L’ÉDITO
AU PAYS DES MILLE RÉPRESSIONS
En janvier 2023, à Kigali, le journaliste rwandais John Williams Ntwali perdait la vie dans un accident de voiture suspect. Il enquêtait sur la présence de troupes rwandaises dans l’est de la République démocratique du Congo (RDC) en soutien au groupe armé M23. Une réalité que le président Paul Kagame persiste à nier malgré la somme de preuves accumulées depuis plusieurs mois. Le collègue de Ntwali, Samuel Baker Byansi, a lui été contraint à l’exil après avoir été gravement menacé. C’est ce qui a poussé la plateforme Forbidden Stories, en collaboration avec une dizaine de médias internationaux dont Le Monde et Radio France, à poursuivre l’enquête des deux journalistes rwandais. Le consortium a également élargi ses investigations à la surveillance et à la répression des voix dissidentes, au Rwanda et à l’étranger.
Publiée le 28 mai, l’enquête a immédiatement fait réagir Kigali, confirmant au passage que le Front patriotique rwandais (FPR, au pouvoir) n’apprécie guère la critique : les journalistes n’ont obtenu aucune réponse à leurs questions et un communiqué, publié sur le site officiel du gouvernement le jour même, les qualifie de « militants aux motivations politiques » qui « protèg[ent] la milice génocidaire des FDLR [groupe armé constitué en 2000 dans l’est de la RDC par des anciens génocidaires rwandais, NDLR] ».
Sauf que l’enquête de Forbidden Stories arrive quelques mois seulement après un autre rapport tout aussi accablant de Human Rights Watch (HRW), qui documente la répression extraterritoriale opérée par le FPR. Alors que les opposants politiques – ou de simples voix discordantes – subissent prison, exil ou accidents de la route fatals dans leur pays, le FPR les traque jusqu’à l’étranger ou cible leur famille restée au Rwanda, selon l’organisation des droits humains. Des méthodes de répression qui placent le régime de Kigali aux côtés des pires dictatures de la planète. À la suite de la publication de l’enquête de Forbidden Stories, Samuel Baker Byansi et sa famille ont d’ailleurs fait l’objet de menaces inquiétantes. Et, à la suite du rapport d’HRW, une des chercheuses de l’organisation s’est vu interdire l’entrée sur le territoire rwandais.
Même des figures internationalement reconnues ne sont pas à l’abri. Paul Rusesabagina, considéré à l’étranger comme un héros du génocide des Tutsi⸱es de 1994 pour avoir sauvé un millier de personnes dans l’hôtel qu’il dirigeait (et dont l’histoire a fait l’objet d’un film en 2005, Hôtel Rwanda), détenteur de la nationalité belge et d’une carte de résident permanent aux États-Unis, a été enlevé en 2020 puis condamné à vingt-cinq ans de prison pour « terrorisme ». Les juges affirment que l’opposant a fondé et soutenu des groupes armés – comme le Front de libération national, dont il a admis « soutenir » l’action dans une vidéo. Sa fille, qui plaidait sa cause auprès de diplomates occidentaux, a quant à elle été espionnée par le logiciel israélien Pegasus – largement utilisé par Kigali jusqu’à au moins 2021, selon Forbidden Stories. Finalement, la pression internationale lui a permis de sortir de prison, où il a passé trois années, et de quitter le Rwanda.
Les pays occidentaux sont très cléments avec le régime de Paul Kagame. Les causes sont multiples : leur culpabilité après leur inaction face au génocide de 1994 – voire, pour la France, le soutien au régime génocidaire –, qui a fait près de 1 million de victimes en trois mois ; la stabilité politique qui les rassure dans une région des Grands Lacs chaotique (bien que le FPR contribue à ce chaos) ; les contrats de sponsoring avec des équipes de football occidentales telles que le Paris Saint-Germain (France), Arsenal (Royaume-Uni) et le Bayern Munich (Allemagne) ; sa proposition de sous-traitance dans la gestion des demandeurs d’asile au Royaume-Uni ; son activisme dans les arènes internationales et sa forte implication dans les opérations de maintien de la paix ; ou, plus récemment, le déploiement de son armée pour protéger les investissements de TotalEnergies dans le gaz au Mozambique. Dans un contexte mondial plus général de fascination pour les régimes autoritaires, Paul Kagame suscite par ailleurs une certaine admiration chez ses homologues étrangers pour sa capacité à avoir développé son pays de manière spectaculaire seulement trente ans après un génocide qui l’avait ravagé...
Mais, sur fond d’intérêts stratégiques (comme les minerais rares présents en masse en RDC), Washington et Paris ont commencé – timidement – à hausser le ton. Ils demandent désormais aux troupes rwandaises de se retirer du territoire congolais et de cesser leur soutien militaire au M23, sans aller jusqu’à adopter des sanctions, au grand dam de la RDC, dont le président, Félix Tshisekedi, a qualifié son voisin de « Hitler ». Tandis que l’est de la RDC est largement occupé par le M23 et que des millions de personnes ont été contraintes de se déplacer, Paul Kagame se prépare à se faire réélire en juillet pour un cinquième mandat. En 2017, il avait remporté la présidentielle au premier tour avec 99 % des voix. Un modèle qui inspire nombre d’autres régimes africains.
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À LIRE
L’OR AFRICAIN, UN TRAFIC MONDIAL AU DÉTRIMENT DU CONTINENT
La dernière étude de Swissaid, la principale agence de développement suisse engagée dans l’agroécologie et dans la protection des travailleurs des industries extractives dans le Sud global, représente une des analyses contemporaines les plus complètes sur le commerce de l’or africain. Ce travail, publié jeudi 30 mai, a été réalisé à partir de données récoltées entre 2021 et 2024 sur la production, l’exportation et l’importation de l’or provenant de pays africains.
En ce qui concerne la production, l’étude montre que plus de la moitié de l’or extrait en Afrique et ensuite exporté vers des pays non africains (principalement les Émirats arabes unis, l’Inde, le Canada, l’Australie, la Suisse et la Chine) provient de l’extraction minière artisanale et à petite échelle (Emape), dont seulement 20 à 25 % de la production est déclarée sur le marché. Cela signifie que chaque année, sur le continent, entre 23,7 milliards et 35 milliards de dollars ne sont pas déclarés au moment de la production.
Ensuite, lorsque le minerai, brut, traité ou transformé en lingots, quitte le pays d’extraction, il passe souvent par des pays de transit (dont les principaux sont le Mali, le Niger, l’Afrique du Sud et la Guinée) pour finalement être exporté hors d’Afrique. La contrebande, qui a atteint 435 tonnes en 2022 sur l’ensemble du continent, est un phénomène qui ne concerne pas seulement le commerce intra-africain, mais aussi le marché international : l’étude montre que l’or issu « des circuits clandestins » est déclaré au moment de l’importation et qu’il acquiert une existence légale en entrant sur le marché global.
En d’autres termes, le pays de transit importe l’or de manière illégale avant de l’exporter officiellement vers un pays tiers comme s’il était lui-même le producteur du minerai… Arrivé sur le marché international, le précieux métal a en apparence respecté la réglementation internationale, dont un passage par des raffineries certifiées LBMA (soit la London Bullion Market Association, l’organisme d’autorité sur le marché des métaux précieux). Tout le monde semble s’y retrouver, sauf les mineurs en début de chaîne dont la production est acquise en dessous du prix du marché… Cette supercherie à l’échelle mondiale a des conséquences importantes en termes de corruption, de violations des droits humains et de dégradation de l’environnement, souligne l’étude.
Ce contexte profite par ailleurs aux groupes armés locaux et internationaux, explique Swissaid, dont la société militaire privée Wagner (rebaptisée Africa Corps), liée au Kremlin et implantée notamment en Centrafrique, au Mali et au Niger.
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À VOIR
COMPRENDRE LES ÉLECTIONS EN AFRIQUE DU SUD
Le 29 mai, les électeurs sud-africains ont été appelés aux urnes pour élire leurs représentants nationaux et provinciaux. Le résultat de ces élections générales est attendu pour le début de la semaine prochaine. Afin de mieux comprendre les enjeux de ce scrutin, appelé par beaucoup « the new 1994 » (année de l’élection de Nelson Mandela et de la première alternance du pays), The Nordic Africa Institute, centre de recherche basé à Uppsala (Suède), propose une série d’analyses en format vidéo (disponible en anglais). L’African National Congress (ANC), comme la majorité des mouvements de libération sur le continent, a-t-il désormais atteint sa date d’expiration, après trente ans de pouvoir ? La possible coalition de l’ANC avec de plus petits partis (comme le Economic Freedom Fighters, EFF, de Julius Malema, ou le Inkatha Freedom Party) pourrait-elle apporter des changements et donner plus de pouvoir décisionnel aux autres mouvements ? Pour qui auront tendance à voter les jeunes électeurs, nés après 1994, et qui critiquent le bilan politique et économique de la formation dirigée par Cyril Ramaphosa, plusieurs fois pris dans des scandales de corruption ? Ces trois courtes vidéos décryptent de manière pédagogique les différents scénarios de ces élections, du basculement politique à la – énième – victoire de l’ANC.
Épisode 1 : The beginning of the end for ANC domination ?
Épisode 2 : Can the ANC reinvent itself ?
Épisode 3 : The state of democracy, 30 years on
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LES ARTICLES DE LA SEMAINE
Au Sénégal, Kédougou a la fièvre de l’or
Portefolio ⸱ Depuis plusieurs années, la région de Kédougou, située dans le sud-est du Sénégal, est devenue le cœur névralgique de l’exploitation aurifère. Partout, les mines ont remplacé les champs de culture, et des milliers de jeunes hommes et femmes ont afflué de toute la sous-région. Une ruée aux graves conséquences environnementales et sociales.
Par Maria Gerth-Niculescu et Marco Simoncelli
Dans l’est de la RD Congo, le trouble jeu de l’Ouganda
Enquête ⸱ Depuis le retour du Mouvement du 23-Mars dans l’est de la République démocratique du Congo, en mars 2022, Kigali est accusé de soutenir cette rébellion à majorité tutsie. Mais ce groupe armé bénéficierait aussi du soutien moins visible de Kampala, dont les intérêts dans la région sont peu ou prou les mêmes que ceux du Rwanda.
Par Kristof Titeca
Mário de Andrade et la lutte armée de l’Angola contre le Portugal
Entretien ⸱ À travers de nombreuses archives retrouvées au Portugal et en Angola, le documentaire Mário retrace l’histoire du leader indépendantiste et poète Mário Pinto de Andrade, premier président du Mouvement populaire de libération de l’Angola. Billy Woodberry, réalisateur entre autres de Bless Their Little Hearts (1984), propose une plongée au cœur des luttes anticoloniales des années 1950 et 1960.
Par Victoria Brittain
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