Depuis la fin de la guerre civile au Nigeria, en 1970, ou « guerre du Biafra » (qui s’est déroulée du 6 juillet 1967 au 15 janvier 1970), de nombreux groupes ont continué à prôner la sécession d’une République du Biafra1. Aujourd’hui, le Peuple indigène du Biafra (Indigenous People of Biafra, Ipob), créé en 2013, est la voix la plus forte. Auparavant, le Mouvement pour l’actualisation de l’État souverain du Biafra (Movement for the Actualization of the Sovereign State of Biafra, Massob), fondé en 1999 et officiellement toujours en activité, avait établi un agenda similaire. Quelles ont été les grandes étapes de la montée et de la chute de cette dernière organisation ? Quelles sont les points de convergence et de divergence entre le Massob et l’Ipob ?
En 1999, les Nigérians portent au pouvoir Olusegun Obasanjo, premier président démocratiquement élu après seize années de régimes militaires. Trois défis préoccupent le nouveau chef de l’État : empêcher les militaires de prendre le pouvoir pour une énième fois, sauver le pays de la dette publique abyssale et empêcher le « géant de l’Afrique » de se désintégrer. Sur ce troisième point, un homme va rapidement occuper le devant de la scène : quatre mois après l’investiture d’Obasanjo, Ralph Uwazuruike fonde le Massob. Comme le nom du groupe le suggère, son objectif est de créer une nation indépendante du Nigeria, la « République du Biafra ».
Cette idée n’est pas nouvelle. Le Nigeria a été le théâtre d’une guerre civile liée à la question du Biafra entre 1967 et 1970, quand Uwazuruike était encore adolescent. Ce conflit a causé entre un demi-million et 3 millions de morts, soit environ 1 Nigérian sur 20 à l’époque. L’une des victimes, Apollonia, était la jeune sœur d’Uwazuruike. Elle serait morte dans ses bras.
Le Nigeria, « simple expression géographique » ?
Le Nigeria est composé de nombreuses communautés. Comme d’autres pays africains, ses frontières ont été définies au XIXe siècle par les puissances impériales européennes, principalement motivées par des raisons économiques et diplomatiques. En 1914, les autorités britanniques avaient réuni les protectorats du nord et du sud du Nigeria, toujours pour des raisons économiques. C’est pourquoi le Nigeria comprend aujourd’hui plus de 250 groupes ethniques qui ont été forcés à un mariage politique et un nombre encore plus élevé de langues.
Parmi ces groupes ethniques, les Hausas et les Fulanis sont majoritaires dans le Nord, les Yorubas dans le Sud-Ouest et les Igbos dans le Sud-Est. C’est ainsi que le leader indépendantiste Obafemi Awolowo2 avait décrit son pays en 1947 comme « une simple expression géographique [car] il n’y a pas de “Nigérians” comme il y a des “Anglais”, des “Gallois” ou des “Français” ».
Après l’indépendance, en octobre 1960, les fractures ethniques se sont creusées, créant un abysse qui a failli engloutir le pays. En janvier 1966, un coup d’État militaire déclenche une série d’événements chaotiques. Certains des putschistes sont des soldats igbos, et, par coïncidence, la plupart des victimes haut placées pendant le coup d’État sont originaires d’autres régions, y compris le Premier ministre, Abubakar Tawafa Balewa, et les « Premiers » (équivalent à des chefs de région) Ahmadu Bello (Nord) et Samuel Ladoke Akintola (Ouest). De plus, malgré l’échec du coup, ce moment ouvre la voie à Johnson Aguiyi-Ironsi, Igbo de l’État d’Abia, pour devenir chef d’État3.
Pour ces raisons, beaucoup ont jugé que ce coup d’État était motivé par des raisons ethniques. En réponse, des émeutes ont éclaté dans le Nord, menant à des « pogroms anti-Igbos »4. Des dizaines de milliers de personnes ont été massacrées ou déplacées.
Guerre, blocus et famine
Six mois après le coup d’État, les officiers du Nord organisent un contre-coup d’État et placent Yakubu Gowon au pouvoir. Ses tentatives de négocier la paix entre les différentes régions échouent et, finalement, le 30 mai 1967, Odumegwu Ojukwu, gouverneur militaire de la région de l’Est, déclare la sécession de la « République du Biafra ». La guerre civile commencera quelques semaines plus tard.
Lors de cette déclaration, Ojukwu était assis devant un drapeau très différent de celui du Nigeria. Ses couleurs – rouge, noir et vert – étaient alignées horizontalement. Il représentait, en version stylisée, les armoiries originales de la région orientale. Au centre, un demi-cercle jaune entouré de pointes ondulées et placé sur une longue ligne de la même couleur symbolisait le lever du soleil.
Les soldats biafrais se sont battus pour faire reconnaître ce drapeau et leur souveraineté mais le prix à payer a été énorme : des dizaines de milliers de personnes ont été tuées sur le champ de bataille et beaucoup d’autres sont mortes de faim à cause du blocus imposé par le gouvernement nigérian après la prise de la ville côtière de Port Harcourt. Les images d’enfants décharnés et malnutris ont scandalisé le monde entier.
Trois décennies après la fin de la guerre civile, le Nigeria a de nouveau été menacé de division avec l’émergence du Massob, en 1999, puis de l’Ipob, fondé en 2013 par Mazi Nnamdi Kanu, un militant britannico-nigérian né dans l’État d’Abia (sud-est du Nigeria, au centre des frontières revendiquées par la « République du Biafra ») trois mois après le début de la guerre. L’Ipob et son aîné le Massob ont de nombreux points communs. HumAngle, un média d’investigation qui couvre les conflits, les enjeux humanitaires et de développement en Afrique, a étudié des dizaines de pages du journal nigérian P.M. News parues entre 2000 et 2010. Ce travail a permis de révéler les nombreux parallèles entre les tactiques et les expériences de ces deux organisations.
« Un cimetière pour l’armée nigériane »
En avril 2000, quand le Massob n’avait que 7 mois, un journaliste de P.M. News a rencontré Uwazuruike. À l’époque, beaucoup considéraient Uwazuruike comme « un simple agitateur qu’il ne fallait pas prendre au sérieux », écrit le journal. Uwazuruike a obtenu plusieurs diplômes en Inde, étudiant les sciences politiques à l’Université du Panjab et le droit à l’Université de Bombay, avant d’être admis au barreau nigérian, en 1991. Il raconte que la raison pour laquelle il est parti en Inde était sa fascination pour le mahatma Gandhi (qui était aussi avocat). Comme Gandhi, Uwazuruike mettait l’accent sur la non-violence.
Toutefois, contrairement au leader indien, il croyait à la rétorsion. « Personne n’a le monopole de la violence, a-t-il déclaré lors de l’entretien. S’ils veulent de la violence, nous leur en donnerons. Ils n’ont pas encore vu de véritable violence... Nous, les Igbos, avons combattu une guerre civile au Nigeria, nous savons ce qu’est la violence. Nous sommes prêts à toute éventualité. » Plus tard, il a menacé d’attaquer les dirigeants « yorubas » et de « raser complètement Lagos ».
L’Ipob utilise une sémantique agressive comparable. En septembre 2015, en marge de la conférence mondiale des Igbos aux États-Unis, Nnamdi Kanu a appelé à utiliser des armes pour défendre leur terre. Sur Radio Biafra, lors de manifestations contre la violence policière en octobre 2020, il a appelé à attaquer les forces de l’ordre nigérianes : « Le Biafra sera un cimetière pour l’armée nigériane. Ceux qui resteront, nous allons les tuer. La mère de toutes les guerres s’approche », a-t-il déclaré le 27 octobre. « Tous ceux qui portent l’uniforme de la police ou de l’armée sont des ennemis du peuple. Partout où vous les voyez, vous les tuez », a-t-il ajouté une autre fois.
La BBC a également trouvé, sur les réseaux sociaux, des messages de partisans influents de l’Ipob incitant à décapiter et à brûler leurs adversaires. « L’un des moyens utilisés [dans les] médias pour éviter la censure est [d’utiliser les] langues locales, qui sont moins modérées », explique le média britannique. Simon Ekpa, chef d’une faction de l’Ipob née en juillet 2021 et nommée « Autopilot », a continué à tenir des discours haineux. Sur son compte X (ex-Twitter), il a encouragé et célébré à plusieurs reprises des assassinats de membres des forces de l’ordre nigérianes, qu’il qualifie de « terroristes ». « La terroriste @HGNigerianArmy [compte X de l’armée nigériane, NDLR] sait qu’elle a perdu la guerre. J’appelle donc l’Armée de libération du Biafra, les Combattants de la résistance du Biafra et les autres groupes armés qui se défendent à augmenter le wotowoto [la pression, NDLR] sur ces terroristes jusqu’à ce qu’ils soient tous partis et que leurs lèvres touchent la poussière : c’est seulement alors qu’il y aura la paix », a-t-il posté le 27 juin (voir ci-dessous).
The terrorist @HQNigerianArmy knows they’ve lost the war. I therefore call on Biafra Liberation army, Biafra resistance fighters and other armed groups defending themselves to increase the wotowoto on these terrorists until they are all gone and kiss dust, only then, there will… pic.twitter.com/qyATub30fM
— Simon Ekpa (@simon_ekpa) June 27, 2024
Un « envoyé de Dieu »
Moins d’un mois après son interview d’avril 2000 avec P.M. News, Uwazuruike avait hissé le drapeau du Biafra dans la ville d’Aba (État d’Abia). Il avait fait la même chose quelques semaines plus tôt lorsqu’il avait inauguré le secrétariat du Massob à Lagos, lors du lancement d’une campagne d’autodétermination qui allait durer des années. Le groupe a ensuite gagné un large soutien. En 2006, le chef du renseignement intérieur du Nigeria a estimé qu’il comptait plus de 2 millions de membres. Certains ont même qualifié Uwazuruike d’« être divin ».
Le président Obasanjo n’était toutefois pas prêt à écouter cet « envoyé de Dieu ». Très tôt, le gouvernement nigérian a réprimé le Massob. Dès mai 2001, il aurait emprisonné plus de 2 500 de ses membres et en aurait tué des centaines d’autres. La police a lancé une longue liste d’accusations contre le groupe : extorsions illégales, viols, meurtres, violations de domiciles et vols. Selon le porte-parole de la police, Haz Iwendi, le Massob disposait de ses propres cellules où il détenait et torturait ses ennemis.
Cette réaction gouvernementale suggère une réelle popularité du Massob. Il est cependant assez difficile de savoir à quel point l’organisation, à son apogée, était soutenue par la population du sud-est du Nigeria. Certains groupes d’intérêt, comme l’Association culturelle Mgborogwu, à Lagos, ont pris leurs distances avec le Massob, mais certaines de leurs déclarations pourraient avoir été « sponsorisées » par le gouvernement (il est commun que des organisations de la société civile douteuses soient payées pour faire des déclarations à la presse en faveur du gouvernement au Nigeria).
Mais le Massob bénéficiait du soutien du Ọhanaeze Ndigbo, un groupe socio-politique largement reconnu qui représente les intérêts des Igbos au Nigeria. En 2000, après quelques tensions, les deux groupes se sont réconciliés et les dirigeants du Massob ont souvent été invités à des événements organisés par le Ọhanaeze. De plus, le soutien apporté par l’ancien chef militaire de la guerre du Biafra, Odumegwu Emeka Ojukwu, a contribué à renforcer la popularité du groupe parmi les Igbos.
Des soutiens de poids
Uwazuruike a affirmé à P.M. News avoir servi Ojukwu pendant cinq ans « en tant que disciple » et l’avoir étudié de la même manière qu’il étudiait ses autres héros, comme Gandhi. Ojukwu avait d’abord qualifié le Massob de groupe de « personnes peu sérieuses poursuivant des visions fantômes »5. Mais il s’en est ensuite rapproché et lui a apporté son soutien après avoir perdu l’élection présidentielle d’avril 2003. En retour, le Massob a tenté d’empêcher son arrestation par le Service de sécurité de l’État (SSS). « Le Massob est l’enfant d’Ojukwu. [Ce dernier] n’a pas d’autre choix que de soutenir le mouvement », a déclaré fièrement Uwazuruike en 2004. Peu après, il a affirmé que le gouvernement fédéral avait élaboré un plan pour les assassiner, lui et Ojukwu.
Le Massob a également créé des structures en dehors du Sud-Est. Le mouvement a été particulièrement implanté à Lagos, où il a établi un secrétariat. Il a disposé d’un coordinateur pour le Sud-Ouest et comptait également des coordinateurs dans des États du Nord, comme à Kaduna.
La lutte pour le Biafra a souvent reçu un appui important hors des frontières du Nigeria. Dans les années 1960, les pays comme la France, le Portugal et l’Afrique du Sud ont apporté une aide militaire et humanitaire pendant la guerre civile. En outre, le Massob et l’Ipob se sont toujours appuyés sur le soutien des Nigérians de la diaspora. « Le Massob et la lutte pour le Biafra sont financés par des membres individuels. Nous avons plus de 3 millions de membres dans le monde entier », a déclaré Uwazuruike en 2000. Des années plus tard, en 2008, il a affirmé que le Massob comptait au sein de la diaspora plus de vingt groupes affiliés.
De même, l’Ipob a des membres actifs dans des dizaines de pays du monde. Ils l’aident à mener ses campagnes sur Internet et à collecter des fonds. Selon la Nigerian Financial Intelligence Unit (NFIU), la plupart de ses revenus viennent du Brésil, de la Grande-Bretagne, de la Chine, de l’Allemagne, de l’Inde, de l’Indonésie, de l’Irlande, de l’Italie et de la Malaisie.
Une propagande active
Une autre stratégie utilisée par le Massob et que l’on retrouve également au niveau de l’Ipob consiste à semer le doute quant aux responsabilités de chacun ou à nier catégoriquement les accusations d’actes criminels pouvant ternir sa réputation. En novembre 2005, quand les membres du Massob ont violemment occupé les rues des villes d’Onitsha et d’Enugu, obstruant la circulation et incendiant des maisons pour protester contre la détention d’Uwazuruike, certains des bâtiments détruits appartenaient au premier président nigérian autochtone, Nnamdi Azikiwe, Igbo originaire d’Anambra. Sa voiture a été brûlée, et certains ont pensé que cet incident aurait pu faire perdre au Massob le soutien de la population de la région.
En réaction à ces allégations, le porte-parole du groupe, Uchenna Madu, a accusé des « agents du gouvernement fédéral » d’avoir détruit les propriétés pour discréditer le mouvement et saboter sa lutte. L’année précédente, le Massob avait également dû nier sa responsabilité dans l’enlèvement d’un commissaire à Anambra. De son côté, l’Ipob s’est mise à employer l’expression « tireurs inconnus » à partir de 2021, ce qui lui a permis de célébrer des attaques, en particulier contre les forces de l’ordre, sans en assumer explicitement la responsabilité.
Il existe d’autres similitudes entre le Massob et l’Ipob concernant leur rapport à la propagande. Par exemple, le Massob a célébré la réélection de George W. Bush à la présidence des États-Unis en 2004, affirmant qu’ils avaient jeûné pour obtenir ce résultat parce que Bush était une « sorte de messie qui [avait] le devoir divin de libérer les gens de l’esclavage ». « Il a libéré le peuple afghan et il libère maintenant les Irakiens », a déclaré le coordinateur du Massob, Emmanuel Okeke. Cette technique consistant à faire croire qu’il y aurait un soutien international à la cause biafraise est également employée par l’Ipob.
Les deux organisations ont par ailleurs une position similaire quant à la presse traditionnelle. Uwazuruike a accusé les journalistes de P.M. News, dont le siège est à Lagos, d’avoir de la haine pour le peuple igbo. L’Ipob condamne les médias traditionnels, qu’il appelle les « médias yorubas », et a investi massivement dans la création de ses propres blogs d’information.
Le complot islamiste
Le Massob a également instrumentalisé l’émergence des djihadistes dans le nord-est du Nigeria pour exacerber le nationalisme igbo. En 2009, juste après le soulèvement de Boko Haram dans l’État de Borno, l’organisation a affirmé qu’elle avait découvert des complots des insurgés avec l’État nigérian visant à attaquer le Sud-Est. Elle a aussi déclaré que le groupe armé avait stocké des armes à l’intérieur des mosquées de la région, en mentionnant des centres de culte musulman spécifiques. Les dirigeants du Massob ont par ailleurs utilisé l’assassinat, par la police, du fondateur de Boko Haram, Mohammed Yusuf, affirmant qu’il s’agissait d’une tentative de dissimuler les preuves de ce complot. Aujourd’hui, l’un des principaux piliers de la propagande de l’Ipob se fonde sur des thèses conspirationnistes comparables – l’une d’elles porte sur un obscur plan qui viserait à islamiser le Nigeria.
Les deux organisations se rejoignent aussi sur les moyens mis en œuvre pour protester contre le gouvernement et attirer l’attention sur leur lutte. Elles privilégient la désobéissance civile en donnant des instructions aux habitants pour qu’ils restent chez eux (« sit-at-home ») certains jours. Ces directives peuvent aussi être imposées par la violence.
Le premier de ces ordres de confinement a été donné en 2004. À l’époque, seulement 1 % de la population nigériane avait accès à Internet : Uwazuruike a donc dû transmettre le message par une lettre qui a ensuite été photocopiée et distribuée. Dans le courrier, intitulé « Appel à rester volontairement chez soi », il a demandé aux Biafrais de se confiner entre 6 heures et 16 heures. Cette contestation a duré les 26 et 27 août 2004 et a été largement suivie. Les marchés ont fermé dans de nombreuses villes du sud du Nigeria, notamment à Aba, Enugu, Onitsha et Port Harcourt. Des commerçants igbos de Lagos ont fermé leurs boutiques. D’autres ne sont pas rentrés dans leur ville natale pour la fête de New Yam, comme c’est pourtant la coutume.
En décembre de l’année suivante, le Massob a organisé une nouvelle grève de deux jours pour protester contre l’arrestation et la détention prolongée d’Uwazuruike. Une fois de plus, dans des régions du Sud-Est, les activités commerciales ont été paralysées, les opérations bancaires suspendues, les écoles peu fréquentées, les marchés fermés et les rues vidées. Les militants du Massob ont forcé les motocyclistes qui venaient chercher leur déjeuner à rester chez eux. Ils avaient installé des barrages routiers à différents endroits alors qu’ils avaient décrit cette grève comme un acte basé sur le volontariat. Selon la police, un militant du Massob a tiré sur une femme, Ngozi Anyaegbunam, à Onitsha, parce qu’elle avait ouvert son restaurant. Sept membres du groupe ont également été tués lors d’un affrontement avec des policiers à Owerri.
« Tirez-leur dessus, tuez-les »
Des criminels ont par ailleurs profité de la situation pour augmenter leurs attaques à main armée dans des villes comme Onitsha. La situation était si grave que le gouvernement régional a imposé un couvre-feu et que Peter Obi, alors gouverneur, a demandé aux forces de l’ordre de tirer à vue sur tous ceux qui ne le respecteraient pas. Par la suite, il y a eu des enlèvements ciblés et des assassinats d’agents de sécurité par des membres du Massob dans le Sud-Est. Il y a aussi au moins un rapport signalant une attaque de séparatistes contre des hommes politiques et des civils. Après une descente au domicile d’Uwazuruike, dans l’État d’Imo, en septembre 2005, le SSS a affirmé avoir trouvé des roquettes de fabrication locale ainsi que des uniformes et des bottes de l’armée. Le directeur d’État de l’agence de renseignement, Alex Amaechina, a également déclaré avoir arrêté au siège du Massob un soldat qui avait été réformé par l’armée nigériane en 1996.
Le groupe est devenu si célèbre pour ses violences que l’année qui a suivi l’arrestation d’Uwazuruike, les autorités de la prison de Keffi (où il était détenu) ont écrit à la cour pour lui dire qu’elles ne pouvaient plus garder le leader du Massob en raison des risques en matière de sécurité.
La menace des « sit-at-home » est revenue avec plus de férocité depuis l’arrivée de l’Ipob. Après l’arrestation de Nnamdi Kanu, en juin 2021, ses partisans ont décrété des couvre-feux illégaux les lundis et les jours où Kanu comparaissait devant le tribunal. Deux mois plus tard, l’organisation a annoncé qu’elle suspendait ses actions du lundi, mais la faction dissidente Autopilot a continué à appliquer l’ordre dans les États du Sud-Est et dans certaines parties du Sud, ce qui a impacté les entreprises, les écoles et les pratiques culturelles. Durant cette période, des membres des forces de sécurité et des civils ont été tués, soit parce que les militants de l’Ipob tentaient de faire respecter l’ordre des confinements, soit en raison de l’insécurité générale. Certaines des victimes ont même été décapitées. En juillet 2023, des hommes armés ont tué trois cyclistes dans l’État d’Ebonyi. « Tirez-leur dessus, tuez-les, détruisez tout et mettez-y le feu, puisqu’ils ne peuvent pas obéir à de simples instructions », ont dit les assaillants.
Les appels de Kanu lui-même à suspendre l’ordre des « sit-at-home » et à rétablir la paix dans la région n’ont pas été écoutés. S’adressant à des journalistes au tribunal, en juin de cette année, il a condamné les attaques contre les soldats. Mais le lendemain, Ekpa a publié des tweets célébrant le meurtre de soldats. « Vous avez déclaré la guerre, mais vous tombez et vous coulez », s’est-il moqué, ajoutant : « Les terroristes embrassent la poussière au Biafraland. »
Drapeau hissé et monnaie en circulation
Il y a dix ans, le Sud-Est était la plus paisible des six zones géopolitiques du Nigeria. Aujourd’hui, c’est l’endroit le plus dangereux du sud du Nigeria. L’analyse des données recueillies par le Nigeria Security Tracker (NST) a montré qu’en 2022 il y a eu presque autant de vies civiles perdues à cause de l’insécurité dans le Sud-Est (234) que dans les États de Borno, Adamawa et Yobe (272), dits BAY, qui sont le foyer de l’insurrection djihadiste. Au cours de la même période, 120 membres du personnel de sécurité ont été tués dans le Sud-Est, contre 44 dans les États de BAY, et 307 personnes ont été enlevées dans le Sud-Est, contre 69 dans les États de BAY. En raison de la crise, de nombreuses personnes ont fui leurs communautés. D’autres, vivant dans d’autres régions du Nigeria ou à l’étranger, ont peur de rentrer chez elles.
Les deux groupes indépendantistes se sont aussi attachés à attaquer politiquement l’État. Pour le Massob, il était absolument nécessaire qu’un référendum ait lieu pour délimiter correctement les frontières et déterminer quelles parties appartiennent au Nigeria et quelles parties appartiennent au Biafra. Le groupe a aussi menacé de perturber les processus démocratiques tels que l’organisation d’un recensement national et des élections. Il a orchestré et encouragé le hissage du drapeau biafrais dans différentes parties du pays. Quelques mois après avoir créé le Massob, Uwazuruike a déclaré que les Igbos ne devaient plus se considérer comme des Nigérians.
Il a également poussé à la circulation de la livre biafraise, une monnaie utilisée à l’origine par la nation séparatiste pendant la guerre civile des années 1960. En août 2005, le porte-parole du Massob, Uchenna Madu, a affirmé que plus de 40 millions de personnes avaient accepté la monnaie et l’utilisaient pour leurs transactions. Il s’est même vanté que la livre biafraise était plus forte que le naira, la monnaie nigériane, puisque 1 livre biafraise équivalait à 250 nairas (14 centimes d’euros).
De leur côté, les membres de l’Ipob ont attaqué les fonctionnaires et les installations de la commission électorale du Nigeria à l’approche des élections générales de 2023. Quarante et un bureaux de la commission ont été attaqués entre 2019 et 2021 et nombre d’entre eux ont été incendiés. L’Ipob a par ailleurs mis en circulation une carte d’identité nationale du Biafra et lancé en parallèle un projet de passeport international. Simon Ekpa, qui est basé en Finlande, se fait même appeler « Premier ministre du gouvernement de la République du Biafra en exil » (BRGIE). Son « gouvernement » a ouvert plusieurs comptes Twitter pour ses « ministères ». Il existe également un organe de communication appelé « Homeland Reports ».
Chasse à l’homme
Comment le gouvernement nigérian a-t-il géré la crise déclenchée par le Massob ? Principalement par le biais de la justice pénale : la police, les tribunaux et la prison. L’interdiction du groupe en 2001 a donné le ton à l’autoritarisme qui a suivi. La police a lancé une chasse à l’homme contre ses membres, tandis que des agents du renseignement intérieur et des soldats ont effectué des descentes dans leurs secrétariats et leurs quartiers généraux. Des dizaines de membres de l’organisation ont été arrêtés et détenus dans tout le pays pendant une période prolongée, et sans procès.
Il y a également eu plusieurs cas d’exécutions extrajudiciaires de manifestants. Des rapports font état d’un massacre survenu le 29 mars 2003 à Umulolo Okigwe, dans l’État d’Imo, qui aurait coûté la vie à plus de 600 membres du Massob.
Au fil des ans, en particulier en 2005 et 2006, de nombreux membres du Massob ont été tués lors d’affrontements avec les forces de sécurité. Des informations faisant état d’exécutions illégales remontent jusqu’à mai 2000, lorsque deux jeunes membres, Gabriel Oga et Joseph Okereke, ont été tués par des policiers qui avaient pris d’assaut le secrétariat du groupe à Aba pour procéder à des arrestations et retirer les drapeaux biafrais. Uwazuruike avait alors réagi en exhortant ses partisans à rester calmes et à ne pas recourir à la violence. Le Massob affirme que plus de 2 000 de ses membres ont été tués entre 2000 et 2008.
Prison et perte d’influence
En janvier 2005, Uwazuruike a affirmé qu’au moins autant croupissaient en détention (un article de P.M. News du 2 février 2005 évaluait ce nombre à au moins 200). De nombreux membres, dont Uwazuruike, ont fui leur domicile et se sont cachés en raison des arrestations. Ceux qui ont été arrêtés ont été accusés de trahison, de rassemblement illégal et d’appartenance à une organisation illégale.
Uwazuruike a été arrêté une première fois en avril 2000, lorsque le Massob a annoncé son intention de hisser le drapeau biafrais et de diffuser un blason et un hymne pour le pays sécessionniste. Des forces de l’ordre ont fait une descente à son domicile de Lagos, mais n’ont pas trouvé d’armes. Il a de nouveau été arrêté en octobre 2005 à Okwe, sa ville natale, dans l’État d’Imo. Il a été accusé de trahison et d’avoir planifié « une guerre pour intimider et vaincre le président et la République fédérale du Nigeria ». Il est resté en détention jusqu’à sa libération sous caution en octobre 2007, lors du décès de sa mère. Peu après, il a déclaré qu’il ne se laisserait pas intimider et a promis qu’il continuerait la lutte. Toutefois, cette période semble avoir marqué le début d’une perte d’influence du Massob.
Les autorités utilisent des tactiques similaires pour tenter d’écraser l’Ipob. Ainsi, Nnamdi Kanu a été emprisonné entre 2015 et 2017, puis libéré sous caution. Des soldats ont pris d’assaut son domicile dans l’État d’Abia cinq mois plus tard, une opération au cours de laquelle ils auraient tué cinq personnes et blessé des dizaines d’autres. Le lendemain, le quartier général de la défense nigériane a déclaré que l’Ipob était une « organisation militante terroriste ». Après cet incident, Kanu s’est soustrait à la liberté sous caution et a quitté le pays. En septembre 2017, la justice a interdit l’Ipob et a qualifié ses activités d’« actes de terrorisme ».
Extradé, Kanu est détenu depuis 2021. Ses multiples demandes de libération sous caution ont été rejetées par la Haute Cour fédérale d’Abuja – son affaire étant, par coïncidence, présidée par Binta Nyako, la même juge qui a supervisé celle d’Uwazuruike il y a une dizaine d’années. L’ONG Amnesty International et le département d’État américain ont critiqué la manière dont le gouvernement nigérian a traité l’affaire Kanu et l’ont accusé d’avoir violé son droit à un procès équitable.
Une répression féroce
Les membres de l’Ipob ont également été ciblés par des arrestations massives et des exécutions extrajudiciaires. « Dans de nombreux incidents décrits [...], l’armée a appliqué des tactiques conçues pour tuer et neutraliser un ennemi, plutôt que pour assurer l’ordre public lors d’un événement pacifique », a révélé Amnesty International. L’ONG a noté que la répression meurtrière avait encore attisé les tensions dans la région et a recommandé que les auteurs de ces actes soient traduits en justice.
Les forces de l’ordre ont continué à commettre des violations des droits humains dans le Sud-Est, notamment des « arrestations massives et généralisées, [l’utilisation] d’une force excessive et illégale, ainsi que des actes de torture et d’autres mauvais traitements », selon Amnesty International, qui précise qu’elles ont tué au moins 115 personnes entre janvier et juin 2021. L’organisation souligne en outre que de nombreuses personnes arrêtées ont été « ramassées au hasard chez elles ou dans la rue ».
Les autorités nigérianes ont utilisé les mêmes tactiques répressives que pour d’autres insurrections, dont Boko Haram. Souvent, ces tactiques ne font qu’exacerber les griefs et aggraver les crises. Ekpa, par exemple, a évoqué à plusieurs reprises les exécutions extrajudiciaires et les arrestations massives pour justifier l’incitation à la violence dans le pays.
Malgré tout, les deux groupes connaissent un effondrement de leur influence. L’un des signes de l’affaiblissement du Massob a été les dissensions parmi ses partisans. En mars 2007, le groupe a nié avoir émis un ordre de « sit-at-home » et a dénoncé les membres qui faisaient des publications non autorisées en son nom. L’un des principaux points de désaccord entre les membres était de savoir si le groupe devait ouvertement prendre les armes. Une faction, qui serait dirigée par le prince Chijioke Chukwujiudo, pensait que l’adoption de méthodes violentes rendrait leur plaidoyer plus efficace. Ils ont tenté de convaincre Uwazuruike en 2008, mais il a refusé. Lorsque la pression est devenue trop forte, Uwazuruike a interdit aux extrémistes d’assister aux réunions au siège, ce qui les a conduits à former un groupe d’opposition.
Plusieurs dissidences
Après la libération d’Uwazuruike, l’agitation pour la sécession du Biafra s’est poursuivie, mais pas au même rythme. Le Massob a continué d’appeler à des manifestations de type « sit-at-home » à deux reprises en 2008 afin d’envoyer un « signal fort à la communauté internationale ». Mais ses appels étaient assortis d’une mise en garde : « Ce sera pacifique et nous ne forcerons personne à nous rejoindre. Il n’y aura pas de rassemblement. Tout le monde est censé rester chez soi et prier pour la liberté du Biafra », a déclaré Nnamdi Agomo, le chef du Massob pour la région de Lagos, en août de cette année-là.
Les dissensions sont redevenues évidentes en 2010 lorsque le Massob a enfermé Pascal Okorie, un citoyen états-unien né au Nigeria, dans sa cellule d’Okwe, l’accusant d’appartenir à un groupe dissident qui prévoyait « d’organiser et de donner du pouvoir à la soi-disant armée du Biafra dans le but de perturber » l’élection du gouverneur de l’État d’Anambra. Outre l’exil de certains adeptes d’Uwazuruike, des informations font état de la démission de membres de haut rang, dont six cadres dirigeants.
L’Ipob a subi des crises similaires au cours des dernières années. En 2021, après la nouvelle arrestation de Nnamdi Kanu, le groupe s’est scindé en deux factions : le Directorate of State (DOS), dirigé par Chika Edoziem, et Autopilot, dirigé par Simon Ekpa. « Nnamdi Kanu était et est toujours le chef du Peuple indigène du Biafra pendant que nous sommes au gouvernement », a cependant déclaré Ekpa.
Uwazuruike continue de faire les gros titres, comme en 2022 lorsqu’il a déclaré, de manière inhabituelle, qu’il soutenait l’ambition présidentielle de Yahaya Bello – ancien gouverneur de l’État de Kogi, actuellement en fuite en raison d’accusations de blanchiment d’argent. « Je ne crois pas à l’idée d’un système de zonage ou d’un président igbo, car le zonage est synonyme de sectionnalisme », a déclaré Uwazuruike lors d’une marche de solidarité avec Yahaya Bello dans l’État d’Imo. Il a appelé à la libération de Nnamdi Kanu, même s’il n’est pas un proche de l’Ipob. L’hostilité est d’ailleurs réciproque, l’Ipob qualifiant l’homme de « mouche » dont il ne veut pas s’embarrasser. Les deux groupes se sont accusés mutuellement de collaborer avec le gouvernement. Il est évident qu’à bien des égards l’Ipob suit une voie similaire à celle du Massob. Mais la grande question est la suivante : si l’Ipob revient à une lutte non violente, quelle garantie y a-t-il qu’une autre organisation séparatiste armée ne sera pas créée à sa place ?
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1Le Biafra, dont le territoire se situe dans le sud-est du Nigeria, est composé des États à majorité Igbo (Imo, Anambra, Abia, Ebonyi, Enugu) et de cinq États non Igbos (Delta, Akwa Ibom, Bayelsa, Cross River et Rivers).
2Leader indépendantiste nigérian né en 1909 et décédé en 1987. Une biographie est disponible sur le site de la Fondation Obafemi Awolowo.
3Il dirige le Nigeria du 16 janvier au 29 juillet 1966, date à laquelle il est assassiné lors d’un nouveau coup d’État militaire.
4Entre mai et septembre 1966, on estime entre 8 000 et 30 000 le nombre d’habitants du Sud-Est tués. Les Igbos étaient particulièrement visés.