que la torture que l’on reçoit, il y a la torture infligée à ceux que l’on aime. En particulier cette torture que les « hommes forts » infligent aux femmes. Les soldats, en l’occurrence, un jour où ils ont bu un peu plus que d’habitude et n’entendent pas se contenter d’argent.

Oui, je savais comment ils étaient. Je disais : « Ils vous ont frappées ? » parce que pour prononcer le mot obscur « viol » il ne suffit pas de l’avoir, brûlant, sur le bout de la langue. Je me souviens du silence de ma mère comme d’un bouillonnement. Et je me souviens aussi que, au bout d’un temps long, il en tombait mollement une phrase qui s’écrasait dans l’air : « Ils nous ont bousculées », une autre qui s’évaporait après m’avoir percuté l’oreille, comme si je l’entendais prononcer par quelqu’un en train de s’éloigner : « Ils nous ont offensées. »

Entre la torture d’un enfant en page 17 et le viol d’une mère en page 143 se déroule l’histoire d’un pays « dont le tracé géographique (une tache rectangulaire posée à la verticale sur le rebord du continent dans le creux du golfe de Guinée) n’est pas sans évoquer un tunnel ou un puits ». Mais Kossi Efoui le sait, la violence patriarcale ne se limite pas à ces frontières exiguës. Et il le sait depuis longtemps : « J’avais quinze ans et je rechignais à devenir “homme fort”, “vrai garçon”, écrit-il. Cette résolution qui n’était qu’une vague intuition au sortir de l’enfance était devenue une certitude motivée. Je ne voulais pas parfaire une image à l’imitation du modèle figé des pères et des fils aînés, une image dont le Père Fouettard de la nation était la personnification suprême. »

1L’auteur fait ici référence à Sylvanus Olympio, assassiné devant l’ambassade américaine de Lomé le 13 janvier 1963 lors du coup d’État fomenté par Gnassingbé Eyadema.