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La lettre hebdomadaire #132

Disparition

L'image représente une silhouette floue d'une personne, en arrière-plan léger. La figure se trouve proche d'une surface translucide, créant un effet de brouillard. On peut distinguer des mains, les paumes dirigées vers l'avant, comme si la personne essayait de pousser ou de traverser cette barrière. Les contours sont indistincts, évoquant une sensation de mystère et d'isolement. L'ambiance générale est à la fois intrigante et un peu mélancolique.
© Stefano Pollio / Unsplash

L’ÉDITO

LE BURKINA FASO EST DEVENU L’OMBRE DE LUI-MÊME

C’est de la plus odieuse et sadique des manières que le doute a été levé. Oui, le journaliste d’investigation burkinabè Atiana Serge Oulon a bien été enlevé à l’aube de ce lundi 24 juin par une dizaine d’éléments des services de renseignement à son domicile. Et ce sont des posts haineux, smileys hilares ou saillies féroces, déversés sur les réseaux sociaux par les zélés partisans d’Ibrahim Traoré, qui valent confirmation. Exemples : « le larbin [des impérialistes] a été appréhendé », « l’arrestation de Serge Oulon a révélé un réseau sophistiqué de manipulation médiatique », « il va lire l’heure », « au front ! », « au poteau », « le pays est gouverné »... Des commentaires abreuvés par les narratifs de désinformation produits par la Présidence du Faso, et par cette sempiternelle ode aux « hommes forts », qu’incarne au premier chef, selon ces activistes, le capitaine Ibrahim Traoré.

Depuis son arrivée au pouvoir à la faveur du coup d’État du 30 septembre 2022, cette cruauté s’est banalisée. Il est désormais routinier d’encourager puis d’applaudir les rapts de citoyens. De jubiler quand circulent les photos humiliantes de certains d’entre eux arborant tenue militaire et fusil d’assaut. De dénoncer et d’appeler à punir toute voix qui ne serait pas au diapason de la propagande officielle. Vieux, malade, handicapé, magistrat, avocat, enseignant, commerçant, journaliste, médecin, animateur radio, activiste, politicien, berger, chef religieux ou coutumier, homme d’affaires, officier, fonctionnaire... Des dizaines de citoyens ont été enlevés depuis un an – parfois aussi réquisitionnés de force – si l’on s’en tient aux seules personnalités publiques. Mais le bilan grimpe à plusieurs centaines si on intègre ces nombreux anonymes ciblés pour un commentaire de travers sur Facebook, ou les citoyens peuls accusés de collaborer avec les groupes djihadistes.

Atiana Serge Oulon, directeur de publication du bimensuel d’investigation L’Événement, se savait inscrit sur cette funeste liste d’« apatrides » – un terme désignant toute voix dissonante. Mais le renoncement n’est pas dans son vocabulaire, et son métier, bien trop sacré pour négocier le moindre compromis. Arrivé en août 2019 à L’Événement, passé notamment par Courrier confidentiel et Radio Liberté, Atiana Serge Oulon affectionne l’enquête et les affaires judiciaires. Parce que ses articles ne visent pas à attaquer mais à étayer l’histoire au présent, parce qu’il pointe des failles de la gouvernance dans le seul but d’inciter les autorités à revoir certains dysfonctionnements, il n’a pas varié d’un iota dans sa pratique du journalisme.

Le 13 décembre 2022, alors que le couvercle se refermait implacablement sur les médias, il relatait ainsi le détournement du budget assigné aux Volontaires pour la défense de la patrie (VDP, supplétifs civils de l’armée), révélant qu’un capitaine du Centre Nord – ce qu’était Ibrahim Traoré avant de se lancer à l’assaut du pouvoir – avait empoché 400 millions de francs CFA [près de 610 000 euros]. Plus récemment, il était le seul, avec le chroniqueur anonyme Henry Segbo qui publie sur Facebook, à documenter ces enlèvements, perpétrés essentiellement par les escadrons de l’Agence nationale de renseignement ou de la sécurité présidentielle. Il n’oubliait pas ces disparus, enlevés et détenus hors de tout cadre légal.

Né en 2001, L’Événement est aujourd’hui privé d’un de ses piliers. Voire d’un héritier. « L’Événement est né dans une période particulièrement difficile, consécutive à l’assassinat du journaliste Norbert Zongo en 1998, pour perpétuer le combat de ce dernier, narre un journaliste burkinabè. Ce journal d’investigation fait la fierté des journalistes burkinabè. Il est le symbole de la résistance face à l’oppression d’où qu’elle vienne et du refus de l’injustice. Il est le porte-voix des sans-voix. Et avec l’enlèvement de son directeur de publication et sa fermeture [le journal a été suspendu pour un mois le 19 juin par le Conseil supérieur de la Communication], notre pays fait hélas un grand pas vers les nuits sombres de la dictature des putschistes au pouvoir. »

L’enlèvement d’Atiana Serge Oulon « intervient dans un contexte marqué par une succession d’actes liberticides et anti-presse », ont réagi dans un communiqué les organisations professionnelles des médias. Rappelant qu’en quelques jours « le journal en ligne Lefaso.net a reçu une mise en demeure au sujet, entre autres, de son forum des internautes, la télévision BF1 a vu son émission 7Infos suspendue pour deux semaines », tandis que l’un de ses chroniqueurs, Kalifara Séré, « est porté disparu depuis le 20 juin 2024 ». TV5 Monde a également été suspendue pour six mois, aux cours de ce qu’il est désormais coutume d’appeler « la semaine folle ». Du 12 au 19 juin, le Burkina a vibré au rythme d’une surenchère de spéculations quant à une tentative de coup d’État. Le président Ibrahim Traoré a refermé la parenthèse en maniant une de ses armes favorites : la diatribe contre les médias « menteurs » et manipulateurs, inféodés à l’impérialisme. Initiant dans la foulée un nouveau tour de vis contre les libertés d’opinion et de presse.

Un durcissement de la répression qui vise à parachever la neutralisation de tout contre-pouvoir. La puissante centrale syndicale CGT-B, qui dénonçait début novembre 2023 aux côtés d’organisations sœurs les réquisitions arbitraires, qualifiées de « pas en avant dans la fascisation du pouvoir », a fait l’objet d’une campagne de harcèlement et d’intimidations. Son secrétaire général, Moussa Diallo, a échappé de justesse à un enlèvement fin janvier. Les seules voix autorisées au Burkina Faso ne sont plus que celles, bruyantes et déchaînées, des « Wayiyans » [« Sortez », en langue mooré], partisans et relais du régime. Leur dernier fait d’armes : une mobilisation devant l’ambassade du Sénégal à Ouagadougou ce 25 juin, en réponse à celle organisée à Dakar par Amnesty International et la Coalition sénégalaise des défenseurs des droits humains. Ils réclamaient notamment la libération de Guy Hervé Kam, avocat du Sénégalais Ousmane Sonko, enlevé le 24 janvier.

Le 4 avril, une nouvelle organisation burkinabè a toutefois vu le jour : le Front pour la défense de la République. Son porte-parole Inoussa Ouedraogo, président de la Société des éditeurs de presse privée, aujourd’hui en exil, interpellait le 24 mai les Burkinabè au sujet de leurs concitoyens enlevés et appelait à la résistance. C’était à la veille des Assises nationales, une consultation des « forces vives » qui a permis à Ibrahim Traoré de s’arroger un bail de cinq ans à la tête du pays, et il brossait ce constat amer : « Le Burkina Faso est devenu l’ombre de lui-même, les partis politiques sont suspendus, les voix discordantes traquées, les médias ostracisés, les décisions de justice foulées aux pieds, les valeureux officiers tués, emprisonnés ou contraints à l’exil, les morts s’amoncellent dans les morgues militaires, d’innocentes populations massacrées, y compris des bébés, accusées de n’avoir pas dénoncé des terroristes, la situation sécuritaire et humanitaire est plus que dramatique. »
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DANS L’ACTU

AU KENYA, DES ÉLITESCONNECTÉES DU PEUPLE

Par Marta Perotti

Depuis le 18 juin, jour où le président du Kenya, William Ruto, a annoncé publiquement qu’il maintiendrait son très controversé projet loi de finances (Finance Bill 2024), qui prévoit notamment une augmentation des taxes sur de nombreux produits de première nécessité, des manifestations massives ont lieu dans tout le pays.

Le moment est historique pour les Kényans, notamment pour les jeunes, les protagonistes de cette mobilisation qui sont aussi les plus touchés par ce projet de loi. Au Kenya, 80 % de la population a moins de 35 ans (chiffres 2017). Très vite, ce sont eux – des étudiants, des travailleurs salariés ou des chômeurs – qui se sont engagés pour demander le retrait du texte. Mais la répression a été féroce : malgré le déroulement pacifique de ces marches, les forces de l’ordre ont procédé à des arrestations arbitraires et à des enlèvements de personnalités et d’activistes.

Depuis le 18 juin, des manifestations ont lieu dans tout le Kenya.
© Marta Perotti / Afrique XXI

Elle a atteint son paroxysme mardi 25 juin : alors que les députés se réunissaient pour adopter la loi en troisième lecture, des centaines de milliers de personnes se sont mobilisées dans la capitale, Nairobi, et dans l’ensemble du pays. Face à l’ampleur des cortèges, qui ont brièvement investi le Parlement, le pouvoir a déployé la police et l’armée, qui n’ont pas hésité à tirer sur la foule à balles réelles. Bilan : 22 morts (selon la Kenya Human Rights Commission), plus de 300 blessés, au moins 50 arrestations et 22 enlèvements de personnalités influentes. De nombreux témoignages ont également fait part d’un massacre à Githurai, au nord de Nairobi, où la police aurait ouvert le feu et tué des manifestants qui rentraient chez eux dans la nuit de mardi à mercredi.

Cette violente répression rappelle celle des protestations durant la période postélectorale de 2007-2008, quand plus de 1 100 personnes avaient été tuées et 650 000 déplacées, selon Human Rights Watch. Mais cette fois, les considérations ethnicistes et politiques, qui avaient joué un rôle dans les violences de 2008, sont absentes des cortèges : les manifestants semblent tous unis contre le projet de loi et contre une démocratie qu’ils considèrent défaillante.

Témoignage de John*, 26 ans, jeune entrepreneur :

Au début de la journée [25 juin, NDLR], nous étions plutôt en train de danser, pour être honnête les gens étaient juste... c’était plus comme un collectif, nous tous qui nous rassemblons indépendamment de la race, de la classe, de l’emploi... Avec la femme à qui j’achète habituellement mon déjeuner en ville [on] se tenait côte à côte, nous protestions contre le même projet de loi, parce que nous comprenons tous les deux comment il nous affecte. Mais personne ne s’attendait aux représailles du gouvernement : personne ne s’attendait à ce qu’il tire à balles réelles, personne ne s’attendait à ce qu’il installe des tireurs d’élite sur les toits et qu’il commence à assassiner des gens. Il y a cette photo vraiment troublante d’un homme qui se fait tirer dessus en plein milieu de la tête, comme si le tireur avait visé juste entre ses deux yeux, et l’homme a été tué et il y a un drapeau kényan dans sa main.

En effet, les enjeux de la mobilisation ne se réduisent pas au nouveau projet de loi. Pour beaucoup, il n’est que le symbole des contradictions qui caractérisent la gouvernance de ce pays, où les dirigeants sont de plus en plus déconnectés de la réalité des citoyens. Officiellement, le texte, qui établit le budget pour les années 2024 et 2025, doit permettre de réduire une dette publique abyssale (79,5 milliards d’euros) et les emprunts extérieurs de l’État, en réponse aux injonctions du Fonds monétaire international (FMI). En plus d’alourdir les taxes sur des produits de base, comme le pain, l’huile de cuisson, le pétrole ou encore les produits d’hygiène féminine, ainsi que sur l’utilisation d’internet, le texte prévoit des changements concernant la propriété des terres.

Déjà, en 2023, les taxes avaient augmenté sans que, en contrepartie, les services publics (hôpitaux, éducation primaire et universitaire) et les infrastructures de base ne s’améliorent. Ce projet intervient dans un contexte difficile : le taux de chômage des jeunes est toujours très élevé (67 %, selon la Fédération des employeurs du Kenya), et le gouvernement s’est montré incapable de gérer les conséquences des inondations dramatiques de mars et avril derniers (plus de 200 morts). En outre, la corruption structurelle parmi les hauts cadres politiques et économiques du pays, au cœur de nombreux scandales ces dernières années, ne cesse de désespérer les Kényans, qui se demandent où va l’argent public.

Témoignage de Andrew*, 25 ans, diplômé en anthropologie à l’université de Nairobi :

C’est à cause du contenu du projet de loi de finances, parce que si vous voyez, prenons par exemple l’éducation, le secteur de la santé : il y a des choses qui n’ont même pas été réglées par le gouvernement actuel et ils veulent que nous payions plus d’impôts ! Pourtant, nous avons [déjà] payé des impôts et ils n’ont pas réglé les problèmes... Alors pourquoi ? C’est comme si quelqu’un vous demandait plus d’argent et qu’il ne pouvait pas rendre compte de l’argent que vous lui avez déjà donné. Comment pouvez-vous donner [encore] cet argent ?

Mercredi 26 juin, le président Ruto a annoncé qu’il ne signerait pas le projet de loi. Une victoire pour le mouvement, mais qui n’est que partielle : l’Assemblée nationale peut encore le modifier, le proposer à nouveau au chef de l’État ou le faire directement entrer en vigueur si les deux tiers des parlementaires votent en sa faveur.

*Les prénoms ont été changés
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