Certains Italiens aiment dire de la Calabre que l’on ne fait qu’y passer. Située à l’extrême-sud de la botte, la région, bien que bordée tout le long de ses 800 km de côtes par la Méditerranée, ne jouit pas auprès des touristes de la même popularité que ses voisines méridionales, les Pouilles et la Sicile. Détruite à plusieurs reprises par des tremblements de terre et berceau de la plus puissante mafia du monde, la ‘Ndrangheta, la Calabre, dont l’économie légale traîne toujours derrière les gains parallèles, semble s’être figée dans un tableau post-catastrophe. Au pied des cascades et des forêts de son enfilade de parcs nationaux, tout semble cohabiter sans jamais fusionner : l’eau omniprésente et la terre craquelée, le fer rouillé et les dédales de palmiers, le béton nu et les oliveraies.
Il suffit d’emprunter la nationale 18, qui relie Naples et Reggio de Calabre, pour s’en rendre compte : entre les carcasses de béton nu et les échoppes de panini, les oliviers et les agrumes sont partout. Citrons, oranges, mandarines, clémentines, bergamote : à elle seule, la région produit un quart de la production nationale. « Alors, c’est sûr, il y a toujours du travail. » Bamba, Sénégalais, la trentaine, est arrivé il y a quatre ans dans la région. Depuis, « comme tous les Noirs », il « fait les saisons » dans les champs. « Là, on a terminé les mandarines, ce sont les oranges. Ensuite il y aura les citrons, puis les kiwis. Et après il faudra replanter, tailler. En fait, il y a toujours quelque chose à faire. » Et comme quelque 300 autres Africains ces temps-ci, le soir après sa journée de labeur, il rentre au tendopoli (littéralement : « la ville de tentes ») de San Ferdinando.
En près de quinze ans d’existence, ce lieu a vu ses occupants changer au fil des saisons, mais son emplacement, lui, est resté le même, coincé au fond d’un cul-de-sac entre le port de Gioia Tauro et la commune de Rosarno – une zone infestée par la ‘Ndrangheta. Aujourd’hui, le tendopoli fait presque partie du paysage. Le long des routes qui bordent la zone portuaire, on s’est habitué au balai des bicyclettes de ces travailleurs venus de loin. « Oh, il y en a des bons et des moins bons, comme partout », glisse Salvatore, campé derrière le comptoir de son magasin d’alimentation. À l’entrée du bidonville, des conseillers juridiques assurent des permanences deux jours par semaine dans une cabane en bois. La Caritas passe quant à elle déposer régulièrement des sacs de nourriture. C’est à peu près tout.
« Un travail difficile que les Italiens ne veulent plus faire »
En ce dimanche de janvier, la température n’excède pas les 10 °C. Durant la nuit, les premières neiges de la saison sont venues recouvrir les cimes de l’Aspromonte. Alors on s’affaire entre les allées du campement : le bois a été rassemblé à l’aube, et les flammes crépitent désormais dans les barils et les seaux de fer. Mais les flammes peuvent rapidement devenir impitoyables. En janvier 2018, un incendie a ravagé presque l’intégralité des cabanes du campement, réduisant en cendres tous les papiers des habitants, mais surtout emportant la vie d’une Nigériane de 26 ans, Becky Moses, dite « Amina ». Un an plus tard, à quelques semaines d’intervalle, les vies de Moussa Ba, un Sénégalais de 29 ans, et de Surawa Jaithe, un Gambien de 17 ans, ont également été emportées par les flammes. Extrême vétusté des habitations, vent mauvais, surcharge du système électrique, scène de jalousie… Les explications varient. Les vies, elles, sont perdues pour de bon.
Cette fois, il s’en est de nouveau fallu de peu. Joseph le sait, « ça aurait pu être pire ». Mais bon, l’homme de 38 ans, qui a quitté son Soudan natal peu après le coup d’État d’Omar Al-Bachir, en 1991, a tout de même du mal à se réjouir. Son visage a été entièrement brûlé par une explosion il y a cinq jours, alors qu’il tentait de rétablir le courant dans le campement. Après une nuit à l’hôpital, il a aussitôt repris le chemin du tendopoli. Bamba, affairé dans la cuisine à compter ses œufs, s’emporte. « Franchement, c’est normal, de le laisser rentrer ici comme ça ? Dehors dans le froid, sans le soigner, sans savoir s’il peut prendre une douche ? Il ne peut plus aller travailler, comment il mange ? »
Joseph, lui, semble faire contre mauvaise fortune bon cœur : son patron, Peppe, « est un bon ». Il a non seulement promis de venir le voir, mais aussi de l’emmener en voiture à l’hôpital pour faire changer ses bandages. Car les « bons » patrons, ce n’est, aux dires de Bamba et de Joseph, pas souvent qu’on tombe dessus. La cagette de mandarines est ces temps-ci payée entre 1,80 et 2 euros au noir, affirment-ils. « C’est un travail difficile que les Italiens ne veulent plus faire, donc il n’y a plus que des Africains dans les champs. Et pour les patrons c’est pratique : comme on a souvent des problèmes avec nos papiers, ils savent qu’on est obligés d’accepter de travailler illégalement si on veut s’en sortir, lance Bamba. Ce n’est pas dans leur intérêt d’encourager notre indépendance. » Si quelques rares coopératives agricoles tentent d’inverser la tendance, la plupart du travail dans les champs en Calabre est en effet encore largement régi par le système du caporalato, une gestion mafieuse qui repose sur l’exploitation de travailleurs précaires, souvent étrangers. Rien qu’en 2023, 205 entreprises ont été sanctionnées, et 27 suspendues, dans la seule plaine de Gioia Tauro.
Tout s’achète, tout se loue
Son travail, Joseph en est néanmoins très fier. Pour preuve, il dégaine aussitôt son téléphone portable. Son album photos est rempli de clichés de fruits et de légumes pris à différents stades de la pousse, de carrés de laitues, de serres de tomates. Il faut attendre le froid pour les pommes, bien tailler les feuilles de piments, espérer six épis de maïs par arbre. Récemment, Joseph a réussi à faire pousser sur le même arbre des oranges sur la droite, des citrons sur la gauche. Il ne retrouve pas la photo, mais son sourire, lui, est revenu. En Calabre, il a aussi trouvé du gombo : à ajouter à la toute fin de la cuisson, après avoir fait fondre la viande marinée dans de la sauce tomate.
C’est d’ailleurs bientôt l’heure de déjeuner. Bamba se lève pour aller sacrifier l’une de ses cinquante volailles qu’il élève dans le poulailler juste à côté. Avant, sa sœur, Sofia, la seule femme du campement, cuisinait souvent. Depuis qu’elle a trouvé un travail dans un restaurant et un appartement à Gioia Tauro, les hommes se relaient.
Lamine, lui, s’occupe des pousses de salades. Elles sont plantées entre deux tentes, dans un carré de terre de la taille d’un bac à jouets. C’est son frère qui, du temps où il était encore à San Ferdinando, en avait eu l’idée. « Je l’ai regardé faire, et puis j’ai continué. J’espère que quand je m’en irai moi aussi, il y aura aussi quelqu’un pour reprendre. » Tout, au tendopoli, a été construit par les habitants : les habitations, des fondations aux isolants, souvent à l’aide de branches d’arbres et de cartons, mais aussi les trois magasins de réparation de vélos, la station d’eau chaude, le bar, le salon de coiffure et, tout au fond, à gauche, la mosquée. Ce matin-là, le soleil pénètre à travers la fenêtre de la façade sud et vient baigner de lumière les arabesques des tapis persans.
Au fil du temps, une micro-économie a vu le jour entre les tentes et les baraquements. Tout s’achète, et tout se loue : 50 centimes pour une douche à l’entrée ou une charge de téléphone, 1 euro les trois œufs chez Bamba – soit la moitié de la recette d’une cagette de mandarines. Pour s’offrir Nero, un mouton noir, il a investi : 50 euros. « Pas cher pour un copain », sourit-il. Un jour, il fera office de dîner. En attendant, c’est surtout lui qui mange, « beaucoup, de tout et tout le temps ». Depuis que Nero a rejoint le campement, il y a quelques mois, il a pris pas mal de kilos, en témoignent les vidéos qui défilent sur le smartphone de son propriétaire. Le chat noir s’appelle Micky. Comme ses congénères, des dizaines au tendopoli, il fait fuir les rats. Les chiens, eux, se réunissent en meute et se mettent à aboyer avec la nuit.
« Ce sont les injustices qui rendent les gens mauvais »
Dans ce cocon fragile de tôles et de barbelés, le monde extérieur, comme le feu, passe parfois rapidement de l’état de complice à celui d’adversaire. Posté devant les précieuses cuves d’eau à l’entrée, un homme, qui semble s’extraire du campement comme une figure dominante, refuse tout échange. « J’ai 47 ans, donc j’ai eu le temps de comprendre. Les gens qui vont et viennent ici pour soi-disant aider, on les connaît par cœur, et personne ne nous a jamais aidés. Si tu ne m’aides pas, c’est simple, je ne t’aide pas non plus, tranche-t-il dans un français parfait. Sorry, je n’ai pas le temps. Il faut partir, maintenant. »
À quelques encablures de là, Norbert, Burkinabé d’un bon mètre quatre-vingt-dix à l’allure élancée, se montre plus loquace. « Nouveau » à San Ferdinando, il a longtemps vécu en France et connaît Paris « comme [s]a main ». Des stations de métro aux ministres, le quadragénaire plante le décor de son passé d’une voix monocorde, rapidement teintée d’amertume. « Le problème de la France, c’est qu’il n’y a aucune volonté d’intégrer les gens. On te parle de droits, de contrat de travail, au final : rien, lance-t-il. Qui fait le sale boulot, dans le BTP, la restauration ? Les Noirs. Qui se lève à 5 heures ? Les Noirs. Des sans-papiers, dont les patrons profitent. Ce sont eux qui cautionnent, eux qui refusent de faire les fiches de paye. Les vrais mafieux, ce sont eux. »
Ancien militant en Afrique de l’Ouest, Norbert dit être aujourd’hui réfugié politique en Italie, un pays dont les dirigeants ne lui inspirent guère plus de sympathie. « Pourquoi est-ce qu’ils ne déclarent pas les contrats des gars ici ? C’est quoi l’objectif, qu’on se mette à vendre de la drogue ? S’ils continuent, pas de problème, on le fera. Mais à qui ça profitera ? Pas aux Italiens, pas à la région calabraise, pas à nous. À la mafia, c’est tout. Il faut arrêter de dire que les gens sont mauvais, ce sont les injustices qui rendent les gens mauvais. »
Mansour, lui non plus, n’a pas été convaincu. Après un mois de récolte dans la plaine de Gioia, il repartira demain en Toscane, plus au nord, où il réside. Arrivé en Italie « comme tout le monde, avec les zodiacs », il a d’abord travaillé en Sicile « pour les olives », puis il a fait faire ses papiers à Bergame, dans le nord de l’Italie, et s’est installé à Livourne (en Toscane, donc). Pour de nombreux travailleurs étrangers, après quelques années en Italie, l’horizon se rétrécit à celui des récoltes. Les olives siciliennes, elles, poursuivront leur route jusqu’aux tables de certains grands chefs, les tomates de la Basilicate se videront dans des millions de bocaux de sauce, le lait des bufflonnes des marais pontins terminera en mozzarella DOP. Bien qu’apprécié dans le monde entier, ce terroir local se fraie rarement un chemin jusqu’aux assiettes de ses cultivateurs. « Franchement, on n’a pas le temps d’aller en ville goûter les spécialités locales. Tu te lèves tôt le matin, tu achètes ton pain pour manger le midi, tu rentres et tu dors, c’est tout. »
Espoirs d’égalité
Quand Mansour était encore adolescent, et qu’il vivait au Sénégal, tout près du tendopoli qui n’existait pas encore, des travailleurs étrangers avaient pourtant tenté de faire bouger les choses. Après que des saisonniers avaient été visés par des tirs en rentrant des champs, des centaines d’entre eux avaient défilé le long de la nationale 18 pour réclamer de meilleures conditions de travail. Le vent d’égalité, ce 7 janvier 2010, avait soufflé jusqu’au bilan des blessés : 18 policiers, 14 habitants et 21 ressortissants extra-communautaires. Puis des bus ont emporté des centaines de saisonniers vers Bari et Naples, et le ministère de l’Intérieur a créé un village de grandes tentes bleues en périphérie de la ville pour ceux qui sont restés.
Le tendopoli s’est, faute de solutions structurelles, transformé en bidonville avant de redevenir une ville de tentes, puis à nouveau un bidonville. Encore aujourd’hui, les projets et les fonds ne manquent pas : ici, 12 millions d’euros pour un « écovillage » destiné à accueillir les travailleurs saisonniers ; là, 4,7 millions pour la mise en place, entre autres, de structures d’orientation et de formation. Le nouveau maire, Luca Gaetano, qui assure faire « du devoir de redonner dignité et qualité de vie à ces travailleurs » une priorité, se félicite d’avoir installé, grâce à 250 000 euros de fonds gouvernementaux, un nouveau système électrique « très sûr » capable de fournir en énergie « toutes les tentes et huttes » du baraquement. « Mais la semaine dernière, la plupart des tentes étaient encore dans le noir », observe l’un des avocats responsable des permanences juridiques.
À observer Nero déambuler entre les tapis de câbles électriques qui jonchent le sol, le vent d’égalité, comme l’espoir, semble une fois de plus être retombé au tendopoli. Mais même sans courant, il reste les générateurs. Et même sans générateur, il y aura toujours des piles. Alors ce soir-là, l’enceinte diffuse quand même August Town, le chant de la star jamaïcaine Duane Stephenson.
Nous avons mangé dans la même marmite, nous étions tous des frères /
D’un coin de rue à l’autre, d’une couleur à l’autre, d’un coin de rue à l’autre /
[...] Nous nous élevions face à l’effroi et la rivière tout autour. /
Puis le terrain de football est devenu mon champ de bataille /
Et ma vie semblait si surréaliste.
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