La lettre hebdomadaire #93

Dérive

Amador Loureiro / Unsplash

L’ÉDITO

FENDRE LA LIBERTÉ DE LA PRESSE N’EST PAS UN LUXE

Ces dernières semaines, les attaques contre la presse se sont multipliées. Et elles ne sont pas que le fait de régimes dictatoriaux.

En République démocratique du Congo (RDC), le journaliste Stanis Bujakera Tshiamala est privé de liberté depuis le 8 septembre. Le correspondant de Jeune Afrique et de l’agence de presse Reuters, également directeur de publication adjoint du site d’information Actualité.cd, a été arrêté à l’aéroport de Kinshasa-Ndjili. Depuis le 14 septembre, il est détenu à la prison centrale de Makala. Il est accusé de « faux en écriture », « falsification des sceaux de l’État », « propagation de faux bruits » et « transmission de messages erronés et contraires à la loi ». Il lui est reproché la publication, sur le site de Jeune Afrique, d’un article signé par la rédaction mentionnant un rapport attribué à l’Agence nationale de renseignements (ANR), qui dévoile la responsabilité de soldats de l’état-major des renseignements militaires dans la mort de Chérubin Okende Senga, l’ancien ministre des Transports et porte-parole du parti de l’opposant Moïse Katumbi. Cette arrestation, critiquée par de nombreuses organisations et personnalités, intervient dans un contexte tendu, alors que l’élection présidentielle est prévue pour le 20 décembre.

Au Burkina Faso, le journal Jeune Afrique est censuré depuis le 25 septembre. Le mensuel et le site Internet ont été suspendus après la publication de deux articles qui ont fortement déplu au gouvernement de transition issu du coup d’État d’Ibrahim Traoré en octobre 2022, faisant état de tensions au sein de l’armée. Deux jours après cette décision liberticide, les autorités indiquaient avoir déjoué une tentative de putsch… Il ne s’agit pas d’une première au pays de Norbert Zongo : ces derniers mois, plusieurs médias français ont été interdits (RFI et France 24 notamment), des journalistes étrangers ont été expulsés, et des médias burkinabè ont été suspendus (Oméga FM notamment) ou menacés.

En France enfin, une journaliste indépendante, Ariane Lavrilleux, a été placée en garde-à-vue durant près de 40 heures le 19 septembre, son domicile a été perquisitionné, et ses données ont été saisies, dans le cadre d’une enquête sur des atteintes au secret-défense dont est accusé le média Disclose. Ce site d’investigation avait dévoilé en novembre 2021 des documents évoquant la responsabilité de la France dans les crimes de la dictature d’Abdel Fattah Al-Sissi en Égypte. L’arrestation de la journaliste et la validation par un juge de la saisie d’une grande partie de ses données professionnelles (des notes manuscrites, des mails, des documents de travail...), qui représentent « une atteinte sans précédent à la protection des sources », ont été dénoncées par de nombreux journaux français.

Ces trois exemples illustrent la dérive liberticide de plusieurs régimes – qu’ils soient présentés comme dictatoriaux ou comme démocratiques – et les menaces qui pèsent actuellement sur l’ensemble des journalistes, déjà confrontés à d’innombrables difficultés pour survivre aux OPA de milliardaires tels que Vincent Bolloré, à la précarisation de leur métier et à la prolifération des fausses informations. Les journalistes doivent résister collectivement à cette offensive répressive. Mais il revient également à l’ensemble des citoyen⸱nes de se mobiliser pour rappeler que la liberté de la presse (c’est-à-dire la liberté de documenter, d’enquêter et de dénoncer) est une équation majeure de la vie démocratique.
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À lire

AU NOM DE PATEH ET DE TOUS LES AUTRES

Le 21 janvier 2017, un jeune exilé venu de Gambie se jette dans l’eau glaciale du Grand Canal de Venise et se noie sous le regard ébahi des touristes. Personne ne lui vient en aide. Certains l’insultent. Pateh Sabally avait 22 ans. Mais pourquoi avoir traversé le Sahara, puis la Méditerranée et enfin l’Italie, pour, finalement, se donner la mort dans l’une des villes les plus connues au monde ?

Khalid Lyamlahy ne prétend pas pouvoir répondre à cette question. Hanté par ce drame, l’écrivain marocain s’est lancé sur les traces de ce réfugié parmi d’autres afin, sinon de comprendre son acte, d’en saisir la portée pour « désenclaver [son] histoire », dans le but de « l’ouvrir et la rattacher au monde ». « Pourquoi Venise ? Pour crier au monde ta blessure ou pour laisser une bulle de silence dans le vacarme ? », interroge-t-il. Avec talent, l’auteur tisse un lien invisible avec Pateh, une intimité posthume qu’il restitue dans un monologue poétique où s’entremêlent fiction et réalité, faits et pensées.

Dédié « à la mémoire des Africains morts loin de leurs terres, ensevelis dans le silence et l’oubli », disparus dans « un silence macabre » et souvent réduits à « des chiffres enveloppés dans des couvertures de survie », Évocation d’un mémorial à Venise rappelle une évidence que nombre de dirigeants européens ont choisi d’ignorer : derrière les chiffres de la prétendue « invasion » se jouent des drames personnels qui nous concernent toutes et tous. « Avec les récits de réfugiés, on pourrait composer une sorte de dictionnaire de la défaite collective », écrit-il. À la lettre P, on trouverait le nom de Pateh.

À lire : Khalid Lyamlahy, Évocation d’un mémorial à Venise, Présence africaine, 2023, 175 pages, 12 euros.
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