
L’ÉDITO
RD CONGO-RWANDA. NATIONALISMES ET PEUR DE L’AUTRE
Alors que le Rwanda est à nouveau accusé par l’ONU de soutenir le mouvement rebelle M23 dans l’est de la RD Congo, sa fédération de football vient de suspendre un joueur congolais qui a évoqué, à travers un geste, le silence de la communauté internationale sur ce conflit. La main sur la bouche, deux doigts tendus sur la tempe : cette posture a été adoptée pendant la Coupe d’Afrique des nations (CAN) par les joueurs de l’équipe nationale congolaise. Arrivés en demi-finale face au pays hôte de la compétition, la Côte d’Ivoire, les Léopards ont marqué cette pose pendant l’hymne national. « Le silence tue », ont-ils semblé dire à la face du monde, avant de s’incliner sur le terrain 1-0 devant les Éléphants.
La suspension d’Héritier Luvumbu par la fédération rwandaise et par son club, le Rayon Sports, a déchaîné la sphère médiatique congolaise. Le footballeur a finalement rejoint Kinshasa et a été accueilli « en héros par le ministre des Sports », rapporte Radio Okapi.
Ce qui aurait pu être un micro-évènement dans le monde du sport africain a été récupéré par la politique et porté au rang de cause nationale alors que les tensions entre Kinshasa et Kigali n’ont jamais été aussi vives, le gouvernement congolais accusant le Rwanda d’être derrière le M23 dans le but de mettre la main sur les énormes ressources minières de la région.
Kigali n’a pas réagi officiellement, mais les accusations congolaises ont été corroborées pour la deuxième fois par l’ONU il y a quelques jours, tandis que la Mission de l’organisation des Nations unis pour la stabilisation de la RD Congo (Monusco) est en train de plier bagage après quatorze ans dans le pays. La mission a été un échec malgré les milliards de dollars dépensés et les 18 000 personnes déployées (et alors que 259 d’entre elles y ont perdu la vie). Mais c’est bien un de ses drones qui a pu établir la présence de soldats rwandais auprès des troupes du M23 : visé par un missile sol-air, l’appareil a identifié un véhicule typique de ceux utilisés par les Forces rwandaises de défense (FRD), selon un document interne à l’ONU consulté par l’Agence France-Presse et largement relayé par d’autres médias.
Le président du Rwanda, Paul Kagame, a toujours nié l’implication de son armée dans cette guerre qui a fait des centaines de milliers de morts et au moins autant de déplacés depuis trente ans. Mais les preuves contre son pays s’accumulent, et ce depuis longtemps. En refusant d’admettre l’implication des FRD, il a applique le concept de « déni plausible ». Théorisée par les États-Unis puis mise en œuvre depuis au moins le milieu du siècle dernier par de nombreuses autres nations, cette tactique a été déployée par la Russie en Afrique via la société militaire privée Wagner : alors même que les liens entre son patron, Evgueni Prigojine, et le président russe, Vladimir Poutine, étaient démontrés, ce dernier a toujours nié l’existence de cette milice et le soutien officiel russe. Selon Sean McFate (un ancien militaire et mercenaire devenu « stratégiste »), auteur de The New Rules of War : Victory in the Age of Durable Disorder (William Morrow, 2019), cette « guerre de l’ombre » a de beaux jours devant elle.
D’ailleurs, l’emploi de sociétés de mercenaires par Kinshasa a également été constaté par les experts de l’ONU. La RD Congo bénéficie aussi du soutien du Burundi, qui, en plus d’avoir envoyé des troupes sur le terrain, a décidé unilatéralement le 11 janvier de fermer sa frontière avec le Rwanda. L’Ouganda, qui avait été un allié de Kagame en 1994 lors de sa prise de pouvoir, s’est depuis rapproché des Forces armées de la RD Congo (FARDC). Cette région, du fait de la multiplication des uniformes, est devenue une poudrière. La force déployée par la Communauté de développement d’Afrique australe (SAMIRDC), composée pour l’heure de 2900 soldats sud-africains, vient par ailleurs de connaître ses deux premières pertes.
Le retour de la paix dans l’est du pays avait été une grande promesse du premier mandat de Félix Tshisekedi. Il a finalement été son plus grand échec. Réélu en décembre 2023 à l’issue d’un scrutin contesté, le chef de l’État congolais occupe aujourd’hui le terrain médiatique en invectivant son voisin qu’il a comparé, entre les deux tours de la présidentielle, à « Adolf Hitler ». Le Rwanda a de son côté répété qu’il n’hésiterait pas à s’engager militairement si sa sécurité était menacée.
Cette escalade a également réactivé les braises entre Congolais et Rwandais, partout dans le monde : tandis que de nombreuses manifestations contre les représentations diplomatiques occidentales ont eu lieu à Kinshasa, d’autres ont été organisées par la diaspora, comme à Paris en décembre dernier. Dans les rangs de ces militants nationalistes, il n’est pas rare d’entendre le terme « génocide oublié » pour parler des massacres dans l’est de la RDC. Un discours qui existe depuis trente ans et la fin du génocide contre les Tutsis, entretenu notamment par les génocidaires hutus après leur fuite en RD Congo dans le but de minimiser leurs propres crimes.
Une membre de la communauté rwandaise à Paris (rescapée du génocide de 1994), tout en défendant le bilan de Paul Kagame et tout en justifiant le caractère autocratique de celui qui sera candidat à un cinquième mandat en juillet prochain, confiait ces jours-ci : « Je ne suis pas rassurée avec ce qui se passe. Il y a encore des gens qui nous veulent du mal et les tensions actuelles pourraient servir de prétexte. » Des deux côtés, nationalismes et peur de l’autre pourraient (re)devenir les ferments d’une guerre aux conséquences incommensurables.
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À LIRE
LES GUERRES DE WAGNER EN FRANÇAFRIQUE

Journalistes à Jeune Afrique, Benjamin Roger et Mathieu Olivier enquêtent depuis plusieurs années sur les méthodes du groupe de sécurité privé russe Wagner pour s’implanter sur le continent africain, et plus précisément dans deux des pays sur lesquels il a misé ces dernières années : la Centrafrique et le Mali. Ce travail de longue haleine est aujourd’hui décliné, avec le concours du dessinateur Thierry Chavant, sous la forme d’une BD riche en détails : Wagner, l’histoire secrète des mercenaires de Poutine, récemment publiée aux Arènes.
Le titre est quelque peu trompeur : si les trois coauteurs reviennent sur la genèse de ce groupe dans la Russie post-soviétique, et notamment sur le parcours de ses deux fondateurs, Evgueni Prigojine et Dimitri Outkine, s’ils nous emmènent rapidement en Ukraine et en Syrie – là où le groupe s’est fait un nom –, et si leur enquête se clôt par la mort des deux hommes dans un « accident » d’avion en août 2023 entre Moscou et Saint-Pétersbourg, l’essentiel de leur récit se déroule au Mali et en Centrafrique. Autrement dit : dans deux pays de ce qui a longtemps été considéré comme le « pré carré » français. Plus qu’à l’histoire du groupe, c’est donc à ses « aventures » en Françafrique qu’ils s’intéressent.
À travers le parcours de deux mercenaires qui ont combattu en Syrie, Vladimir et Pavel, ils décrivent comment Wagner a d’abord fait son nid à Bangui – ils appellent cela « le laboratoire centrafricain » –, sans que Paris ne réagisse au début, puis comment le groupe a bouté la France hors du Mali en appuyant la junte militaire à Bamako. Ils décryptent ses méthodes pour s’imbriquer dans les sphères du pouvoir politique et pour s’emparer des ressources naturelles (minières notamment) en échange d’une offre de services portant aussi bien sur la sécurité que sur la désinformation. Ils détaillent enfin les nombreux massacres commis par les mercenaires, et notamment celui de Moura, dans le centre du Mali en mars 2022, aux côtés de l’armée malienne (peut-être 500 morts). Bref, ils racontent l’histoire d’une prédation moderne, dont on ignore aujourd’hui si elle prospérera.
À lire : Thierry Chavant, Mathieu Olivier, Benjamin Roger, Wagner. L’histoire secrète des mercenaires de Poutine, Les Arènes, 2024, 178 pages, 22 euros.
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