
Parce qu’elle est une dentelle où les trous de mémoire sont presque aussi nombreux que les certitudes, l’Histoire est souvent pour les écrivains une source infinie d’inspiration. En Afrique en particulier, où l’Occident colonisateur a longtemps eu tendance à imposer ses propres récits. Avec son second livre, Frères d’âme (Booker prize international, prix Goncourt des Lycéens, prix Hamadou Kourouma), publié au Seuil, le Sénégalais David Diop décrivait l’horreur des tranchées d’un point de vue africain en s’immisçant dans la tête d’Alfa Ndiaye, tirailleur sénégalais de la première guerre mondiale. Enseignant à l’Université de Pau, il avait eu l’idée de ce livre à la lecture de Paroles de poilus : lettres et carnets du front, 1914-1918, de Jean-Pierre Guéno et Yves Laplume, publié en 2013 chez J’ai lu. Même s’il avait appris dans Amkoullel, l’enfant peul, d’Hamadou Hampâté Bâ (également publié chez J’ai lu), qu’il existait sans doute quelques rares récits de tirailleurs conservés à Bamako, il s’agissait pour lui de combler un vide : raconter quelles pouvaient être les pensées d’un Sénégalais ou d’un Malien jeté dans le chaudron bouillant d’une guerre européenne.
Avec son nouveau roman, La Porte du voyage sans retour ou les cahiers secrets de Michel Adanson, David Diop plonge au cœur d’une histoire plus ancienne en situant son récit aux alentours des années 1750. Ce n’est pas tout à fait un hasard, puisque ce spécialiste de la littérature française du XVIIIe siècle est aussi l’initiateur du Groupe de recherches sur les représentations européennes de l’Afrique aux XVIIe et XVIIIe siècles, qui étudie comment l’Occident a élaboré et construit une certaine image de l’homme noir. Particularité de La Porte du voyage sans retour : la plupart des personnages ont réellement existé. Le sous-titre du roman donne la clef : il faut dénicher la fiction dans les termes « cahiers secrets » et écouter le réel dans le patronyme « Michel Adanson ».
« Michel Adanson se regardait mourir sous les yeux de sa fille » est ainsi la première phrase d’un roman qui entend ressusciter ce grand naturaliste français aux ambitions démesurées, aujourd’hui tombé dans l’oubli, en narrant son grand voyage de jeunesse.
En se glissant dans la peau d’un homme blanc né en avril 1727 à Aix-en-Provence, dans le sud de la France, David Diop adopte le point de vue d’un scientifique formaté par son temps mais ouvert aux questionnements et sensible aux enseignements de l’observation. L’écrivain confie avoir eu l’idée de ce roman en lisant le récit de voyage que publia Michel Adanson, Histoire naturelle du Sénégal. Coquillages. Avec la relation abrégée d’un voyage fait en ce pays pendant les années 1749, 50,51, 52 et 53.
Une boulimie de connaissance
Si l’Histoire a retenu les noms de Carl Von Linné (1707-1778) et de Bernard de Jussieu (1699-1777), deux célèbres naturalistes, elle a été relativement cruelle avec Michel Adanson dont le nom ne parle aujourd’hui qu’à de rares spécialistes. S’engouffrant dans ce silence, David Diop donne à voir un scientifique des Lumières confronté à la réalité de l’esclavage. La Porte du voyage sans retour se focalise sur les années sénégalaises d’Adanson, qui furent pour lui difficiles mais réellement fondatrices. Outre son récit de voyage et le traité sur les coquillages qu’il écrivit, le naturaliste en rapporta un mémoire détaillé sur le baobab, de riches informations sur l’indigo, la gomme arabique, le palmier à huile, les palétuviers – et une immense quantité d’échantillons de plantes, de poissons, de coquillages, de graines, de coraux...
Comme l’écrit Xavier Carteret (« Michel Adanson au Sénégal (1749-1754) : un grand voyage naturaliste et anthropologique au siècle des Lumières », Revue d’Histoire des sciences, 2012) : « Si ces collections sont presque entièrement perdues aujourd’hui, l’herbier d’Adanson est bien conservé (au Muséum d’histoire naturelle de Paris). Il s’agit tout simplement du plus grand herbier – quantitativement – du Muséum de Paris. Avec un peu plus de 24 000 échantillons, il dépasse encore en nombre celui de Lamarck (plus de 19 000 spécimens), qui contient d’ailleurs plusieurs plantes de « l’herbier Adanson ». En son honneur, Bernard de Jussieu donnera au baobab d’Afrique le nom scientifique Adansonia Digitata. Ce ne sera que le premier de toute une série : la tortue aquatique Pelusios Adansonii et la sous-espèce d’abeille Apis Mellifera Adansonii ont aussi été baptisées en l’honneur d’Adanson.
Malgré toute une vie de labeur acharné, ce dernier ne parviendra jamais à réaliser son monumental projet d’encyclopédie universelle... mais laissera une contribution majeure pour la connaissance du Sénégal. Même façonné par l’esprit de son temps, son attitude révèle une boulimie de connaissance et une capacité étonnante à se remettre en cause. « Le jeune homme, en effet, apprend le wolof, prend des notes sur la grammaire des différents dialectes, sur les mœurs, l’économie du pays, observe les phénomènes célestes et climatiques, trace enfin des cartes géographiques (du bas Sénégal et de l’île de Gorée) qui sont les premières à être vraiment précises et qu’Adanson, pour cette raison, dissimulera avec soin aux Anglais », écrit Xavier Carteret.
Ethnologie embryonnaire
Orienté par l’historien sénégalais Ousmane Seydi, David Diop a lu les brouillons de Michel Adanson conservés au Muséum d’Histoire naturelle, dans lesquels il a trouvé des collectes de contes en wolof rassemblés dans le but d’écrire une histoire naturelle complète du Sénégal. « A l’époque, explique-t-il, l’histoire naturelle, ce n’était pas seulement la description des plantes, des animaux ou des minéraux, c’était aussi la description des hommes et de leurs sociétés. Une forme de pré-ethnologie en quelque sorte. » Et peut-être doit-on chercher là, dans cette ethnologie embryonnaire, ce qui a séduit l’écrivain sénégalais. Car Adanson, comme son personnage dans le livre, ne porte pas sur les Noirs un regard méprisant. « Les Nègres du Sénégal sont aussi bien faits, les femmes aussi belles et aussi bien faites que dans aucun autre pays du monde, écrit-il. On dit communément qu’ils ont peu d’esprit, qu’ils vendent leurs enfants, leurs parents et quelques fois eux-mêmes pour avoir de l’eau-de-vie, et que leurs femmes ont beaucoup de goût pour les Blancs. Ces trois assertions sont également fautives. L’esprit y est des plus vifs, et des plus saillants ; ils ne vendent ni eux, ni leurs enfants ; enfin, comme ils sont du plus beau noir d’ébène qu’ils estiment au-dessus de toutes les autres couleurs, leurs femmes n’accueillent les Blancs que par raison d’intérêt. » Ceux qui vendent des hommes, en ce temps, ce sont avant tout des Blancs, avec la complicité de quelques potentats locaux.
Dans La Porte du voyage sans retour, David Diop raconte une histoire d’amour entre le jeune Adanson et une femme promise à l’esclavage, Maram. « Dans ses brouillons en wolof retranscrit, il y a des échanges entre un étranger et une jeune femme qui refuse ses avances de manière très pudique et cette donnée m’a laissé la liberté d’imaginer qu’il avait pu tomber amoureux », soutient l’auteur, qui place ainsi un homme des Lumières, un humaniste, face à l’horreur de l’esclavage. En équilibriste habile, Diop se garde bien de faire de lui un abolitionniste avant l’heure, mais il imagine toutes les contradictions d’un être découvrant l’amour tout en étant partie prenante du système de pensée raciste qui condamne cet amour. « Michel Adanson est employé par la concession du Sénégal dont le principal revenu est l’esclavage, rappelle Diop. Et même s’il considère que les Nègres ne sont ni cruels, ni inculte, il a une formule étrange en marge d’un article de l’encyclopédie, où il dit qu’il faudrait trouver des esclaves volontaires pour travailler sur place à la culture de la canne à sucre. Ce serait pour lui plus efficace que d’envoyer des gens par milliers aux Antilles... »
Comme le rappelle Xavier Carteret, Adanson propose très exactement de « faire du Sénégal, le long du fleuve Niger depuis son embouchure, le long de la Gambie jusqu’à Galam, non pas une colonie de Blancs, mais sous la direction de cinq à six cents Blancs au plus, une culture assez considérable pour occuper tous les Nègres, tous des esclaves libres et volontaires cultivateurs du pays pour fournir à l’Europe entière tout ce qu’elle consomme annuellement en sucre, café, cacao, gomme arabique, encens. » Plus loin, il envisage même des remplacer les esclaves « par des criminels déportés, qui porteraient une plaque indiquant la nature de leurs crimes [et qui] seraient enchaînés et travailleraient dans ce pays torride à la place des esclaves noirs. »
Abolitionniste avant l’heure, ce n’est pas sûr, mais il s’en approche. Diop laisse néanmoins entendre qu’il publia aussi une notice destinée au bureau des colonies sur les avantages du commerce des esclaves pour la concession du Sénégal à Gorée. « J’ai subodoré, j’ai argumenté, j’ai aligné des chiffres favorables à ce trafic infâme contre mes convictions profondément cachées, enfouies dans mon âme, dit l’Adanson du roman. Abîmé dans l’étude des plantes, entraîné par une succession de petite compromissions alimentées par l’espoir de publier un jour mon Orbe universel dont j’attendais la gloire, j’ai perdu de vue Maram, c’est à dire la réalité tangible de l’esclavage. Ou, du moins, j’ai dissimulé à mes propres yeux cette réalité derrière une démonstration comptable et abstraite de ses avantages. »
C’est aux femmes que Diop confie son espoir
Dans La Porte du voyage sans retour, Michel Adanson n’est pas le seul personnage inspiré de l’histoire réelle. La plupart des hommes et des femmes qu’il rencontre ou fréquente ont, eux aussi, existé. A commencer par son patron, symbole de la France esclavagiste, le gouverneur de Saint-Louis, Estoupan de la Brüe, ou encore son frère Estoupan de Saint-Jean, gouverneur de Gorée. « Je sais qu’Estoupan de la Brüe a dirigé la concession du Sénégal juste avant une longue période pendant laquelle les Anglais ont repris Saint-Louis et Gorée, explique Diop. Ce qui m’a frappé et que j’ai utilisé comme ressort de mon intrigue, c’est qu’il représentait la France dans cette concession qui était une sorte d’annexe de la Compagnie royale des Indes, menacée par les Britanniques. J’ai voulu faire de lui quelqu’un qui, dans le fond, était animé par la volonté d’éliminer la concurrence. A savoir les bateaux anglais, néerlandais ou sans pavillons qui essayaient de commercer directement avec les rois du Sénégal. » Ces rois du Waalo et du Kayor sont d’ailleurs eux aussi évoqués avec précision : non content de leur donner un réel statut d’acteurs de l’intrigue, Diop ne se prive pas de décrire leurs stratégies politiques, leurs calculs, leurs compromissions.
En se liant d’amitié avec le jeune Ndiak, fils et sans doute espion du roi du Waalo, Michel Adanson trouve un interlocuteur lui permettant de comprendre les intrigues des uns et des autres. Si le rôle de cet enfant doit beaucoup à l’imagination de l’auteur, il a lui aussi réellement existé : mentionné dans les brouillons de Michel Adanson, il était le fils d’un grand dignitaire du royaume du Waalo et avait été confié au savant français pour l’accompagner et l’aider dans ses déplacements à travers ce territoire qu’il allait soumettre à son immense curiosité scientifique – sans forcément percevoir à quel point ses recherches, telle la cartographie, pouvaient être utilisées dans une entreprise de domination.
Roman de l’ambiguïté, La Porte du voyage sans retour laisse entrevoir ce qu’aurait pu être un monde où les idées des Lumières l’auraient emporté sur l’horreur capitaliste de l’esclavage, où l’amour entre une femme noire et un homme blanc aurait été possible. Dans ce texte, comme dans Frères d’âme, c’est aux femmes que David Diop confie son espoir. Aglaé Adanson et Maram, les principaux personnages féminins du roman, affrontent toutes deux la violence masculine. La fille d’Adanson doit s’affranchir d’un mariage malheureux tandis que Maram échappe de justesse au viol, par son oncle, avant d’être vendue contre un vulgaire fusil. D’abord victimes, elles trouvent l’énergie de se reconstruire sans détruire.
Aglaé Adanson, qui exista réellement, échappa à son premier mariage en divorçant en 1794, écrivit en 1822 un traité d’économie domestique qui rencontra un grand succès, La maison de campagne, et fonda l’arboretum de Balaine, qui existe toujours aujourd’hui à Villeneuve-sur-Allier, dans le centre de la France. Maram, elle, est en grande partie née de l’imagination de David Diop, à partir d’un tableau bien réel que l’auteur a vu lors de l’exposition « Le modèle noir » (au Musée d’Orsay, à Paris, en 2019) : une huile sur toile peinte en 1800 par Marie-Guillemine Benoist, le Portrait de Madeleine. Cette œuvre s’appelait jusqu’il y a peu Portrait d’une négresse. Rendre leurs noms à ceux qui en ont été dépossédés, c’est aussi leur rendre une existence - et c’est bien ce que propose la littérature de David Diop.

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