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En Turquie, des étudiants africains sur les bancs de l’Église de la Rivière

Reportage · Les élèves en provenance d’Afrique sont de plus en plus nombreux dans ce pays dont l’influence ne cesse de croître sur le continent. Parmi eux, certains de confession chrétienne ont trouvé du soutien auprès de l’Église évangélique de la Rivière, à Istanbul, où ils s’investissent bénévolement.

L'image montre une scène de cérémonie de remise des diplômes dans un auditorium. Plusieurs diplômés sont présents, portant des toges de différentes couleurs : certaines en bordeaux et d'autres en bleu. Ils sont debout en ligne, avec des expressions qui expriment à la fois la fierté et l'anticipation. Un homme, vraisemblablement un responsable de l'établissement, se tient devant eux, en train de poser une main sur la tête d'une diplômée avec des cheveux bouclés et roux. Les autres diplômés lèvent les mains, soit pour montrer leur gratitude, soit en signe de célébration. En arrière-plan, des personnes supplémentaires assistent à l'événement, complétant l'atmosphère festive de cette occasion mémorable.
Cérémonie en l’honneur des nouveaux diplômés, août 2025.
© River Church Istanbul

Elles sont cinq sur scène à chanter en chœur sur un rythme entraînant. Clavier, guitare, basse et batterie les accompagnent. « Nehirde yaşam bulduk ! Nehirde yaşam bulduk ! » (« nous avons trouvé la vie dans la rivière ») : les paroles sont diffusées sur deux grands écrans de part et d’autre de la scène, façon karaoké. Elles sont reprises par toute l’audience qui danse et lève les bras vers le ciel. Le prochain chant a des notes plus dramatiques. Les paumes toujours en l’air, quelques fidèles sont tombés à genoux. Des larmes coulent sur leurs joues.

Les louanges vont durer plus d’une heure et alterner entre anglais, turc et français. La chorale laisse ensuite la place à un jeune homme d’une vingtaine d’années, costume beige et cravate, qui joue le rôle de maître de cérémonie et annonce l’agenda des prochaines semaines : les « groupes de vie » du mardi, le culte du mercredi en turc, la prière du jeudi… avant de dresser le bilan des activités des agents du réveil, comprendre les activités d’évangélisation, qui se traduisent par 214 personnes « atteintes » et 79 « âmes sauvées ». Puis, c’est au tour du pasteur de monter sur l’estrade et d’entamer un long prêche en anglais, instantanément traduit en français par un jeune fidèle qui marche dans ses pas.

Ce culte dominical est retransmis en direct sur les réseaux sociaux de l’Église de la Rivière (Nehir Kilisesi en turc, River Church en anglais), une Église qui se présente comme pentecôtiste et non dénominationnelle, c’est-à-dire « sans étiquette ». Nehir Kilisesi est la branche turque d’un réseau d’Églises issu d’une organisation pentecôtiste basée à Tampa, en Floride, depuis le milieu des années 1990. Elle dérive de la « Bénédiction de Toronto », associée à des évènements surnaturels intervenus lors d’un service de l’Église Vineyard de l’aéroport de Toronto en 1994. Elle a été établie en 1999 par Corey Güçlü Erman, un Turco-États-Unien né dans une famille musulmane et instruit à l’école biblique de River Church à Tampa, et par sa femme Rose, une Turque convertie en Corée du Sud. Nehir Kilisesi est l’une des Églises évangéliques pionnières à Istanbul, où l’on compte une quarantaine d’organisations, dont une partie africaine.

« Rencontre avec le Saint-Esprit »

Armand Aupiais, socio-anthropologue et auteur d’une thèse sur l’évangélisme à Istanbul, qualifie l’Église de « turco-nigériane », en raison de son leadership partagé entre trois couples : les pasteurs Corey et Rose, les parents de Corey et les pasteurs Godwill et Priscillia, un couple de Nigérians arrivés en Turquie dans les années 1990.

Formé à l’école biblique de la Rivière à partir de 2000 après une carrière de footballeur interrompue « par la rencontre avec le Saint-Esprit », Godwill devient « pasteur assistant » du pasteur Corey au début des années 2010. Il prend ensuite la place de pasteur principal en 2019 lorsque Corey retourne en Floride, dans un contexte marqué par l’expulsion de protestants étrangers.

« Elle [Nehir Kilisesi] est singulière au sein du paysage évangélique turc et à Istanbul, explique Armand Aupiais. Elle se démarque par des référents théologiques et liturgiques particuliers mais aussi par la mixité de ses fidèles. C’est une Église qui regroupe les populations évangéliques historiquement les moins établies : les Turcs convertis et les immigrés. »

Une « mauvaise réputation » à Istanbul

Les Églises issues de la « Bénédiction de Toronto » se caractérisent par une expérience spirituelle intense, des extases religieuses et des accès d’euphorie qui prennent la forme de rires incontrôlables, voire de cris d’animaux. « Cette influence et les ressources venues des États-Unis lui donnent mauvaise réputation à Istanbul, où la majorité des Églises ont moins de moyens et de visibilité », poursuit le socio-anthropologue.

Depuis 2023, Nehir est enregistrée comme Fondation religieuse (vakıf) et a emménagé dans un immeuble du quartier de Levent, où elle dispose de deux étages. Malgré sa reconnaissance légale, aucun signe de son existence sur la porte de l’immeuble. Il faut connaître. Et elle semble l’être des Africains de la ville et, désormais, des étudiants, dont le nombre a rapidement augmenté ces dix dernières années en Turquie. Selon les statistiques du Conseil de l’enseignement supérieur (Yükseköğretim Kurulu), ils sont passés d’un peu moins de 5 000 pour l’année universitaire 2013-2014 à 37 000 pour l’année 2024-2025.

Cela est le résultat d’une politique d’ouverture à l’Afrique lancée au début des années 2000, fondée initialement autour d’activités éducatives. Au tournant des années 2010, la mise en place d’une politique d’internationalisation de l’enseignement supérieur en Turquie a libéralisé l’enrôlement d’étudiants étrangers dans les universités turques. L’abandon d’un examen d’admission centralisé et national au profit d’un examen propre à chaque université, conjugué à l’essor des établissements privés, a permis le développement de nouveaux parcours pour les étudiants subsahariens désireux d’étudier à l’étranger.

Attaques racistes et harcèlement

Pourtant, les expériences de ces étudiants en Turquie marquent les limites du « soft power » turc en Afrique. Les positions nationalistes des dernières campagnes électorales (2023 et 2024) ont mis la pression sur les étrangers, soumis à d’importantes difficultés administratives pour renouveler leurs papiers et visés par des contrôles de police à répétition.

L’assassinat de Dina1 en mars 2023, une Gabonaise de 17 ans, étudiante à l’Université de Karabük, a particulièrement secoué la communauté des étudiants africains dans le pays. Cette dernière s’est alors mobilisée sur les réseaux sociaux avec la campagne #JusticePourDina, insistant sur les attaques racistes et le harcèlement sexuel dont l’étudiante avait attesté être victime. Depuis, sur leurs chaînes YouTube, certains alertent sur leur expérience du racisme dans le pays.

En outre, leurs conditions matérielles ont été considérablement dégradées par la crise économique que traverse le pays. Face à la multiplication des difficultés, l’Église de la Rivière tient le bon rôle. « River Church, c’est plus qu’une Église, c’est un moyen de communier, témoigne Astrid. On ne s’en rend pas compte mais, ici, c’est facile de sombrer dans la dépression ! Venir à River Church, ça a changé ma vie, sur tous les plans. » Cette étudiante-entrepreneuse camerounaise se rend aux deux cultes hebdomadaires, le mercredi et le dimanche. Chaque lundi soir, elle sort dans la rue pour évangéliser et travaille bénévolement pour l’équipe média. Gloria et Sophie sont elles originaires du Congo-Brazzaville. Elles étudient toutes les deux dans une université privée d’Istanbul, et chantent tous les dimanches aux deux services ainsi que le mercredi soir. Le samedi, elles répètent.

Des célibataires disponibles et mobilisables

Les étudiants constituent la principale main-d’œuvre de l’Église. La grande majorité d’entre eux participe bénévolement au travail évangélique, dans l’équipe d’adoration, l’équipe média ou l’équipe d’évangélisation. Les jours de culte, chacun est à son poste et assume très professionnellement sa mission : comité d’accueil, placement des fidèles, équipe de louanges sur scène, captation de vidéos et de photos, traduction instantanée en turc, en anglais ou en français.

« Les étudiants ne sont pas des fidèles comme les autres, reprend Armand Aupiais. Généralement, ce sont des individus seuls, des célibataires, donc disponibles et mobilisables pour le travail évangélique dans une Église comme River qui institue le célibat et qui tire profit de leur situation. »

Tous et toutes participent à cette Église aux allures de petite société de production, qui doit aussi son essor aux médias sociaux. Sur Facebook, Instagram et YouTube, elle est suivie par un peu plus de 5 000 personnes et publie quotidiennement. Chaque culte est retransmis en direct, et un système permet la participation financière des fidèles en ligne par transfert d’argent. Des activités plus inattendues sont également organisées, comme les Business Kingdom Fellowship, pour « apprendre à entreprendre dans le chemin du Royaume ». Chaque mois, un atelier est organisé autour d’un entrepreneur chrétien qui témoigne de son parcours.

« À River, on est invités à bosser »

La plupart des étudiants en Turquie sont actifs. Si certains trouvent des emplois pour financer leur quotidien et les frais universitaires, d’autres développent de véritables petits business. Certains confient d’ailleurs être venus en Turquie essentiellement à cette fin. Liberty, originaire du Congo-Kinshasa, participe à la « plateforme des jeunes » de l’Église. « C’est une plateforme où on aide les étudiants africains de la diaspora. Ceux qui viennent juste d’arriver ne savent pas toujous reconnaître leur gauche de leur droite. Nous avons des activités de mentorat, des séminaires pour leur carrière, des séminaires sur le business, sur la possibilité d’entreprendre. » Diplômé depuis quelques années, il est parvenu à monter son entreprise d’e-commerce en partie grâce à des investisseurs rencontrés à l’Église. Il espère pouvoir déménager son entreprise à la Silicon Valley.

Ces prêches en faveur de la prospérité et de l’abondance plaisent à Astrid. « À River, il n’y a pas de paresse ; on est invités à bosser. C’est vraiment une Église qui te transforme. Moi, je n’aurais jamais imaginé évangéliser comme ça dans la rue  », remarque-t-elle en riant.

Bien que chrétiens, nombre d’entre eux ne fréquentaient pas d’Églises évangéliques dans leurs pays d’origine et se sont convertis en Turquie. Si beaucoup disent avoir rejoint Nehir après un rêve ou une vision, ils finissent généralement par admettre qu’une connaissance leur en avait aussi parlé.

Le prêche du mercredi soir commence par un rappel à l’ordre. « Je vois certains d’entre vous qui ont abandonné la prière. Est-ce qu’un bûcheron qui voudrait abattre un arbre ne taperait qu’une fois ? Non ! Il tapera et tapera encore, avec discipline, au même endroit, pour espérer faire tomber l’arbre. Vous devez prier sans vous arrêter ! » Les fidèles sont invités à venir participer dès le lendemain à une prière de neuf heures et à relayer sur leurs réseaux sociaux les préparatifs de l’Avrasya Kamp [Camp Eurasiatique], début décembre.

À l’occasion de ce grand évènement annuel de l’Église, Nehir Kilisesi accueille des couples de pasteurs et des fidèles du monde entier. Le pasteur fondateur Corey et sa femme Rose viennent de Floride. Depuis les États-Unis, lorsqu’il ne diffuse pas des contenus complotistes et antisémites sur les réseaux sociaux, le pasteur Corey officie à River Church West Palm Beach, une Église du même réseau.

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1Le 25 mars 2023, le corps de la jeune Gabonaise Jeannah Danys Dinabongho Ibouanga, surnommée Dina, a été retrouvé dans la rivière de Filyos, à proximité de l’université de Karabük, où elle étudiait. En décembre 2024, l’unique suspect, Dursun A., un Turc de 55 ans qui a reconnu avoir pris Dina en auto-stop le soir de sa disparition après qu’elle s’est enfuie du sous-sol de sa résidence, a été acquitté par le tribunal de Karabük.

2Le 25 mars 2023, le corps de la jeune Gabonaise Jeannah Danys Dinabongho Ibouanga, surnommée Dina, a été retrouvé dans la rivière de Filyos, à proximité de l’université de Karabük, où elle étudiait. En décembre 2024, l’unique suspect, Dursun A., un Turc de 55 ans qui a reconnu avoir pris Dina en auto-stop le soir de sa disparition après qu’elle s’est enfuie du sous-sol de sa résidence, a été acquitté par le tribunal de Karabük.