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Nigeria. Le blues de l’or noir

Bodo. Les cicatrices toujours ouvertes du delta du Niger

Série 2/3 · Dans le sud-est du Nigeria, les marées noires passées ont saccagé le sol et l’eau. Près de deux décennies plus tard, le coûteux plan de dépollution adopté sur recommandation des Nations unies n’a pas achevé sa mission, tandis que la contamination se poursuit.

Dans cette image, on voit un homme vêtu d'une combinaison blanche, penché sur le sol marécageux d'une zone côtière. Il s'affaire à planter ou à entretenir de jeunes pousses de mangroves, alignées sur des plates-bandes sombres. La mer calme s'étend en arrière-plan, sous un ciel nuageux et gris, donnant une ambiance de paix mais aussi d'instabilité. Autour de lui, il y a des troncs d'arbres et des branches, et la nature semble en pleine régénération. La scène illustre bien les efforts de reforestation et la protection des écosystèmes côtiers.
Un agent de l’Hyprep (Hydrocarbon Pollution Remediation Project), l’agence fédérale chargée de la dépollution en Ogoniland, replante des mangroves à Bodo, Rivers State, Nigeria.
© Marco Simoncelli / IrpiMedia - Afrique XXI

« Vous voyez le niveau de contamination. C’est toujours là, dans le sol. » Le bâton s’enfonce dans une boue visqueuse et grisâtre, un mélange compact de terre et de feuilles en décomposition.« Vous voyez… C’est du pétrole. » Sous la surface affleure un liquide noir et épais. L’eau stagnante qui borde la rive, agitée par une vague imperceptible, est irisée, mousseuse, recouverte d’un mince voile de matière polluante.

Celui qui sonde le fond avec son bâton est Anthony Aalo, militant écologiste et l’une des voix les plus déterminées contre la reprise des explorations pétrolières en Ogoniland, territoire habité par l’une des nombreuses minorités du sud du Nigeria. Nous sommes à Bodo, une petite ville de pêcheurs nichée au cœur de la terre des Ogonis. Administrativement, l’Ogoniland relève de l’État de Rivers, l’un des neuf qui s’étendent sur le chapelet d’îlots dessinés par les cours d’eau du delta du fleuve Niger.

Dans tout le delta, les lits fluviaux reposent sur une formation géologique particulière appelée Benin Formation : un assemblage de sables grossiers et poreux qui recèlent d’abondants gisements de brut. Mais ce qui souille l’eau ne tarde jamais à s’infiltrer dans le sol et jusque dans la nappe phréatique, par osmose, empoisonnant la flore et la faune environnantes.

Dix-sept ans après les marées noires, le pétrole partout

« On ne peut plus pêcher dans cette zone. Quand on lance le filet, rien ne remonte, alors qu’avant, il y avait des poissons en abondance », explique Monday Saka, un pêcheur d’une cinquantaine d’années qui, depuis 2008, l’année des deux pires marées noires de la région, a pratiquement cessé toute activité. Le contenu des bassines dans lesquelles les femmes déposent le poisson pour les repas du jour témoigne de la rareté des prises. Et le pétrole, lui, continue d’imprégner la terre, même après toutes ces années.

Monday Saka a pratiquement arrêté la pêche depuis les deux marées noires de 2008. Ogoniland, Rivers State, Nigeria.
Monday Saka a pratiquement arrêté la pêche depuis les deux marées noires de 2008. Ogoniland, Rivers State, Nigeria.
© Marco Simoncelli / IrpiMedia - Afrique XXI

Il a fallu dix ans pour que les recommandations du Programme des Nations unies pour l’environnement (Unep), venu évaluer la situation de l’Ogoniland à la demande du gouvernement nigérian, commencent enfin à se traduire par des mesures concrètes, après quelques hésitations initiales en 2017. Le plan pilote de dépollution concerne 63 sites contaminés, s’étend sur cinq ans et prévoit la création d’un fonds initial doté 1 milliard de dollars.

Selon l’Unep, « le fonds devrait être abondé par des contributions financières des compagnies pétrolières opérant en Ogoniland (actuellement SPDC et NNPC) et du gouvernement fédéral nigérian, actionnaire principal de ces deux entités ». Dans son rapport annuel 2023, Shell écrit : « À la fin de l’année 2023, la SPDC avait intégralement payé sa part des engagements de la coentreprise SPDC pour le processus de dépollution, portant la contribution totale à l’Ogoni Trust Fund à 751 millions de dollars » sur un total de 900 millions dus par les compagnies pétrolières.

Parmi les autres sociétés participant à la coentreprise SPDC1,TotalEnergies, qui détient 10 % des parts, a déjà annoncé un accord de cession à une entreprise nigériane, mais on ignore si elle a versé ou non sa contribution à l’Ogoni Trust Fund. Eni, qui détient 5% des parts, n’a annoncé aucune cession et n’a pas précisé dans ses comptes si elle avait payé sa part au fonds Ogoni. Quant au gouvernement nigérian et à ses entreprises publiques, ils n’ont toujours rien versé au projet de dépollution de l’Ogoniland.

La pollution se poursuit

« Nous avons besoin que Shell et le gouvernement nigérian procèdent à une véritable dépollution avec un matériel capable de descendre jusqu’à 40 mètres pour éliminer tout le pétrole », ajoute le pêcheur de Bodo, Monday Saka. Il demande que les opérations soient menées par des entreprises internationales et non par des sociétés locales.

« Le projet de dépollution a été retardé en 2016 et durant la majeure partie de 2017 parce que l’accès aux sites était contesté par la communauté locale », écrit la société dans son rapport annuel 2023 (Annual Report and Accounts for the Year Ended December 31, 2023). L’entreprise a également expliqué que le véritable problème du delta du Niger résidait dans les « fuites de pétrole dues aux vols, au raffinage clandestin et au sabotage, qui causent les plus graves dommages environnementaux ».

Car la pollution ne s’arrête pas : de nouvelles fuites continuent de survenir. « En 2024, environ 81 % des fuites de pétrole brut de plus de 100 kilos provenant des installations de la coentreprise SPDC étaient causées par des activités illégales de tiers. En 2024, le volume des fuites de brut supérieures à 100 kilos dues au vol et au sabotage a atteint 2 000 tonnes (84 incidents), contre 1 400 tonnes (139 incidents) en 2023. La baisse du nombre d’incidents en 2024 montre une efficacité accrue des mécanismes de protection contre le vol », écrit Shell. Depuis mars 2025, Shell n’est plus présente en Ogoniland. La compagnie a vendu les parts de sa filiale opérant sur place à la nigériane Renaissance Africa Energy Limited.

La crainte de conséquences irrémédiables

La communauté de Bodo se souvient très bien de la première marée noire, qui s’est abattue sur la ville le 28 août 2008, déversant 3 900 barils par jour pendant 72 jours. La seconde, qui a débuté le 7 décembre, a duré 75 jours. Shell, puis aujourd’hui Renaissance Africa, contestent la durée du premier spill fuite », « épanchement », en anglais) qu’ils disent ne pas avoir dépassé 33 jours. Quoi qu’il en soit, cela n’a pas empêché la contamination de l’environnement.

Dans les ruelles de Bodo. Que vont devenir les générations futures alors que les fuites de pétrole ont pratiquement anéanti le poisson ? En Ogoniland, Rivers State, Nigeria.
Dans les ruelles de Bodo. Que vont devenir les générations futures alors que les fuites de pétrole ont pratiquement anéanti le poisson  ? En Ogoniland, Rivers State, Nigeria.
© Marco Simoncelli / IrpiMedia - Afrique XXI

Et plus le temps s’écoule, plus le risque s’accroît que les sols et la nappe phréatique soient irrémédiablement touchés, rendant le travail de dépollution et de restauration de l’écosystème bien plus complexe.

En 2012, un groupe d’habitants de Bodo assisté par le cabinet d’avocats britannique Leigh Day assigne Shell en justice afin d’obtenir des compensations et la reconnaissance de l’ampleur du désastre.

Un accord financier mais beaucoup de déception

En 2014, Shell et la communauté parviennent à un accord : la compagnie reconnaît la catastrophe environnementale provoquée par la dégradation de l’infrastructure. Le texte précise que la mangrove a diminué d’une superficie équivalant à plus de 9 000 terrains de football à un peu plus de 2 600 en décembre 2013, et que Shell devra prendre en charge la dépollution. L’évaluation de la mise en œuvre sera confiée à la Bodo Mediation Initiative (BMI), lancée en 2013 sous la direction de l’ambassadeur des Pays-Bas au Nigeria.

En 2015, Shell conclut un accord avec la communauté pour une indemnisation de 55 millions de livres sterling (63 millions d’euros). Sur cette somme, 35 millions indemnisent les pêcheurs (2 200 livres pour chacun des 15 600 plaignants). « Comparée à ce que le pétrole a détruit dans notre rivière, cette compensation est dérisoire ; elle ne peut pas nous aider », estime Monday Saka depuis sa pirogue, d’où il lance en vain un filet de pêche. Quoi qu’il en soit, l’argent a été versé. Les 20 millions restants ont été mis à disposition de la communauté. « Ils avaient promis de construire un marché et un hôpital. Mais finalement, impossible de dire où est passé l’argent. Pas d’hôpital, pas de marché », conclut le pêcheur.

La situation est particulièrement grave sur le plan sanitaire : ce qui devrait être l’hôpital de référence n’est perçu par la population que comme un simple dispensaire. « Si vous allez consulter pour un problème de paludisme, de typhoïde ou autre, les médicaments qu’ils vous donnent ne tueraient même pas une fourmi. En réalité… pas de médicaments, pas d’équipement, pas d’argent, rien », commente l’activiste écologiste Anthony Aalo. À notre visite, l’établissement était désert, à l’exception d’une infirmière de garde, pas autorisée à parler, comme le médecin joint par téléphone qui travaille ici depuis plus d’un an. Sous le couvert de l’anonymat, il explique que le centre de premiers secours ne fonctionne pas, que l’hôpital a besoin d’entretien et de personnel. Il affirme n’avoir reçu aucun soutien de Shell pour son développement, du moins depuis qu’il y travaille. Bien que demandée par l’Unep, l’étude sur l’état sanitaire de la population ogonie n’a toujours pas été menée, ce qui ne permet pas d’avoir une vision claire du tableau clinique des communautés.

À l’origine des fuites

L’Ogoniland est un carrefour traversé par la Trans Nigerian Pipeline, la principale autoroute du pétrole du pays. Les fuites ont commencé dès le début des années 1960 et se sont aggravées au fil des épisodes de tension, comme durant la guerre du Biafra entre 1967 et 1970. « Les causes des fuites sont multiples : corrosion, pannes de système, défaillances d’équipement, interférences de tiers. Plus récemment, il y a eu aussi le bunkering, le raffinage artisanal, etc. Mais la principale source des fuites et des coûts qu’elles engendrent en Ogoni reste opérationnelle et liée directement à l’activité d’exploitation », explique Evidence Ep-Aabari Enoch-Zorgbara, ingénieur environnemental fort de vingt ans d’expérience dans le domaine. Il a travaillé avec Shell, des agences gouvernementales et des entreprises nigérianes. Aujourd’hui, il est consultant.

« Les “point source spills” (c’est-à-dire les fuites identifiées et localisables) en Ogoni sont principalement dues à la corrosion », précise-t-il encore. « Nous avons des équipements datant de la fin des années 1950, dont le remplacement traîne, ce qui multiplie les risques de fuites. » Une opinion différente de celle de la Nosdra, l’Agence nationale de détection et de réponse aux fuites de pétrole, qui impute les marées noires avant tout aux actes de vandalisme.

Depuis le petit port où sont échouées les pirogues des pêcheurs, on distingue quelques touffes d’un vert éclatant, sur la rive opposée du fleuve Niger, qui tranchent nettement avec le reste du paysage : le noir du sol, le ciel crème, le vert sombre de la végétation. Ce sont les premières mangroves replantées après la catastrophe, l’espoir, pour Bodo, de voir renaître la biodiversité au creux des méandres du fleuve. À côté, tout aussi visible, se tient une personne engoncée dans une combinaison blanche portant l’inscription Hyprep (Hydrocarbon Pollution Remediation Project, l’agence fédérale coiffée par le ministère nigérian de l’Environnement chargée de la mission de dépollution.)

L’argent suffira-t-il ?

La cour du siège de l’Hyprep est bondée de minivans, de SUV et de personnels de sécurité en uniforme militaire, fusils en bandoulière, tuant le temps. L’expédition chargée de visiter les projets de l’agence se compose de deux véhicules : l’un transporte les journalistes, l’autre des gardes armés. Bien que l’État de Rivers paraisse calme, ce n’est peut-être qu’une apparence : depuis les années 1990, le gouvernement central entretient des relations tendues avec les Ogonis et avec Port Harcourt, la capitale de l’État.

En mars, le président du gouvernement fédéral, Ahmed Bola Tinubu, a proclamé l’état d’urgence en justifiant sa décision ainsi : « Les derniers rapports de sécurité qui m’ont été transmis montrent qu’entre hier et aujourd’hui il y a eu des incidents inquiétants de sabotage d’oléoducs par des militants, sans que le gouverneur ait pris des mesures pour les contenir. J’ai donc donné des ordres stricts aux forces de sécurité pour garantir la sécurité des habitants de l’État de Rivers et celle des oléoducs. »

Des ouvriers et des machines sur un site de restauration des terres polluées dans le Gokana LGA, géré par l'Hyprpe (Hydrocarbon Pollution Remediation Project). En Ogoniland, Rivers State, Nigeria.
Des ouvriers et des machines sur un site de restauration des terres polluées dans le Gokana LGA, géré par l’Hyprpe (Hydrocarbon Pollution Remediation Project). En Ogoniland, Rivers State, Nigeria.
© Marco Simoncelli / IrpiMedia - Afrique XXI

Il n’existe aucune donnée sur les dépenses de l’Hyprep, ni pour la sécurité ni pour les autres postes budgétaires. « En termes de bonnes pratiques internationales, précise l’ingénieur environnemental Evidence Ep-Aabari Enoch-Zorgbara, je dirais que 1 milliard de dollars ne suffit pas pour mener à bien ce projet. » Il le dit au regard d’opérations de dépollution plus simples, comme celle de BP dans le golfe du Mexique après la catastrophe de la plateforme Deepwater Horizon – plus simples parce que, malgré l’ampleur du désastre, il n’a pas été nécessaire de dépolluer la nappe phréatique mais seulement de contenir la nappe de pétrole – qui ont coûté 30 milliards de dollars. « Et dans le cas de l’Ogoniland, même le fonds déjà débloqué par Shell « n’a pas été utilisé correctement », insiste l’ingénieur.

De nombreux investissements...

Hyprep communique beaucoup. L’agence dispose d’un journal, d’une chaîne YouTube et de plusieurs profils sur les réseaux sociaux. Des équipes de télévision internationales visitent fréquemment les sites du projet, qui dépasse désormais largement le cadre de la dépollution. De nouvelles infrastructures ont vu le jour : des stations de distribution d’eau potable (la plus récente, justement, à Bodo), une centrale électrique, un centre universitaire d’excellence pour la restauration des mangroves, ainsi qu’un nouvel hôpital. Les projets de l’Hyprep se sont multipliés, malgré les doutes sur son budget. L’espoir est d’attirer des partenaires nationaux et internationaux censés apporter les financements nécessaires à la poursuite du programme.

Mais, dans les documents publics, il n’est jamais question d’argent. Pour l’instant, l’Hyprep a surtout dépensé : la China Civil Engineering Construction Corporation (CCECC), entreprise publique chinoise, s’est vu confier un contrat de 42 milliards de nairas (23 millions d’euros) pour construire le centre universitaire d’excellence. La même entreprise a décroché d’autres marchés : une nouvelle ligne de chemin de fer à Abuja et un pont destiné à relier entre elles les îles qui composent Lagos.

Le lot 32 est classé à risque moyen. Il se situe à distance des habitations, le village le plus proche étant K-Dere. Mais il s’agit d’un site complexe : des bassins recueillent les nappes d’eau contaminées, des carrières permettent d’extraire la terre polluée, et des bio-cellules traitent, à l’aide de produits chimiques, le sol excavé pour en éliminer les polluants. Une fois assaini – c’est-à-dire ramené en deçà d’un certain seuil de polluants –, il pourra de nouveau servir aux activités traditionnelles, ce que réclament des habitants comme Monday Saka.

… mais un énorme travail encore à accomplir

Dans un premier temps, les entreprises travaillant pour l’Hyprep ont traité les sites « simples », c’est-à-dire ceux où la contamination du sol n’avait pas encore atteint la nappe phréatique. Quant aux résultats, si l’Unep porte un jugement positif, des experts comme Evidence Ep-Aabari Enoch-Zorgbara et des auditeurs indépendants tels que l’ONG Stakeholder Development Network (SDN) contestent les choix opérés et la manière dont les travaux ont été réalisés. « Le remblayage des sols excavés lors de la phase 1 ne fonctionne pas », explique un représentant de SDN, Samuel Paul. Les sols nettoyés dans la phase 1 ne semblent toujours pas aptes à retrouver un usage agricole. Pendant ce temps, l’étude de l’Unep vieillit, perd en précision, et les polluants peuvent s’infiltrer encore plus profondément dans la nappe, ce qui entraîne des coûts supplémentaires et de nouvelles difficultés techniques.

Un ouvrier de l'Hyprep montre le pétrole séparé du sol et des nappes phréatiques après de longs et difficiles processus de dépollution. En Ogoniland, Rivers State, Nigeria.
Un ouvrier de l’Hyprep montre le pétrole séparé du sol et des nappes phréatiques après de longs et difficiles processus de dépollution. En Ogoniland, Rivers State, Nigeria.
© Marco Simoncelli / IrpiMedia - Afrique XXI

Le travail à accomplir est donc immense. « Pour ce seul lot, nous avons environ 460 m3 de sol à dépolluer sur l’ensemble du site », explique, en parcourant les lieux vêtu de sa combinaison orange, Israel Siglo, le chef d’équipe pour l’exécution des opérations de dépollution à l’Hyprep. « C’est énorme. Et pour l’ensemble de notre phase 2, nous avons environ 5 millions de m3 de sol à traiter dans le cadre de cette nouvelle étape de dépollution. » Et de conclure sobrement : « Nous avons énormément de travail devant nous et nous essayons de le faire du mieux possible. »

Selon Evidence Ep-Aabari Enoch-Zorgbara, le niveau d’exécution du projet est de 20-30 %, car la dépollution des nappes phréatiques n’a pas du tout été engagée. Le projet est aussi devenu plus ambitieux que ce qui était prévu initialement par l’Unep, avec l’intégration des travaux comme le nettoyage du littoral. « Avons-nous fait assez ? Je dirais non. Avons-nous bien utilisé l’argent ? Non. Avons-nous fait quelque chose ? Oui. En sommes-nous encore au point zéro ? Non », résume-t-il. Selon Samuel Paul : « La vie revient dans les criques. Les moyens de subsistance de base sont de retour. La restauration des periwinkles (bigorneaux) et plusieurs autres processus sont en cours. De nombreuses personnes trouvent des emplois sur les sites de l’Hyprep. Différents entrepreneurs ont mobilisé de nombreux jeunes. Le processus de replantation des mangroves est achevé à 93 %. »

Les signaux sont positifs. Mais le risque demeure que certains projets, faute de financements supplémentaires, se transforment en « cathédrales dans le désert » : des chantiers sources de contrats plutôt qu’une véritable transformation de l’Ogoniland.

Là où l’Hyprep n’intervient pas

« La même marée noire qu’à Bodo est arrivée ici aussi. » Moses Barine, 41 ans, est depuis dix ans président des jeunes de la communauté de Gio. Le pétrole qui s’est échappé à Bodo en 2008 a également atteint les méandres de la rivière qui baigne son village. Le paysage qui subsiste, des années plus tard, est spectral, surtout maintenant que la rivière est asséchée. Pêcher est impossible. Devant les maisons, le nylon des filets étendus à sécher a pris la couleur noire du pétrole.

La communauté de Gio fait partie de celles que les Nations unies ont étudiées en profondeur. C’est l’un des lieux où les anciens puits de pétrole, inutilisés depuis 1993 (voir article 1/3), ont été peu à peu recouverts de végétation. Cet état d’abandon est un risque : dans l’un des vieux puits de l’Ogoniland, une fuite est survenue en août, révèle Anthony Aalo : « La cause de cette fuite est une défaillance des équipements. Si l’Hyprep et les compagnies pétrolières avaient démantelé certaines de ces anciennes installations, la marée noire dont nous parlons aujourd’hui n’aurait pas eu lieu. »

Un pêcheur contemple le sol contaminé à Gio, avec en arrière-plan le paysage du delta du Niger entièrement pollué par les marées noires. En Ogoniland, Rivers State, Nigeria.
Un pêcheur contemple le sol contaminé à Gio, avec en arrière-plan le paysage du delta du Niger entièrement pollué par les marées noires. En Ogoniland, Rivers State, Nigeria.
© Marco Simoncelli / IrpiMedia - Afrique XXI

À Gio, le problème est profond : le sol présente des concentrations d’hydrocarbures supérieures à 12 300 milligrammes par kilo de terre, un seuil extrêmement élevé. Même dans l’air, la mission de l’ONU a relevé des concentrations élevées de polluants. Mais l’Hyprep est absente : le site ne fait pas partie des 63 retenus pour la dépollution expérimentale.

Pas de big man, pas de dépollution

« La plupart de nos fils et de nos filles ne vont pas à l’école, car la pêche est la seule source de subsistance dont nous disposons ici », ajoute Barine, père de quatre enfants. À la question de savoir pourquoi la situation à Gio est si différente de celle de Bodo, il répond : « Parce que nous n’avions pas de big man. » C’est une expression récurrente chez les exclus. Un big man, c’est quelqu’un qui assure une influence à Abuja, siège du gouvernement central. Partout où il y a de la politique au Nigeria plane l’accusation de corruption, parfois même sans preuves tangibles. À l’Hyprep, trois directeurs se sont succédé depuis le lancement, souvent emportés par des polémiques liées à des retards et à des soupçons de malversations, jamais prouvés en justice jusqu’ici.

À Wakama, à quelques kilomètres de Gio, l’assèchement du fleuve révèle les mangroves mortes et l’absence de vie, hormis quelques crabes trottinant sur la plage. Le paysage est désertique. Seuls les chants qui s’élèvent de deux églises évangéliques se faisant face rompent le silence.

Tom George, ancien pêcheur reconverti dans l’agriculture, raconte qu’après la première grande marée noire qui a coïncidé avec celle de Bodo, en 2008, il y en a eu une en 2022 et une autre en 2024. Il se souvient du dernier désastre : « Le pétrole flottait partout, dégageant son odeur, détruisant toutes nos mangroves. Nous ramassions des periwinkles pour survivre, mais maintenant il n’y a plus de bigorneaux, plus de poisson, rien, rien. Nous souffrons comme jamais auparavant. »

Aucune compensation n’a été versée par Shell, ajoute-t-il, car personne ne sait comment s’y prendre pour l’obtenir. Et, aujourd’hui, à Wakama, on ne croit plus qu’en la mobilisation internationale. Pour soutirer de l’argent aux compagnies pétrolières et recommencer à vivre de la pêche. Comme l’enseigne l’espoir de Bodo.

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1La Shell Petroleum Development Company of Nigeria (SPDC) est une joint-venture entre Shell (ancien opérateur principal avec 30 % des parts), la Nigerian National Petroleum Corporation Limited (NNPC, 55 %), TotalEnergies (10 %) et Eni (5 %). SPDC agit donc comme l’opérateur de la coentreprise, responsable de l’exploitation des actifs onshore du delta du Niger, y compris dans l’Ogoniland, jusqu’à la cession de Shell en 2024-2025.

2La Shell Petroleum Development Company of Nigeria (SPDC) est une joint-venture entre Shell (ancien opérateur principal avec 30 % des parts), la Nigerian National Petroleum Corporation Limited (NNPC, 55 %), TotalEnergies (10 %) et Eni (5 %). SPDC agit donc comme l’opérateur de la coentreprise, responsable de l’exploitation des actifs onshore du delta du Niger, y compris dans l’Ogoniland, jusqu’à la cession de Shell en 2024-2025.