Qui vit (encore) à Addis-Abeba ?

Le 1er juin 2023, des agents du gouvernement d’Addis-Abeba ont annoncé que le centre culturel Fendika, situé dans le quartier Kazanchis, serait démoli dans les six mois. Un exemple parmi d’autres de destructions programmées dans la capitale éthiopienne qui aboutissent à la marginalisation de ses habitants.

L'image montre un skateur en plein saut au-dessus de la route. Il est habillé d'un sweat à capuche avec des motifs et porte un skateboard coloré. En arrière-plan, il y a des bâtiments urbains, des graffitis sur un mur, et un bus qui passe, typique des grandes villes. La scène capture une ambiance dynamique et énergique, avec un ciel partiellement nuageux qui ajoute à l'atmosphère urbaine. Les paysages urbains et la présence d'autres personnes montrent l'animation de la ville.
Dans une rue d’Addis-Abeba, en février 2021.
© Myeyeslamp / Unsplash

Sur le panneau d’un petit stand de rue d’Addis-Abeba, une enseigne lumineuse indique : Fendika. Il semble n’avoir rien de spécial, hormis le fait que ce panneau est l’un des rares à être éclairé dans le quartier central de Kazanchis1. Le centre culturel est rempli de touristes qui visitent le quartier, surtout les lundis, les mercredis et les vendredis soirs. Depuis 2016, Fendika organise des soirées thématiques consacrées à l’éthio-jazz2, ainsi que des spectacles de danse éthiopienne pratiquée par les groupes ethniques les plus diversifiés du pays.

Il suffit de passer une bonne demi-heure à l’intérieur pour se rendre compte que Fendika, comme l’indique son nom en toutes lettres – Fendika Cultural Center –, est plus qu’il n’y paraît : ses murs sont tapissés de disques, décorés de galeries temporaires d’artistes, et des tee-shirts et des foulards traditionnels sont proposés sur les étals. Le centre dispose d’une vaste scène qui, dans une atmosphère particulière, réussit à créer une connexion extatique entre le touriste le plus maladroit et l’Éthiopien intellectuellement averti, les uns et les autres secouant leurs épaules au rythme des danseurs.

Colère et résignation

Le propriétaire du centre, Melaku Belay, s’attarde souvent dans la salle. Il accueille les nouveaux venus et les visiteurs réguliers avec le sourire, puis se mêle aux danseurs. En épluchant son parcours, il est facile de comprendre pourquoi le centre Fendika reste fidèle aux traditions éthiopiennes : après avoir débuté comme chorégraphe de spectacles, Belay passe maintenant une partie de sa vie à voyager dans toute l’Éthiopie et au-delà afin d’apprendre les danses de divers groupes ethniques. Il a également voyagé en Europe et en Amérique, où il a donné des conférences (voir la vidéo ci-dessous) et des spectacles avec sa troupe de danse.

Belay a accueilli avec colère la feuille que le gouvernement local a apposée sur son panneau le 1er juin 2023, et qui déclarait que, dans six mois, Fendika serait détruit afin d’ouvrir la voie à la construction d’autres structures, au nom du développement. Sur les réseaux sociaux, le débat fait rage. Des Éthiopiens et des étrangers sont irrités par cette décision, mais d’autres ne sont pas surpris, soulignant que la destruction de Fendika n’a rien d’exceptionnel au vu de ce qui se passe depuis des années dans le pays. Nombreux sont ceux qui pensent même que Fendika est suffisamment viable financièrement pour que Belay puisse le faire renaître ailleurs. Contrairement au sort réservé à d’autres centres culturels locaux, Fendika pourrait être relocalisé dans un autre quartier de la ville, comme Bole.

Quel que soit l’angle sous lequel on l’aborde, la nouvelle de la destruction de Fendika est un sujet brûlant. Alors que les visiteurs internationaux publient des articles en ligne sur le sujet, ce cas rappelle que la population locale d’Addis-Abeba subit depuis un certain temps un phénomène douloureux : la démolition de quartiers et l’expulsion de leurs habitants pour donner naissance à de nouveaux lieux de divertissement.

La liste de Fendika sur la feuille du gouvernement comprend en fait une série de maisons kebele. Il s’agit de logements publics construits sous le régime militaire du Derg, une junte imposée par le Conseil administratif militaire provisoire marxiste-léniniste en 1974. Les maisons kebele sont principalement habitées par la classe moyenne inférieure.

Tissu social déchiré

Le paysage urbain de la capitale éthiopienne est sui generis. Les bidonvilles sont disséminés dans toute la ville, imprégnant même les quartiers les plus prospères. Cette réalité contraste avec la topographie d’autres capitales de la Corne de l’Afrique, comme Nairobi ou Kampala, où la distinction entre ville et bidonville est plus évidente. Le quartier central de Kazanchis fait lui-même partie de la sous-ville de Kirkos. L’habitat informel est au cœur de son paysage depuis plusieurs années, malgré le fait que la ville, en tant que centre diplomatique et politique, accueille des sièges d’institutions telles que la Commission économique des Nations unies pour l’Afrique et le ministère éthiopien des Affaires étrangères.

Les programmes de développement de la banlieue, tels que le Programme de développement intégré du logement (Integrated Housing Development Program), ont été financés par l’État à partir de 2006. Le gouvernement éthiopien a lancé cette initiative afin de freiner l’expansion de l’habitat informel et de fournir des logements formels à la population, toujours plus nombreuse. Ces programmes ont atténué l’informalité urbaine en aplanissant les bidonvilles et en offrant des unités de copropriété aux anciens résidents – à condition qu’ils puissent payer le dépôt de garantie.

Depuis que ces mesures ont été prises par l’État, le visage d’Addis-Abeba a changé, passant d’une ville quadrillée de maisons de plain-pied ou à un seul étage disséminées un peu partout, à un panorama d’immeubles à plusieurs étages. Au-delà des immeubles d’habitation que l’on trouve principalement dans les banlieues, des gratte-ciel colossaux et des parcs tels que Unity Park et Friendship Park, ainsi que des musées tels que le Musée d’art et de science (inauguré en octobre 2022), colonisent désormais les zones « dégagées ». La banlieue a pris une forme verticale.

Des citadins marginalisés

Cependant, ces nouveaux logements ne satisfont pas la population locale. Les commodités telles qu’une salle de bains ou une cuisine privatives dans un appartement en copropriété ne peuvent remplacer ce qui a été perdu : c’est non seulement un tissu social dense qui a été déchiré – lequel englobait les relations familiales entre parents et voisins – mais aussi tout l’univers des pratiques sociales éthiopiennes. De la cérémonie du café à la préparation des repas au rez-de-chaussée, ces activités sont désormais impossibles à reproduire dans les espaces clos des immeubles élevés. Il semble que la multiplication des lieux de loisirs ou de divertissement dans l’étalement urbain ne s’avère pas si convaincante pour une population qui ne s’y rendra, au mieux, que deux fois par an.

Si le remodelage du plan d’urbanisme d’Addis-Abeba est un changement bienvenu, il exacerbe la marginalisation et l’exclusion de la plupart des citadins. Les liquidités (étrangères ou nationales) qui sont directement investies dans la restructuration de la capitale n’effacent pas le dilemme de la détermination de l’identité d’un lieu et de l’objectif pour lequel le gouvernement crée ces lieux. Si l’on considère les derniers développements urbains, une réponse possible à ce dilemme serait que ces espaces s’adressent principalement au touriste moyen, à l’élite de la ville et à la diaspora. Dès lors, il reste peu de place pour les habitants.

Un concert au centre culturel Fendika, en janvier 2018.
Un concert au centre culturel Fendika, en janvier 2018.
© Ninara / flickr.com

La démolition imminente de Fendika pousse le débat encore plus loin. Selon Belay, Fendika accueille plus de 200 000 touristes par an. La possible destruction de son centre annonce une nouvelle ère à Addis-Abeba – une ère qui, en apparence, se préoccupe peu des lieux de loisirs (à condition qu’ils existent déjà en tant qu’établissements). Ainsi, la population locale n’est pas intéressée par les nouveaux équipements, et les non-locaux sont mécontents de la destruction de ceux qui existent déjà. Pour qui donc la ville est-elle construite ? Pendant que l’on réfléchit à cette question, un autre gratte-ciel menace la ville.

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1Kazanchis est un quartier d’affaires traditionnel situé au cœur de la capitale éthiopienne.

2L’éthio-jazz est un genre musical issu du jazz ayant émergé en Éthiopie à la fin des années 1950, et devenu populaire dans les bars et hôtels d’Addis-Abeba dans les années 1960 et 1970.