
La crise de confiance à l’égard de la Communauté économique des États de l’Afrique de l’Ouest (Cedeao), comme à l’égard d’autres institutions régionales, n’est pas un phénomène isolé. Elle s’inscrit dans un paysage de reconfiguration plus large de l’ordre international, qui voit les partenariats extérieurs se multiplier et se diversifier sur le continent africain. La Chine, la Russie, la Turquie, l’Union européenne (UE) ou encore les États-Unis proposent des modèles d’engagement aux logiques concurrentes et au service de leurs intérêts qui ont progressivement fragmenté l’espace ouest-africain. L’intensification des violences liées aux groupes armés djihadistes, la résurgence des coups d’État militaires, la montée du sentiment anti-interventionniste et les pressions économiques ont également contribué à fragiliser la capacité de la Cedeao à promouvoir un modèle de cohésion régionale.
Dans un contexte de réaffirmation de la souveraineté nationale et d’une quête de reconnaissance internationale, la diversification des partenariats est, certes, source d’opportunités. Elle rend cependant plus complexe encore la construction d’un projet régional commun dans la durée. Déjà fragilisée par des tensions internes et des difficultés à faire respecter ses normes, l’organisation a été prise de court. Elle n’a pas su répondre efficacement aux frustrations des citoyens ouest-africains que les juntes militaires au pouvoir au Mali, au Niger et au Burkina Faso ont su, elles, exploiter.
Le retrait coordonné de la Cedeao de ces trois pays, effectif depuis le 29 janvier, constitue pour l’institution un tournant historique. Pour la première fois, trois États membres fondateurs se retirent en même temps, dénonçant publiquement une organisation déconnectée des aspirations populaires et de leurs priorités sécuritaires. Ce départ retentissant met en lumière les tensions qui traversent la Cedeao depuis plusieurs années. Conçue autour d’un ambitieux projet d’intégration économique et politique, l’organisation peine aujourd’hui à faire l’unanimité parmi ses membres. Les critiques récurrentes sur son fonctionnement – jugé trop intergouvernemental, peu inclusif et instrumentalisé par certains chefs d’État – vont jusqu’à menacer sa légitimité.
Plus d’une décennie de débats
Cinquante ans après sa création, cette crise politique peut aussi devenir une chance. Le temps du bilan est arrivé : que reste-t-il du projet fondateur d’intégration ? Quels acquis préserver ? Et, surtout, quelles orientations nouvelles impulser pour restaurer la confiance, redéfinir les priorités et adapter les outils institutionnels aux nouvelles réalités ? Ce tournant historique exige des choix ambitieux et difficiles. La capacité de l’organisation à se réinventer sera déterminante tant pour sa propre survie que pour l’avenir du modèle de coopération régionale qu’elle incarnait en Afrique de l’Ouest.
L’émergence de la Cedeao n’a pas été le fruit d’une inspiration soudaine, ni l’œuvre d’un individu, d’un État ou d’un groupe d’États. Elle est plutôt le produit de plus d’une décennie de débats patients et de discussions continues, dans lesquels chaque État et chaque dirigeant de la région ont été, à un moment ou à un autre, plus ou moins étroitement impliqués.
Après une première tentative avortée, pilotée par le président libérien William Tubman en 1965, il faut attendre la fin de la guerre du Biafra, en 1970, pour que les chefs d’État du Nigeria (le général Yakubu Gowon), du Togo (le général Gnassingbé Eyadéma) et du Bénin (le général Mathieu Kérékou) relancent activement l’idée d’une communauté économique sous-régionale, en avril 1972. Le Togo y voit un intérêt stratégique : tirer parti de sa position géographique entre le Ghana et le Nigeria et promouvoir la stabilité régionale comme condition préalable à un commerce entre États. L’exemple du Togo rappelle que la personnalité des dirigeants ouest-africains a toujours été un facteur déterminant dans la transformation de l’organisation.
Le fruit d’un contexte régional et international
La Cedeao voit le jour le 28 mai 1975 à Lagos, au Nigeria, avec pour objectif de « promouvoir la coopération et le développement dans tous les domaines de l’activité économique […] dans le but d’élever le niveau de vie de ses peuples, d’accroître et de maintenir la stabilité économique, de renforcer les relations entre ses membres et de contribuer au progrès et au développement du continent africain ». Ce qui ressort clairement de la liste des seize États membres, c’est que la Cedeao réunit une grande diversité de pays, tant en termes de puissance économique et militaire que de régimes politiques. Cette hétérogénéité a toujours façonné les dynamiques internes de l’organisation.
Ses valeurs fondatrices sont le panafricanisme et le non-alignement, qui reflètent la volonté des États ouest-africains de s’autodéterminer régionalement et de se préserver de l’emprise des grandes puissances extérieures. À l’époque, l’influence de la Communauté économique européenne (CEE) sur la Cedeao est indirecte et elle se manifeste principalement par la reconnaissance de la pertinence du modèle et de l’expérience européens.
La région ouest-africaine possède une longue tradition de coopération, sous des formes variées, dont certaines remontent à la période coloniale. Les premiers modèles d’institutions régionales africaines orientées vers le développement économique ont vu le jour à la fin des années 1950. C’est le cas de plusieurs organisations regroupant d’anciens territoires colonisés par la France comme le Conseil de l’entente, créé en 1959 et toujours en activité sous la direction de la Côte d’Ivoire, la Fédération du Mali, née la même année et rapidement dissoute, en 1960, ou encore l’Union douanière de l’Afrique de l’Ouest, remplacée par l’Union douanière et économique de l’Afrique de l’Ouest en 1966, puis par la Communauté économique de l’Afrique de l’Ouest en 1972.
Un foisonnement propice au « Forum shopping »
En 2006, la Commission économique des Nations unies pour l’Afrique1 répertoriait près de trente organisations régionales coexistantes en Afrique de l’Ouest. Face à cette galaxie d’institutions aux mandats parfois redondants, elle appelle à une rationalisation, c’est-à-dire à une meilleure coordination, voire à la fusion de certaines structures pour gagner en efficacité et en lisibilité. En 2013, un premier pas est franchi avec la signature de l’accord établissant le Cadre de consultation, de coopération et de partenariat entre les organisations intergouvernementales d’Afrique de l’Ouest. Mais il est insuffisant. La rationalisation institutionnelle reste un chantier inachevé reflétant les contradictions persistantes entre ambitions d’intégration régionale et opportunisme national.
Cette multi-appartenance, bien que témoignant d’un fort intérêt des acteurs politiques pour la coopération régionale, a surtout donné lieu à une pratique dite de « Forum shopping » permettant aux États de s’investir, parmi une multitude d’organisations dont ils sont membres, dans celles qui répond le mieux à leurs intérêts du moment. C’est ce qu’a démontré, par exemple, le recours à la Commission du bassin du lac Tchad pour déployer la Force multinationale mixte de lutte contre Boko Haram. De même, le Burkina Faso et le Niger, deux des trois pays ayant quitté la Cedeao, sont membres de plus de huit organisations intergouvernementales en Afrique de l’Ouest2.
Cette pluralité d’appartenances offre aux États une marge de manœuvre diplomatique non négligeable : elle leur permet de réorienter leur coopération régionale vers d’autres cadres institutionnels plus flexibles, moins contraignants politiquement ou davantage alignés sur leurs intérêts stratégiques du moment, tout en maintenant une présence dans les dynamiques régionales. Cependant, ce foisonnement a surtout engendré un imbroglio institutionnel, caractérisé par des chevauchements de mandats, une dispersion et un gaspillage des ressources humaines et financières aboutissant à une inefficacité opérationnelle encore observable aujourd’hui.
Un cadre de référence en Afrique
Dans ses premières années, jusqu’en 1990, la Cedeao se concentre principalement sur l’intégration économique. Elle est la première organisation du continent à mettre en œuvre la libre circulation des personnes, des biens et des capitaux, avec la signature du Protocole sur la libre circulation des personnes, le droit de résidence et d’établissement en 1979. En pleine guerre froide, le Protocole de non-agression de 1978 et le Protocole relatif à l’assistance en matière de défense de 1981 sont les deux premiers instruments sans lien avec le développement économique. Ils visent à protéger les États membres contre toute déstabilisation émanant d’un autre État. Le Protocole de 1981 prévoit d’ailleurs la mise en place des Forces armées alliées de la Communauté, avant-goût de l’actuelle Force en attente (FAC). Mais ces deux protocoles n’ont jamais été mis en œuvre, et il faut attendre les années 1990 pour qu’un virage vers la coopération sécuritaire s’opère.
Dans ces années-là, les réformes politiques de l’organisation sont influencées par l’évolution du contexte international marqué par l’essor de l’ordre libéral démocratique. Alors même que la plupart de ses États membres sont encore gouvernés par des régimes militaires, la Cedeao s’aligne progressivement sur les nouvelles exigences de gouvernance démocratique. En 1991, les chefs d’État et de gouvernement adoptent la Déclaration de principes politiques, qui affirme leur adhésion aux principes de la démocratie, des droits de l’homme et de l’État de droit. Cette reconnaissance au plus haut niveau institutionnel permet d’inscrire ces principes à l’agenda de l’organisation.
Cette période est aussi marquée par le glissement progressif d’un agenda purement économique vers un rôle accru dans les domaines politique et sécuritaire. L’idée sous-jacente est que la promotion de la bonne gouvernance et des principes démocratiques dans les États membres favorisera un environnement politique stable et prévisible permettant d’attirer les investissements directs étrangers et de stimuler la croissance économique régionale. Le lien sécurité-développement est énoncé pour la première fois en 1993 dans le traité révisé. L’inclusion des conflits intraétatiques dans le champ d’action de la Cedeao accroît significativement son autorité supranationale.
Premières immixtions dans des conflits armés
Durant cette période, l’organisation joue un rôle central dans la gestion des conflits armés au Liberia (1990-1997), en Sierra Leone (1997-2000) et en Guinée-Bissau (1998-2008). Les interventions de l’Ecowas3 Monitoring Group (Ecomog) constituent un moment charnière dans la gestion du maintien de la paix par les organisations régionales africaines. Ces opérations relancent un débat ancien, porté dès 1963 par Kwame Nkrumah, sur la nécessité d’une capacité continentale de réponse aux crises. Si l’Ecomog a permis de limiter l’ampleur de certaines catastrophes humanitaires, le bilan de ses interventions reste cependant contrasté, en raison d’un manque d’expérience militaire, de lacunes logistiques, d’une coordination insuffisante entre les États contributeurs et entre les structures de commandement ainsi que d’une volonté politique limitée4. S’y ajoutent des faiblesses institutionnelles, un flou sur le rôle même de l’Ecomog et des accusations de corruption ou d’ingérence.
Tirant les leçons, la Cedeao abandonne progressivement le principe de non-ingérence tant débattu au moment de l’intervention au Liberia5. Cette orientation est consolidée en 1999 par l’adoption du Mécanisme pour la prévention, la gestion, la résolution des conflits, le maintien de la paix et la sécurité. Il confère notamment au président de la Commission le pouvoir d’intervenir rapidement en cas de crise, sans attendre l’approbation préalable des chefs d’État. Mais l’exercice de ce pouvoir reste limité par un processus complexe qui implique l’adoption d’un mandat juridique, des manœuvres diplomatiques et le soutien (ou l’absence de soutien) des États membres.
Ces évolutions montrent comment la Commission de la Cedeao s’est progressivement engagée dans la promotion de la démocratie et dans la lutte contre des menaces sécuritaires de plus en plus diverses. Elle a ainsi tenté de faire évoluer une vision centrée sur la réponse militaire vers un horizon plus large, dit de sécurité humaine, prenant en compte les vulnérabilités politiques, économiques, sociales, sanitaires, agricoles et environnementales des populations. Toutefois, cette ambition s’est heurtée à la persistance d’une visée centrée sur la sécurité des États, dominante depuis les années 1990. La montée de l’insécurité en Afrique de l’Ouest, notamment dans les pays du Sahel, démontre les limites d’une approche principalement militaire6 et constitue un tournant dans l’histoire récente de la Cedeao.
Approfondir l’intégration pour affronter les nouveaux défis
Depuis les années 2000, l’organisation a continué d’approfondir l’intégration régionale tout en répondant à des défis contemporains de plus en plus complexes. La création de l’Architecture africaine de paix et de sécurité (APSA) en 2002 par l’Union africaine (UA), dont la Cedeao est l’un des piliers, a renforcé la priorité accordée aux questions de sécurité, parfois au détriment du projet d’intégration économique initial.
Consciente du lien étroit entre gouvernance et instabilité, l’organisation adopte en 2001 le Protocole additionnel sur la démocratie et la bonne gouvernance réaffirmant que les carences en matière démocratique figurent parmi les causes profondes des conflits dans la région. Elle est une nouvelle fois pionnière en matière de prévention des conflits avec la création du mécanisme d’alerte précoce plus connu sous l’acronyme anglais Ecowarn (Ecowas Early Warning and Response Network). Ce dispositif permet à l’organisation de surveiller en permanence l’état de la sécurité humaine dans la région grâce à 77 points focaux issus de la société civile, répartis dans les quinze pays (cinq par pays et sept pour le Nigeria). Le réseau est coordonné par un représentant national du Réseau ouest-africain pour l’édification de la paix, ou Wanep (West Africa Network for Peacebuilding). Les observateurs nationaux collectent chaque semaine des données locales et les soumettent à la direction de l’alerte précoce, située au siège de la Cedeao, à Abuja. Cette direction surveille, collecte, contrôle et analyse ces données afin de fournir des recommandations aux différentes parties prenantes de la Commission.
En 2014, la Cedeao décide de décentraliser ce dispositif. L’objectif est de privilégier les actions aux niveaux national, départemental et communautaire et de faire en sorte que l’organisation n’intervienne qu’en dernier ressort. En 2017, la décentralisation démarre avec l’ouverture à Bamako du premier centre national de coordination du mécanisme d’alerte précoce et de réponse. Le processus s’est poursuivi, et, en juin 2025, tous les États membres disposaient d’un centre, à l’exception du Bénin, du Cap-Vert, du Sénégal et du Togo.
Les États membres maîtres de l’agenda
À ce jour, la Cedeao repose sur une architecture institutionnelle complexe combinant des organes politiques et techniques. Cette configuration peu lisible de l’extérieur rend son fonctionnement difficile à appréhender, notamment pour les partenaires internationaux, les observateurs et les citoyens ouest-africains eux-mêmes. En 2007, le Secrétariat exécutif de la Cedeao est transformé en Commission afin de lui donner plus de moyens pour agir. La Commission joue un rôle central de coordination entre cinq institutions régionales (Parlement, Cour de justice, Groupe intergouvernemental d’action contre le blanchiment d’argent en Afrique de l’Ouest-Giaba, Organisation ouest-africaine de la santé, Banque d’investissement et de développement de la Cedeao) et quatorze agences spécialisées traitant de domaines aussi variés que la monnaie, l’agriculture, l’énergie, le genre ou la jeunesse.
Si la coopération économique et sécuritaire est son activité la plus connue et la plus visible, la Cedeao ne s’y réduit pas. Malgré des avancées majeures dans les interventions régionales, à l’image de la Gambie en 2017 sous le leadership du Sénégal7, elle reste critiquée pour les irrégularités et le caractère ad hoc de ses processus de prise de décision. L’opportunisme à court terme de ses États membres s’est traduit par la formation de coalitions ad hoc, comme le G5 Sahel en 2014 ou l’Initiative d’Accra en 2017. Ces initiatives militaires portées par des États ont relégué au second plan les efforts au profit d’une planification stratégique engagés en 2004 avec le projet de force en attente.
La Commission est un acteur majeur dans l’élaboration des politiques dans les divers domaines qu’elle tente de coordonner8. Toutefois, malgré son étroite collaboration avec les États membres, ces derniers restent les principaux responsables de l’élaboration de l’agenda. Ce phénomène est particulièrement perceptible dans le domaine de la prévention des conflits. Bien que la Commission ait développé un arsenal d’outils dédiés, dont Ecowarn, les dirigeants ouest-africains privilégient généralement une approche réactive face aux crises ouvertes plutôt que proactive en négligeant les signaux et les indicateurs d’alerte.
Autonomie financière et dépendance externe
Afin de se donner les moyens de l’autonomie financière, les États membres lancent le prélèvement communautaire, mécanisme unique en Afrique. Mis en place sous la forme d’une taxe de 0,5 % appliquée sur les importations en provenance de pays non membres, ce prélèvement constitue une source importante de revenus qui permet de financer entre 70 et 90 % du budget opérationnel annuel de l’organisation9. Mais malgré l’instauration de ce prélèvement communautaire, présenté comme un instrument de souveraineté financière, les appels répétés à la régularisation des contributions des États membres laissent entrevoir des manquements fréquents et des retards de paiement qui fragilisent la stabilité budgétaire de l’institution.
Dans les faits, de nombreux projets stratégiques, notamment dans les domaines de la paix et de la sécurité, des infrastructures ou du développement sectoriel (agriculture, climat, santé), restent fortement dépendants de financements extérieurs. L’Union européenne, la Banque africaine de développement, la Banque mondiale, ainsi que des partenaires bilatéraux comme la France ou l’Allemagne jouent un rôle central en matière de financement, d’appui technique et de coordination des projets de la Cedeao. Le Fonds pour la paix, destiné à financer les opérations de soutien à la paix régulières ou exceptionnelles, illustre bien cette hybridation. Alimenté par le prélèvement communautaire, il bénéficie également de contributions volontaires des États membres et du soutien d’une multitude de bailleurs de fonds internationaux tels que les Nations unies, le Japon ou la Chine.
Cette configuration soulève des tensions structurelles. D’un côté, l’organisation peut se prévaloir, mieux que d’autres sur le continent, d’une relative autonomie budgétaire dans le financement de ses coûts de fonctionnement grâce à son système communautaire, mais, de l’autre, elle reste fortement tributaire de l’aide internationale, notamment pour ses missions les plus visibles et politiquement sensibles.
Les défis des conflits transfrontaliers
Tout comme les guerres civiles dans l’Union du fleuve Mano dans les années 1990, la crise du Sahel, qui éclate au Mali en 2012, et ses effets de débordement dans les États côtiers ont constitué un test pour la capacité de la Cedeao à prévenir et à gérer les conflits.
Les opérations de la force Ecomog, dès le début des années 1990, ont démontré sa capacité à s’engager rapidement. Dans un contexte de fin de guerre froide, la force s’inscrit dans une tendance croissante vers une « appropriation » locale de la gestion des conflits permettant une réponse plus contextualisée et plus légitime. La Cedeao est en mesure de déployer des contingents de ses pays membres dans les zones de conflits plus rapidement et à moindre coût que les missions de maintien de la paix qui prennent le relais. À partir de 2004, le projet de Force en attente accélère l’interopérabilité entre les forces de sécurité nationales.
Mais malgré ces avancées, l’organisation fait face à des capacités opérationnelles et expéditionnaires limitées qui la rendent fortement dépendante du soutien logistique et financier de bailleurs de fonds extérieurs. Les niveaux de formation et d’équipement varient considérablement d’un État membre à l’autre, ce qui nuit à l’efficacité et à l’harmonisation des interventions. Par ailleurs, une forme de concurrence institutionnelle entre l’UA et la Cedeao dans le déploiement des troupes complique parfois la coordination des efforts. Enfin, le modèle d’opérations de paix dirigées par des acteurs africains reste inadapté pour répondre pleinement aux menaces terroristes croissantes dans la région, du fait de moyens logistiques limités, d’un manque de coordination opérationnelle et de mandats souvent trop restrictifs.
La lutte contre le terrorisme, une rupture dans l’agenda
À partir des années 2010, et plus précisément après la crise sécuritaire au Mali et ses développements, la Cedeao se voit reléguée à un rôle secondaire dans la lutte contre le terrorisme. Le sentiment général est que ses outils ne sont ni pleinement fonctionnels ni effectivement mis en œuvre. En 2013, les États membres définissent une politique commune et adoptent une stratégie en matière de lutte contre le terrorisme. En 2014, une stratégie Sahel voit le jour, intitulée Programme de cohérence et d’actions régionales pour la stabilité et le développement des zones sahariennes-sahéliennes (PCAR). Mais aucune de ces deux stratégies ne sera réellement opérationnalisée.
Le PCAR, en particulier, ne verra pas le jour, faute d’adéquation entre les ambitions affichées et les moyens financiers mobilisés. Son intérêt résidait pourtant dans la volonté de proposer un cadre d’action ouest-africain cohérent, capable de coordonner des organisations jusque-là actives de manière fragmentée ou dans des formats ad hoc. À l’inverse, les stratégies développées par d’autres acteurs, tels que l’Union européenne, les Nations unies ou la Banque africaine de développement, mieux dotés en ressources humaines, financières et politiques, se révèlent plus attractives10.
En 2019, les chefs d’état-major des armées de la Cedeao, les chefs des services de sécurité et les chefs des services de renseignements identifient plusieurs obstacles majeurs à la mise en œuvre de la Stratégie de lutte contre le terrorisme de l’organisation : un faible engagement des États membres, des retards dans l’adoption et la mise en œuvre des mesures de prévention imaginées, un faible niveau de partage du renseignement entre les États ainsi qu’une implication insuffisante des acteurs de la société civile dans les efforts de prévention.
Un manque de moyens et de souveraineté
Un autre argument voit dans l’intergouvernementalisme excessif de la Cedeao, son talon d’Achille depuis sa création, l’un des principaux freins à son fonctionnement efficace. Ce caractère intergouvernemental transparaît dans le pouvoir exercé avant tout par la Conférence des chefs d’État, organe politique où prime la défense des intérêts nationaux sur les objectifs d’intégration régionale. La réputation de la Commission de la Cedeao en matière de défense de la démocratie a ainsi été mise à mal lorsque certains dirigeants se sont opposés à la révision du Protocole de 2001 visant à limiter les mandats présidentiels ou lorsque l’organisation a adopté une position ambivalente face aux modifications constitutionnelles en Côte d’Ivoire ou au Togo11
En outre, la force en attente a été délaissée au profit d’une coopération militaire régionale qui apparaît de plus en plus comme un sous-produit de la sécurité des régimes. Paradoxe de l’histoire, l’Ecomog a toujours été citée comme un exemple de première coalition ad hoc ayant permis à la Cedeao de construire sa crédibilité et sa légitimité en matière sécuritaire. Deux décennies plus tard, la crise au Sahel a remis à l’ordre du jour les coalitions ad hoc : le G5 Sahel, l’Initiative d’Accra et la Force multinationale mixte ont réuni des États confrontés à un problème de sécurité commun, notamment à leurs frontières. Ces formats souples permettent un déploiement rapide dans un cadre qui respecte davantage la souveraineté nationale tout en offrant des ressources ciblées et une forme de légitimité politique. Si ces coalitions ont parfois montré leurs limites en matière de durabilité et d’efficacité, leur montée en puissance témoigne néanmoins d’une perte de confiance dans les mécanismes classiques de la Cedeao, perçus comme trop rigides ou obsolètes, notamment sa Force en attente, rarement mobilisée.
Enfin, la dépendance financière de la Commission et des États membres pour la mise en œuvre des projets et des déploiements régionaux s’est accompagnée d’une influence politique extérieure qui a progressivement affecté la souveraineté régionale, voire brouillé les priorités stratégiques au profit des agendas des bailleurs de fonds. Cette même dépendance a fait l’objet de critiques récurrentes sur l’interférence extérieure dans les affaires économiques et politiques des États membres, notamment dans des contextes de fragilité ou de transition. La création du G5 Sahel continue d’être perçue comme une initiative portée à bout de bras par les pays européens tout en étant concurrente – ou du moins parallèle – des efforts de sécurité de la Cedeao. Bien que les partenaires extérieurs affirment laisser la direction politique et stratégique aux acteurs de la région, l’impression demeure que leurs décisions orientent l’agenda au détriment du rôle africain.
Et les peuples dans tout ça ?
Adoptée en 2007, la « Vision 2020 » de la Cedeao marque une volonté claire de transformation : passer d’une « Cedeao des États » à une « Cedeao des peuples ». La « Vision 2050 » de la Cedeao réaffirme cette ambition avec pour objectif de renforcer l’intégration régionale tout en répondant aux défis émergents, en misant sur un développement durable, inclusif et participatif. Or, malgré un cadre normatif ambitieux et une visée progressiste, la construction d’une véritable Cedeao des peuples se heurte à des résistances étatiques, à une faiblesse des leviers institutionnels et à une distance encore marquée entre l’organisation et ses citoyens.
Certes, la Commission peut se prévaloir de sa proximité avec les organisations de la société civile ouest-africaine. En 2004, elle a signé un partenariat avec le West Africa Network for Peacebuilding (Wanep), qui fait partie intégrante de son dispositif d’alerte précoce. Cependant, l’implication active des citoyens et des organisations de la société civile dans les processus décisionnels demeure marginale, et les espaces de dialogue restent réduits, à l’image de la liberté d’expression dans certains États membres.
Pour renforcer sa légitimité, la Cedeao doit prioriser une communication concrète et une gouvernance participative. Actuellement, de nombreux citoyens ouest-africains ignorent les missions et les bénéfices tangibles de l’organisation, ce qui suscite indifférence et méfiance. Par exemple, peu de commerçants comprennent que la libre circulation des biens permise par la Cedeao influe directement sur leurs revenus ou que la carte d’identité biométrique facilite leurs déplacements transfrontaliers. La Cedeao est souvent perçue comme une entité technocratique ou un « club de chefs d’État » éloignés des réalités quotidiennes. Une transformation est donc cruciale pour replacer les populations au cœur du projet d’intégration.
Les reproches des citoyens
Au-delà des discours, la Cedeao manque encore de ressources humaines et financières pour assurer un suivi rigoureux dans la mise en application des décisions, y compris lorsqu’il s’agit de rappeler à l’ordre les États membres qui ne les respectent pas. Les nombreux protocoles sur la libre circulation, la gouvernance ou l’intégration économique restent d’application inégale, et leurs manquements ont rarement été sanctionnés. Cette lacune se traduit concrètement sur le terrain. Par exemple, les citoyens se heurtent encore fréquemment à des tracasseries administratives ou à des contrôles abusifs aux frontières, même lorsqu’ils possèdent la carte d’identité biométrique de la Cedeao. Ce décalage entre les engagements régionaux et la réalité nationale affaiblit la crédibilité de l’organisation et nourrit la frustration. Dans les années à venir, l’une des priorités devrait être de recentrer les efforts sur un bilan honnête des actions entreprises et de renforcer les mécanismes de suivi et de redevabilité, afin que les décisions soient réellement adaptées et appliquées.
Enfin, la Commission et ses agences spécialisées doivent impérativement corriger l’inégalité dans la répartition des bénéfices de l’intégration régionale. Les populations de plusieurs pays riches en ressources naturelles, comme le Mali (or) ou le Nigeria (pétrole), dénoncent leur exclusion des retombées économiques, voyant souvent la richesse se concentrer entre les mains de quelques élites. Le désenchantement et le rejet de la gouvernance se sont manifestés à travers des mouvements citoyens comme Y’en a marre au Sénégal ou Le Balai citoyen au Burkina Faso. Cette frustration a nourri un scepticisme croissant à l’égard de la Cedeao et de son action au service des peuples. Pour renforcer un sentiment d’appartenance régionale, l’organisation doit concentrer ses efforts sur la visibilité des politiques de redistribution et développer la communication sur les bénéfices concrets de l’intégration, notamment dans les zones transfrontalières.
La crise actuelle de la Cedeao intervient dans un contexte mondial marqué par une remise en question du multilatéralisme, fragilisé tant par le repli souverainiste de certains États que par les limites de la coopération internationale face à des crises complexes (pandémies, guerres, reconfiguration des alliances stratégiques, etc.). Dans cet environnement incertain, les organisations régionales devraient jouer un rôle crucial de stabilisation et de projection collective. Or la paralysie partielle de la Cedeao fragilise cette posture, alors même que l’Afrique de l’Ouest fait face à des défis multiples : insécurité, inégalités croissantes, transitions politiques contestées, pression démographique et vulnérabilité aux chocs extérieurs.
Ne pas « casser la calebasse »
Pour les pays membres, les enjeux d’intégration vont bien au-delà du seul cadre institutionnel, la Cedeao offrant des leviers essentiels pour faciliter les échanges, harmoniser les politiques économiques, attirer les investissements et promouvoir des projets structurants à l’échelle régionale. Dans un espace où la majorité des pays sont enclavés et dépendants de corridors transfrontaliers, en particulier les trois pays qui viennent d’en claquer la porte, l’absence de coordination régionale freinera encore davantage la croissance et l’inclusion économique. La désintégration partielle de la Cedeao pourrait ainsi compromettre les objectifs de réduction de la pauvreté et d’émergence économique en ralentissant les dynamiques de marché commun, de mobilité et de mutualisation des ressources.
Consciente de ces risques, l’organisation a récemment adopté une posture plus conciliante à l’égard des membres de l’Alliance des États du Sahel en laissant ouverte la porte du dialogue. Le maintien de la libre circulation des personnes est vital, et les deux organisations n’ignorent pas leur interdépendance économique et sociale profonde. Malgré les tensions politiques actuelles, la Cedeao souhaite montrer l’importance de préserver l’esprit de solidarité communautaire.
Il en va donc de l’avenir collectif des sociétés ouest-africaines de repenser leur intégration en conjuguant souveraineté nationale et coopération régionale au service du développement humain. La survie et la pertinence de la Cedeao dépendront de sa capacité à se réformer, à entendre les voix discordantes et à faire évoluer ses instruments vers plus de flexibilité, de légitimité et d’impact pour les populations.

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1UNECA, « Missing Consensus and Actions at the National Level », dans « Assessing Regional Integration in Africa II : Rationalizing Regional Economic Communities », Economic Commission for Africa, Addis Ababa.
2Amandine Gnanguênon, « Mapping African regional cooperation : How to navigate Africa’s institutional landscape », European Council on Foreign Relations, Policy Brief ECFR/347, 2020.
3Anagramme de la Cedeao en anglais : Economic Community of West African States.
4Cyril Obi, « Economic Community of West African States on the Ground : Comparing Peacekeeping in Liberia, Sierra Leone, Guinea Bissau, and Côte D’Ivoire », African Security, 2009.
5International Crisis Group,« Mettre en œuvre l’architecture de paix et de sécurité (III) : l’Afrique de l’Ouest », rapport Afrique n° 234, 14 avril 2016.
6Centre d’études stratégiques de l’Afrique, « L’évolution du front de la violence des islamistes militants au Sahel », 2025.
7Hamidou Samba Ba, « Gambie : comment la pression militaire de Macky Sall a eu raison de Yahya Jammeh », The Conversation, 2024.
8Jens Herpolsheimer, « The Economic Community of West African States (ECOWAS) : A Region and an Organisation at a Crossroads », Italian Institute for International Political Studies, 2014.
9« ECOWAS Parliament gives a Favorable Opinion to the Adoption of the 2023 Community Budget », Ecowas, 2003.
10Damien Helly, « Stratégies Sahel : L’impératif de la coordination », Centre européen de gestion des politiques de développement (ECDPM), ISS, note d’analyse 76, mars 2015.
11Institute for Security Studies, « Proposed ECOWAS exits leave West Africa at a crossroads », 8 février 2014.