Tout commence au début des années 2010 avec la découverte, au large du Mozambique, de la plus importante réserve gazière exploitable d’Afrique (la neuvième au niveau mondial) : 4 500 milliards de mètres cubes dans le bassin de Rovuma. Si l’entreprise Total (rebaptisée TotalEnergies en 2021) a déjà été brièvement présente dans la zone pour l’exploration pétrolière à partir de la fin 2012, elle ne s’y est implantée pour la production gazière qu’en septembre 2019. Elle y a été précédée par une myriade d’entreprises françaises importantes dans le secteur parapétrolier, pour la prospection, la logistique, les services ou la finance. Or, « aux origines de l’implication française dans l’exploration des hydrocarbures au large du Mozambique, on retrouve un scandale de corruption et de contraction de dettes cachés » lié à des ventes d’armes, souligne un rapport de juin 2020 de l’ONG Les Amis de la Terre intitulé : « De l’eldorado gazier au chaos. Quand la France pousse le Mozambique dans le piège du gaz ».
En 2013, le Mozambique, dirigé par le président Armando Guebuza, lance un emprunt de 850 millions de dollars (plus de 630 millions d’euros à l’époque), officiellement pour se doter d’une flotte de pêche au thon (d’où le nom de « Tuna Bonds » donné localement à cette affaire). Les bateaux sont commandés aux Constructions mécaniques de Normandie (CMN), à Cherbourg, en France, détenues par le milliardaire franco-libanais Iskandar Safa via sa firme Privinvest. « Sur le moment, personne ne relève que les CMN sont spécialisées dans les embarcations militaires et n’ont pas construit de navire pour la pêche au thon depuis 1989 », relève Le Monde Afrique en 20151.
Autre anomalie : le contrat, évalué à 200 millions de dollars, fait l’objet d’un emprunt quatre fois supérieur. Peu importe : en dépit des alertes de militant es contre la corruption, la commande est célébrée à Cherbourg le 30 septembre 2013, en présence du président français François Hollande et de trois de ses ministres, aux côtés du ministre des Finances du Mozambique, Manuel Chang.
Plusieurs millions détournés
En 2016, le Wall Street Journal révèle que deux autres emprunts ont ensuite été souscrits secrètement par des entreprises publiques mozambicaines2. En réalité, ces prêts ont été négociés et directement absorbés par Privinvest, la société mère des Constructions mécaniques de Normandie, et ils sont garantis par l’État du Mozambique sans l’accord du Parlement. Le total atteint 2 milliards de dollars et fait exploser la dette du pays, qui passe de 55 à 140 % du PIB entre 2014 et 2016 ! Le FMI commandite un rapport d’audit qui fait apparaître des détournements massifs. Il gèle ses aides, l’État se retrouve en défaut de paiement et le pays plonge dans la crise économique.
Une enquête judiciaire est d’abord ouverte en 2019 aux États-Unis. En 2023, Manuel Chang a été extradé et il vient d’être condamné par la justice états-unienne. Sur la base des documents et témoignages révélés par cette procédure, l’État du Mozambique a à son tour porté plainte, toujours en 2019, mais contre Iskandar Safa (et la filiale anglaise du Crédit Suisse), et devant une juridiction du Royaume-Uni. L’homme d’affaires, entre-temps devenu propriétaire en France du journal d’extrême droite Valeurs actuelles, est accusé d’avoir corrompu plusieurs hauts responsables du Mozambique avec l’argent des prêts dont il a été le réel bénéficiaire.
Devant la justice anglaise, Safa reconnaît avec un luxe de détails le versement de plusieurs millions qui ont été détournés par des officiels mozambicains. Mais il rejette l’accusation de corruption, assurant que son entreprise avait cru au caractère légal des versements effectués à des entreprises ou à des fonds privés. Il assure également n’avoir été personnellement au courant de rien. Sans doute pour faire étouffer l’affaire, il mentionne parmi les bénéficiaires le nom de l’actuel président du Mozambique, Filipe Nyusi, qui était ministre de la Défense à l’époque. Malgré le décès du milliardaire en janvier 2024, la procédure s’est poursuivie, et le groupe Privinvest, qui a fait appel, vient d’être condamné à de lourdes amendes au bénéfice de l’État mozambicain3.
La France muette et aveugle
« En France, pendant ce temps, un épais silence recouvre l’affaire. La justice française est tout aussi discrète, constate Mediapart en mars 2021. Le Parquet national financier refuse de confirmer l’existence d’une enquête judiciaire sur le contrat naval obtenu par les CMN au Mozambique. Une telle investigation serait pourtant amplement justifiée : Iskandar Safa possède la nationalité française, et l’industrie nationale a profité du contrat. Quels intérêts ce silence vise-t-il donc à protéger ? La France craint-elle que le milliardaire ne donne d’autres noms, comme il vient de le faire auprès du juge anglais ? »
On ne saura donc pas si des entreprises ou des personnalités françaises ont été mouillées dans ce jeu de commissions et de rétrocommissions. En revanche, le rapport des Amis de la Terre montre clairement que les banques impliquées, à commencer par le Crédit Suisse, ne sont pas les seules à avoir fermé les yeux sur le scandale financier :
Très vite, il est devenu évident que derrière les Tuna Bonds se cachait en fait un programme militaire, visant à acquérir du matériel et à proposer des services de surveillance maritime aux compagnies pétrolières et gazières actives dans le canal du Mozambique. […] Le gouvernement français savait […] qu’il s’agissait d’une commande plus large, incluant des contrats d’armement [et] que le prix des bateaux était largement surestimé. […] Au-delà de préserver les intérêts économiques des chantiers navals, il semblerait que le gouvernement français ait explicitement fermé les yeux sur ces achats de navires douteux pour deux raisons supplémentaires. D’une part, la France a des intérêts stratégiques forts dans le canal du Mozambique sur le plan géopolitique. D’autre part, les immenses réserves gazières au large du Mozambique suscitaient les convoitises des industriels français de l’énergie et de la logistique, qui y avaient déjà un pied et avaient intérêt à sécuriser leurs activités.
L’importance des intérêts français en Afrique non francophone est fréquemment brandie par les dirigeants politiques français comme une preuve du caractère obsolète de la Françafrique. En réalité, l’exploitation des hydrocarbures est depuis longtemps très majoritairement réalisée en dehors des anciennes colonies françaises. Le cas du Mozambique, comme celui de l’Angola dans les années 1990, illustre une continuité de la politique africaine de la France au service des intérêts pétroliers et des ventes d’armes.
Des relations plus intenses entre Paris et Maputo
En amont de cette affaire, les liens entre la France et le Mozambique n’étaient pas inexistants, mais restaient faibles, limités pour l’essentiel aux intérêts stratégiques français dans le canal du Mozambique. Il s’agissait notamment de s’assurer de la neutralité du Mozambique sur la question des îles Éparses conservées par la France et revendiquées par Madagascar4. Un accord de coopération bilatérale existe depuis 2004, qui donne lieu à quelques exercices militaires conjoints entre la petite marine mozambicaine et les forces armées que la France maintient de manière permanente dans la zone sud de l’océan Indien.
Les relations s’intensifient après la signature du contrat avec les CMN. En 2015, la France rouvre le service économique de son ambassade au Mozambique pour mieux soutenir les intérêts des entreprises françaises. La même année, François Hollande est le premier chef d’État français à inviter le nouveau président du Mozambique en visite officielle. Ce dernier en profite surtout pour s’entretenir avec le patronat français et le ministre de l’Économie, un certain Emmanuel Macron. Quelques mois plus tard, des officiels français se rendent à leur tour au Mozambique pour tenter de transformer l’essai en matière de coopération économique et sécuritaire.
Le commandant français des Forces armées dans la zone sud de l’océan Indien (Fazsoi) explique au Monde avoir fait des offres de coopération militaire au Mozambique pour l’aider à se doter d’une marine à même de protéger l’exploitation gazière, prévue alors pour démarrer en 2020. Fin 2017, le Trésor français accorde, via Bpifrance, une garantie à l’export de 528 millions d’euros pour soutenir les banques et le parapétrolier franco-américain TechnipFMC impliqué dans le gisement du bloc 4 qui doit être exploité par les firmes Exxon (états-unienne) et Eni (italienne). « Si le contrat ne peut être honoré, ce sont les contribuables français qui paieront », traduit Cécile Marchand, des Amis de la Terre5.
La France s’est depuis engagée à cesser d’octroyer des garanties à l’export pour ce type de projets, mais le soutien politique des autorités françaises au chantier « Mozambique LNG » reste entier, et en totale contradiction avec les engagements pris dans l’accord de Paris sur le climat issu de la COP 21, en 2015. Il va pourtant se renforcer encore avec l’arrivée de TotalEnergies.
Investissement massif sur fond d’insurrection islamiste
En 2019, pour conserver sa place de quatrième major privée de l’industrie pétrogazière devant Chevron et ne pas se retrouver écartée de ce nouvel eldorado, la firme française fait l’acquisition des actifs africains de l’entreprise Anadarko pour près de 4 milliards de dollars. Avec 26,5 % des parts du projet « Mozambique LNG » sur le bloc 1, TotalEnergies en devient ainsi l’opérateur principal aux côtés d’une société d’État mozambicaine et d’autres partenaires aux nationalités diverses. Le financement dépasse les 20 milliards d’euros, ce qui en fait le plus gros investissement privé jamais réalisé par la firme française sur le continent africain.
Il s’agit en particulier de construire deux trains de liquéfaction, d’une capacité de 13,1 millions de tonnes de gaz naturel liquéfié (GNL) par an, et des infrastructures portuaires pour son exportation. La péninsule d’Afungi, dans le Cabo Delgado, est transformée en gigantesque parc industriel. « Si l’on prend en compte l’ensemble de ses émissions, le projet Mozambique LNG pourrait produire entre 3,3 et 4,5 milliards de tonnes d’équivalent CO2 au cours de son cycle de vie, soit plus que les émissions annuelles de gaz à effet de serre de l’ensemble des 27 pays de l’Union européenne », alertent les ONG qui mènent campagne contre ce projet. À quoi il faut ajouter trois autres projets gaziers prévus sur le bloc 4 voisin. De véritables bombes climatiques.
Deux ans avant cette acquisition, en octobre 2017, une insurrection islamiste armée se déclare à l’extrême nord du pays : le mouvement Ansar al-Sunnah attaque plusieurs postes de police. Les racines du conflit sont locales et anciennes. La transformation d’une secte religieuse en mouvement armé, plus connue sous le nom de Shebab (« Les jeunes » en arabe, sans lien avec les djihadistes Shebab de Somalie) tient notamment à la brutalité de la répression policière et rappelle le précédent de Boko Haram au Nigeria. La marginalisation économique de la région du Cabo Delgado, l’abandon de sa jeunesse, l’accaparement des richesses locales par des proches du pouvoir et des entreprises étrangères fournissent un terreau propice à la rhétorique des djihadistes qui leur permet de recruter des combattants et des sympathisants.
Comme au Sahel, le refus de considérer les causes endogènes et l’appréhension de la crise sous le seul prisme sécuritaire ont dans un premier temps contribué à radicaliser le mouvement djihadiste sans nullement l’affaiblir. La population s’est retrouvée prise en étau entre les exactions des forces de sécurité et la brutalité croissante des islamistes. Ansar al-Sunnah a fait allégeance à l’État islamique en 2018, allégeance acceptée l’année suivante. D’abord rattaché à l’État islamique en Afrique centrale, le groupe est depuis 2022 à la tête de la « Province de l’État islamique au Mozambique ».
Pressions étrangères
Dans un premier temps, le gouvernement du Mozambique a joué la carte des sociétés militaires privées en complément de l’action des forces de sécurité (l’armée ne sera en charge du contre-terrorisme qu’à partir de 2021). D’abord Frontier Services Group, dirigé par l’États-Unien Erik Prince (ex-patron de Blackwater), puis le groupe paramilitaire russe Wagner, brièvement déployé fin 2019, et enfin le sud-africain Dyck Advisory Group d’avril 2020 à avril 2021. À mesure que le mouvement djihadiste a gagné en importance, notamment lorsqu’il a commencé à occuper plusieurs localités, à partir de mars 2020, les pressions extérieures pour un recours à une ingérence militaire étrangère officielle n’ont cessé de se renforcer, émanant autant de pays voisins que d’États impliqués dans l’exploitation gazière.
Dans le souci d’incarner l’indépendance nationale aux yeux de sa population, le président Nyusi a d’abord refusé le déploiement de militaires étrangers. Mais en échange d’un soutien logistique et d’une compensation budgétaire, il a mis à disposition d’Anadarko, puis de TotalEnergies, jusqu’à 700 militaires des Forces armées de défense du Mozambique (FADM) pour protéger le chantier « Mozambique LNG ». Dans le même but, la multinationale française, dont la sécurité était alors supervisée par Denis Favier, ex-patron du GIGN et de la gendarmerie nationale, a en outre eu recours à ses propres sociétés militaires privées, formées en partie d’anciens militaires français6.
Après le départ de Wagner, la France a également fait des offres de service en matière de coopération militaire, officiellement pour éviter que l’insurrection ne menace l’île voisine de Mayotte, administrée par la France. Le ministre français des Affaires étrangères d’alors, Jean-Yves Le Drian, s’est rendu à Maputo en février 2020 (premier voyage officiel sur place de la diplomatie française depuis 2002) pour réitérer la volonté française de « renforcer la coopération navale » entre les deux pays. La France a aussi proposé aux services secrets mozambicains de profiter de l’imagerie satellitaire française. Mais aucun nouvel accord de coopération militaire n’a été signé, et le Mozambique a fait le choix du renseignement états-unien.
Avec le Portugal et l’Italie, la France a ensuite manœuvré pour faire accepter, en octobre 2020, le principe d’une mission militaire de formation de l’Union européenne au Mozambique, que ce dernier a accepté dans l’espoir d’obtenir du matériel militaire. La mission EUTM-Mozambique (European Union Training Mission in Mozambique) s’est déployée un an plus tard pour former les forces spéciales mozambicaines engagées dans la lutte contre-insurrectionnelle dans la province du Cabo Delgado. Originellement, elle écartait toute participation des soldats européens sur le terrain, même si le ministre portugais de la Défense, João Gomes Cravinho, n’excluait pas « une intervention immédiate » de quelques pays « s’il y [avait] une urgence ».
Un chantier à l’arrêt
Entre-temps, la menace djihadiste et avec elle les inquiétudes de TotalEnergies sont encore montées d’un cran. Début 2021, selon le journal sud-africain Mail & Guardian, le président Nyusi aurait suggéré à TotalEnergies de demander une présence militaire française pour sécuriser la zone industrielle, mais la France se serait montrée réticente7. Il faut se souvenir qu’à cette période la force française Barkhane était en difficulté au Sahel, et de plus en plus contestée par les populations africaines.
En mars 2021, la ville portuaire de Palma, voisine de quelques kilomètres du site d’Afungi, a été conquise pendant plusieurs jours par les djihadistes affiliés à l’État islamique. Les centaines de soldats d’élite des forces mozambicaines se contentaient jusque-là de protéger les installations de TotalEnergies, et non les civils. L’attaque aurait fait une trentaine de morts, selon les autorités du pays, plus de 1 000 – dont au moins 55 employéenquête indépendante coordonnée par le journaliste Alex Perry. En mai 2024, après une plainte déposée l’année précédente par des rescapé es et des familles de victimes, une enquête judiciaire a été ouverte en France contre la multinationale pour « homicide involontaire » et « non-assistance à personne en danger ». TotalEnergies est notamment accusée d’avoir refusé du carburant aux hélicoptères d’une société de sécurité qui devaient évacuer des civils.
es de sous-traitants de TotalEnergies – selon uneSuite à l’attaque de Palma, le chantier de construction des usines de GNL a dû être évacué, et TotalEnergies a alors fait valoir l’état de « force majeure » qui lui permet de suspendre le projet sans avoir à s’acquitter de pénalités. Les pressions en faveur d’une intervention militaire extérieure se sont encore accrues. « Si la décision était prise de structurer une intervention de la SADC [Communauté de développement d’Afrique australe, NDLR] pour restaurer la pleine souveraineté du Mozambique sur tout son territoire, la France est disponible pour prendre part à des opérations sur la partie maritime », a par exemple déclaré le président français, Emmanuel Macron, en visite en Afrique du Sud. Mais le président Nyusi, réticent à voir son puissant voisin sud-africain s’ingérer dans les affaires intérieures du pays, s’est contenté d’appeler à une aide logistique de la SADC et à davantage de coopération militaire. La même demande a été exprimée en direction de la France et du Portugal dans l’espoir de recevoir du matériel militaire.
Kigali au secours de Paris
Le Mozambique a finalement cédé aux pressions de la SADC en acceptant une mission militaire qui s’est déployée en août 2021. Mais pas avant d’avoir sollicité un autre partenaire inattendu, le Rwanda, dont un millier de soldats et de policiers sont arrivés dans le pays un mois plus tôt (leur nombre augmentera ensuite jusqu’à 2 500). Avec leur appui, les troupes mozambicaines ont repris la ville de Mocímboa da Praia, dont les djihadistes avaient fait leur place forte, et ont sécurisé un périmètre autour du site de TotalEnergies.
L’armée rwandaise a été perçue, notamment en Afrique du Sud, comme un sous-traitant au service des intérêts français sur le sol africain. Il ne fait aucun doute que l’intervention du Rwanda répond à des intérêts propres, qu’il s’agisse entre autres d’accentuer la surveillance des opposants présents dans le pays, d’obtenir un retour économique pour les entreprises liées au Front patriotique rwandais (FPR, parti au pouvoir) ou de consolider sa légitimité et son impunité sur la scène continentale et internationale en raison des services militaires rendus à la « communauté internationale » – le pays est d’ailleurs aussi un très important pourvoyeur de Casques bleus.
Mais l’affirmation de Paul Kagame, qui a assuré que ses troupes n’étaient pas là pour « protéger des projets privés », est peu crédible. Selon Mail & Guardian, c’est la France qui aurait soufflé l’idée au président mozambicain8. Ce que les autorités françaises nient : « La France n’a donné aucun feu vert, orange ou rouge pour cette intervention, assure une source élyséenne. En revanche, dans toutes les conversations entre MM. Macron et Kagame, la question du Mozambique a été évoquée. À chaque fois, les Rwandais nous ont tenus au courant de l’état de leurs discussions avec le Mozambique. » La question aurait ainsi été abordée à l’occasion de la visite officielle du président Macron au Rwanda en mai 2021, deux mois après la parution du rapport Duclert qui scellait le rapprochement diplomatique entre les deux pays. Des journalistes et des chercheurs considèrent que la France a au minimum favorisé cette solution.
Interrogé par un parlementaire, Jean-Claude Mallet, directeur des affaires publiques de TotalEnergies9, a quant à lui réfuté toute action de son entreprise pour réclamer une action militaire française ou favoriser celle du Rwanda. « La seule chose que nous ayons vraiment essayé de dire, c’est : attention, l’armée mozambicaine ne tient pas la route, pour des raisons historiques, affirme-t-il. Si nous avons peut-être exercé une influence, c’est en disant : il serait bon que l’Union européenne puisse développer des actions de coopération. Mais c’était un avis. À cet égard, nous ne prenons aucune décision. »
Intérêts partagés
Après la mission de formation militaire EUTM-Mozambique déjà évoquée, l’Union européenne a accordé un soutien de 20 millions d’euros aux troupes rwandaises au Mozambique, via le mécanisme de Facilité européenne pour la paix (FEP). Ce soutien financier a été adopté à l’initiative de la France, avec le soutien de l’Italie et du Portugal, et malgré l’hostilité de plusieurs pays d’Europe du Nord. Autre retour d’ascenseur : en janvier 2022, le PDG de TotalEnergies, Patrick Pouyanné, a fait escale au Rwanda pour inaugurer l’ouverture d’une antenne locale de l’entreprise et signer un protocole d’accord concernant le développement énergétique du pays. Depuis, des entreprises rwandaises ont été associées aux intérêts de TotalEnergies au Mozambique dans le domaine de la sécurité et du BTP.
Cette convergence d’intérêts pourrait surprendre ceux qui n’ont pas suivi le processus de rapprochement entre la France et le Rwanda commencé sous Nicolas Sarkozy (2007-2012) et poursuivi par Emmanuel Macron après son élection en 2017. La normalisation diplomatique s’est concrétisée avec la nomination, après six ans de vacance du poste, d’un nouvel ambassadeur français à Kigali en juin 2021.
Le déploiement de forces rwandaises au Mozambique a également coïncidé avec la reprise de la coopération sécuritaire, rompue depuis que le FPR avait chassé le gouvernement génocidaire soutenu par la France, en juillet 1994. Un attaché de défense a ensuite été affecté à l’ambassade de France à Kigali en août 2021. Puis, en mars 2022, une délégation rwandaise comprenant le chef d’état-major, le chef des services de renseignement militaire et le chef des opérations et de la formation a été reçue à Paris par le chef d’état-major français des armées. C’est ensuite le patron de la Direction du renseignement militaire (DRM) française qui était attendu à Kigali fin novembre.
Par ailleurs, l’intervention au Mozambique n’était pas la première intervention rwandaise accueillie favorablement par l’Élysée. En décembre 2020, le Rwanda avait déjà envoyé des troupes en Centrafrique pour défendre le régime de Faustin-Archange Touadéra contre plusieurs groupes armés. La France, dont l’influence dans le pays commençait à décliner, avait vu d’un bon œil la présence de ce nouvel allié pour contrebalancer l’ascendance russe du groupe Wagner. En février 2024, alors que la France n’est plus présente et a suspendu sa coopération civile et militaire avec la Centrafrique, la nomination d’une Rwandaise, Valentine Rugwabiza, à la tête de la mission de l’ONU dans ce pays, la Minusca, a été perçue comme « une très bonne nouvelle » par l’Élysée, qui se défend toutefois de l’avoir favorisée.
Pillage et répression
L’action au Mozambique des forces rwandaises, plus respectueuses des civils que les troupes mozambicaines et plus efficaces militairement, a été unanimement saluée. Avec les forces de la SADC, qui sont intervenues plus à l’ouest, elles ont permis de libérer les villes principales et de restaurer une sécurité relative dans certaines zones, notamment celle voisine du site gazier, mais elles n’ont apporté qu’une solution partielle et temporaire au problème. La stratégie des djihadistes s’est adaptée : agissant en petits groupes mobiles, passant du contrôle d’une zone à des tactiques de guérilla, ils ont étendu leur présence géographiquement pour échapper aux représailles. Début 2024, on dénombrait près de 5 000 victimes depuis le déclenchement du conflit et près de 1 million de personnes déplacées.
Rien ne pourra être de toute façon réglé tant que le terreau politique et social qui a permis aux djihadistes de prospérer n’aura pas été pris en compte. Or l’exploitation gazière que ces troupes étrangères ont vocation à sécuriser fait partie intégrante du problème. Alors que les perspectives d’emploi pour la population locale sont très restreintes, celle d’un pillage illimité des ressources locales par les multinationales étrangères dans cette région délaissée alimente la colère. L’exploitation ne bénéficiera qui plus est ni à la région, ni même au pays compte tenu des aménagements fiscaux mis en place et du faible intéressement de l’entreprise nationale impliquée dans le consortium. Par contre, les projets gaziers se sont accompagnés d’une hausse de la corruption et de l’impunité pour le régime du Front de libération du Mozambique (Frelimo). Et d’une répression croissante comme seule réponse aux préoccupations des populations locales et de toutes les voix critiques.
En outre, au moins 550 familles ont été déplacées de force et privées de leurs moyens de subsistance pour permettre l’installation du site gazier d’Anadarko, et plusieurs centaines d’autres agriculteurs ont été affectés. Trois ans après la reprise du projet par TotalEnergies, plus de la moitié des familles concernées n’avaient toujours pas perçu leur faible indemnisation. Ces éléments sont documentés et dénoncés par de nombreuses ONG mozambicaines et internationales qui exigent l’arrêt du projet et de tout soutien politique et financier public ou privé à ce projet d’exploitation de gaz considéré comme climaticide et dangereux pour les écosystèmes locaux.
« Silence complice »
En 2022, pour couper court aux critiques, Patrick Pouyanné a confié une « mission d’évaluation indépendante sur la situation humanitaire dans la province du Cabo Delgado » à Jean-Christophe Rufin, ancien ambassadeur français (au Sénégal notamment) et ex-président d’Action contre la faim (2002-2006), pour déterminer les conditions d’une possible reprise de ses activités dans le pays. Le rapport, rendu public en mai 2023, préconisait entre autres une meilleure prise en compte des populations lésées et une aide en matière de projets de développement qui ne soit pas limitée à la zone limitrophe de l’exploitation gazière. Il s’est en revanche abstenu de traiter des questions relatives au respect des droits humains, ce qui a été localement perçu comme un « silence complice », selon le chercheur João Feijó10.
Rufin a répondu que ces questions excédaient son mandat, mais que son rapport préconisait la rupture des liens entre TotalEnergies et les forces mozambicaines, ce qui valait condamnation implicite de leurs pratiques. « Un lien permanent entre Mozambique LNG et l’armée mozambicaine aurait pour effet, au sens du Droit humanitaire international (Conventions de Genève de 1949 et Protocoles additionnels de 1977), de faire du projet une partie au conflit, peut-on lire dans le rapport. En cas de violation des droits humains, ce lien engage directement la responsabilité du consortium. »
Il était également reproché au rapport de ne pas « indiquer que le grand projet d’exploration gazière a déclenché une forte pression foncière, d’importants déplacements de population, une inflation généralisée et un sentiment d’exclusion chez les autochtones, notamment dans l’accès à l’emploi », résume Le Monde. Conformément aux préconisations du rapport, une fondation baptisée Pamoja Tunaweza (« Ensemble nous pouvons », en swahili), dotée d’un budget annuel de 200 millions de dollars, a été créée pour solde de tout compte, et la multinationale s’est engagée à accélérer les processus de compensation liés aux expropriations. Rufin avait assuré au Monde qu’il vérifierait « ce qui a été réalisé dans les détails ». Depuis, c’est silence radio.
Regain djihadiste
La reprise des activités a été plusieurs fois annoncée en interne chez TotalEnergies mais elle a sans cesse été différée. La multinationale subit de nombreuses pressions pour un redémarrage rapide : de la part du pouvoir mozambicain, qui souhaite qu’elle lève la « force majeure » alors que la prochaine élection présidentielle doit se dérouler fin 2024 ; de la part des autres actionnaires du consortium, notamment indiens, inquiets de la hausse des coûts du projet ; mais aussi d’ExxonMobil, opérateur du bloc 4 voisin de celui de TotalEnergies, ou encore des sous-traitants et des bailleurs de fonds, plusieurs banques se montrant de plus en plus hésitantes à financer les investissements nécessaires. Par ailleurs, plus de 10 millions de tonnes de GNL ont déjà été prévendues à des clients asiatiques et européens (dont EDF).
Mais en dépit de déclarations rassurantes tenues périodiquement par les responsables de la firme, les conditions sécuritaires ne paraissent toujours pas réunies. Malgré les coups très durs qui leur ont été portés, les djihadistes, quoique bien moins nombreux, poursuivent leurs attaques meurtrières. Un regain de leur activité a par exemple été observé dans la zone de déploiement de la force militaire de la SADC (la Samim), qui était sur le départ et dont l’activité avait été réduite à partir de janvier 2024. Le Rwanda a alors porté à 5 000 ses effectifs dans le nord du Mozambique, répondant aussi aux sollicitations de la firme états-unienne ExxonMobil.
Cette présence est ambivalente pour TotalEnergies : elle est à la fois une bouée de secours et une source d’inquiétude. Cette dépendance sécuritaire risque de conférer au Rwanda un pouvoir de pression démesuré sur les firmes et les pays engagés dans l’exploitation du gaz. Ces derniers peuvent par ailleurs se voir accuser de cautionner les agissements de leur allié en République démocratique du Congo (RDC), où la rébellion du M23 est militairement soutenue par le Rwanda.
L’épine rwandaise
Dans une tribune publiée dans Le Monde en juin 2023, Philippe Bolopion, directeur de cabinet au sein de l’ONG Human Rights Watch, dénonçait l’impunité dont pouvait se prévaloir le Rwanda en RDC pour cause de services rendus au Mozambique :
De nombreux gouvernements voudraient distinguer la contribution rwandaise au maintien de la paix de sa complicité manifeste dans les atrocités commises dans l’est du Congo. Mais les deux sont intrinsèquement liées. Pour preuve, le général major Alex Kagame, nouveau commandant de la force opérationnelle conjointe des Forces rwandaises de défense (Rwanda Defence Force, RDF) au Mozambique, était auparavant chargé d’une division qui, selon le groupe d’experts de l’ONU, porterait la responsabilité d’une attaque des forces rwandaises contre une position de l’armée congolaise.
En direction des autorités françaises, il ajoutait : « Retisser des liens avec le Rwanda ne devrait pas se faire aux dépens des victimes des atrocités en cours en RDC. »
Le président de la République démocratique du Congo, Félix Tshisekedi, a dénoncé le soutien européen apporté à l’action rwandaise au Mozambique. En visite officielle en France fin avril 2024, il affirmait avoir mis en garde Emmanuel Macron : « Une mise au point s’imposerait si nous nous rendions compte que les contingents rwandais envoyés au Mozambique et assistés par l’État français étaient ensuite dirigés pour nous faire la guerre en RDC. Cela provoquerait un risque de crise diplomatique évident avec Paris »11.
La France tente depuis plusieurs mois d’adopter une position diplomatique plus équilibrée entre la RDC et le Rwanda. En février 2023, pour la première fois, un communiqué de la diplomatie française a « condamn[é] la poursuite des offensives du M23 avec le soutien du Rwanda, et la présence des forces rwandaises sur le territoire congolais », et appelé « les forces armées de RDC [à] cesser toute collaboration avec les FDLR, mouvement issu des milices ayant commis le génocide perpétré contre les Tutsi au Rwanda en 1994 ». Mais le président Macron rechigne à réaffirmer publiquement cette position, même à l’occasion de sa visite officielle en RDC en mars 2023, où il s’était permis de faire publiquement la leçon à son homologue congolais sur la gestion de la crise sécuritaire.
Surtout, en vertu d’un rôle de médiateur qu’il entend jouer, Macron se refuse à franchir le pas d’une demande de sanctions internationales contre le Rwanda, réclamées par Tshisekedi. Ce dernier fait systématiquement le parallèle entre l’agression de l’Ukraine par la Russie et celle de la RDC par le Rwanda.
Une diplomatie entre deux feux
La mise en balance des intérêts français liés à la RDC avec ceux liés au Rwanda explique sans doute la position française. Une coopération militaire institutionnelle, mais aussi portée par des acteurs privés de la sécurité, existe entre la France et la RDC, mais, pour l’instant, cette aide française est limitée et discrète. Les intérêts économiques français se développent en RDC, mais restent également modestes. Aux yeux des responsables français, le marché potentiel et l’importance des richesses naturelles du pays nécessitent que l’on n’insulte pas l’avenir, mais la volonté de ne pas compromettre le rapprochement diplomatique opéré ces dernières années avec le Rwanda en tentant de tourner la page des accusations de complicité de génocide portées contre Paris, la perspective d’en faire un allié militaire en Afrique et l’importance des investissements immédiats au Mozambique l’emportent généralement.
Ainsi la France appuie-t-elle la nouvelle demande de financement européen de 20 millions d’euros que le Rwanda a déposée début 2024 pour soutenir sa présence militaire contre l’État islamique au Mozambique, même si celle-ci fait de plus en plus fortement débat. Le Portugal et l’Italie ont soutenu cette demande, mais d’autres pays, comme la Belgique, s’y sont opposés. La décision, prévue début juillet et qui requiert l’unanimité des pays membres de l’UE, a été ajournée.
D’une part, à la suite de la publication du dernier rapport des experts de l’ONU, des discussions se sont ouvertes pour « élargir les sanctions de l’UE contre des responsables rwandais pour leur implication dans la guerre déclenchée par le M23 », selon le site Africa Intelligence. D’autre part, certains pays ont été particulièrement irrités par l’immixtion du Rwanda dans le processus de désignation d’un nouveau représentant spécial de l’Union européenne pour la région des Grands Lacs. Paul Kagame a en effet fait pression sur certains États membres en avril 2024 pour faire capoter la nomination d’un représentant belge. La France a ainsi retiré son soutien à ce dernier et réintroduit la candidature de Christophe Bigot, ex-directeur Afrique et océan Indien au ministère des Affaires étrangères. C’est finalement un diplomate suédois qui a été choisi. Le Rwanda a donc eu gain de cause.
Cependant, si certains pays européens rechignent à voir le Rwanda bénéficier de financements européens pour sécuriser les projets gaziers de TotalEnergies et des autres multinationales au Mozambique, cela ne signifie nullement une remise en cause du soutien accordé à ce projet, y compris militairement. Sous couvert de favoriser la gestion des « affaires africaines […] directement par les Africains eux-mêmes », surtout si « au passage, cela protège également les intérêts [des] entreprises [européennes] » (dixit un diplomate européen12), le soutien financier à l’armée mozambicaine s’est ainsi accru, et le mandat de la mission militaire européenne au Mozambique a évolué. Après avoir formé les forces spéciales, la mission est reconduite jusqu’en juin 2026 et devient « une mission d’assistance » (EU Military Assistance Mission Mozambique, EUMAM Mozambique).
Objectif : assurer le mentoring et soutenir le déploiement de la Quick Reaction Force (QRF) de l’armée mozambicaine. Autrement dit, « ce nouveau format permettrait aux troupes de l’UE d’être déployées sur le terrain des opérations », selon Africa Intelligence13. Un pas supplémentaire vers la militarisation de l’extractivisme sur le continent.
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1Adrien Barbier, « De Cherbourg à Maputo, les millions disparus de la Compagnie mozambicaine de thon », Le Monde Afrique, 17 juillet 2015.
2Matt Wirz, Julie Wernau, « Tuna and Gunships : How $850 Million in Bonds Went Bad in Mozambique », The Wall Street Journal, 3 avril 2016.
3Dans son jugement rendu le 29 juillet 2024, le juge Robin Knowles conclut que le Mozambique doit recevoir un paiement de 825 millions de dollars de la part de compagnies liées à Privinvest et à Iskandar Safa. Une indemnité de 1,5 milliard de dollars doit également être destinée à ses banques et créanciers.
4Benjamin Auge, « Mozambique : les défis sécuritaires, politiques et géopolitiques du boom gazier », Études de l’Ifri, août 2020.
5Cyril Bensimon, Nabil Wakim, « Mozambique : comment le soutien de la France à l’industrie gazière accentue la militarisation du pays », Le Monde Afrique, 15 juin 2020.
6Jean Guisnel, « Ces deux crises majeures qui contrarient la stratégie de Total », Le Point, 6 avril 2021.
7Vijay Prashad, « Rwanda’s military is the French proxy on African soil », Mail & Guardian, 12 septembre 2021.
8Article cité plus haut.
9Conseiller spécial de Jean-Yves Le Drian au ministère des Affaires étrangères, Jean-Claude Mallet a été recruté par Total en mai 2019 pour occuper le poste de directeur des affaires publiques, en charge des relations avec les pouvoirs publics, dont il est lui-même issu. Son cas illustre la pratique des « portes tournantes » : de nombreux hauts fonctionnaires, notamment du Quai d’Orsay, vont aller travailler un temps au sein de TotalEnergies avant de revenir au ministère des Affaires étrangères.
10Pierre Lepidi, « Au Mozambique, TotalEnergies prêt à relancer son mégaprojet gazier malgré la menace djihadiste », Le Monde Afrique, 6 juillet 2023.
11Yves Thréard, « Le président de la RDC, Félix Tshisekedi, au Figaro : « Une guerre avec le Rwanda est possible » », Le Figaro, 2 mai 2024.
12Philippe Jacqué, « Malgré les pressions congolaises, l’UE discute d’une poursuite de son soutien à l’armée rwandaise au Mozambique », Le Monde, 25 juin 2024.
13« Mozambique. Cabo Delgado : la mission militaire de l’UE se cherche un nouvel avenir », Africa Intelligence, 4 janvier 2024.