« Vous ne trouverez pas des propos louangeurs dans cette lettre, mais plutôt ce que votre entourage ne vous dira pas. Je vais bien. Mais seulement j’ai peur la nuit. L’insécurité fait rage, des artistes disparaissent […] Je ne vous le cache pas, IBK1 est parti mais pas la famine. IBK est parti, mais pas l’insécurité […] Dites au peuple que le père Noël n’existe pas et qu’il n’y aura pas de miracle pour lui. France ou Russie, il va falloir que nous nous alignions nous-mêmes [pour combattre]. » Ces paroles du rappeur malien Mylmo N’Sahel, 35 ans, sont tirées de son single Lettre à Assimi [Goïta, le président de la transition], sorti en novembre 2021, dans lequel sont explorées des thématiques diverses liées à l’actualité et aux débats du moment.
À l’époque, le pays sortait des convulsions de la mise « hors de leurs prérogatives », en mai 2021, du président de la transition Bah N’Daw et de son premier ministre Moctar Ouane, déposés par le colonel Assimi Goïta. Un acte présenté par le Mouvement du 5 juin-Rassemblement des forces patriotiques (M5-RFP), allié politique des militaires putschistes, comme une « rectification de la transition » afin de le légitimer auprès des Maliens.
Dans Lettre à Assimi, Mylmo N’Sahel, de son vrai nom Mamadou Soumbounou, envoie un message au colonel. Il met en garde le nouveau chef d’État contre les agissements de son entourage, les conséquences d’un embargo de la Cédéao (Communauté économique des États de l’Afrique de l’Ouest), le recours à la société de sécurité privée Wagner, la lenteur de la justice, ou encore la versatilité des soutiens populaires qui se mobilisent sur la place de l’Indépendance… Il évoque également l’enlèvement en juillet 2021 du jeune rappeur Dr Keb, libéré cinq mois plus tard, et en parle comme d’un signe éloquent de la dégradation des conditions sécuritaires dans le pays.
Au Mali, Mylmo N’Sahel est connu pour promouvoir un rap qui « suscite l’éveil de conscience, construit et éduque »2 dans le prolongement des textes engagés et structurés sur une ligne narrative remettant en cause les mécanismes de gouvernance. Pourtant, ce genre musical de la culture hip-hop issue des ghettos new-yorkais, draine des préjugés à l’origine de son rejet auprès d’une partie de l’opinion conservatrice, nichée notamment dans les milieux religieux, mais aussi parmi les proches des rappeurs, qui décrivent le rap comme une « culture étrangère ». Ami Yerewolo, l’une des rares rappeuses à se distinguer dans un univers dominé par les hommes, a ainsi dû nager à contre-courant des traditions familiales et des stéréotypes sur la femme.
Arrivé en même temps que la démocratie
L’émergence du rap au Mali est à situer dans le creuset des contestations populaires de mars 1991, qui ont renversé le régime autocratique du général Moussa Traoré. Nourrie d’un roman national post-révolutionnaire omniprésent et qui en célébrait les aboutissements davantage que les défis à venir, une jeunesse confrontée aux paradoxes d’une démocratie néo-patrimoniale a tenté de structurer l’ambivalence de ce contexte dans les textes. Dans un article sur le mouvement hip-hop publié en 2016, Abba Samassekou, qui a soutenu le rap malien à travers son émission « Génération 21 » sur l’ORTM (Office de radiodiffusion télévision du Mali), notait : « Ces deux concepts, démocratie et hip-hop, sont arrivés au Mali quasiment en même temps et très vite. L’un a commencé à dénoncer les imperfections, les travers, les manquements, les tares et surtout la mauvaise application de l’autre. »
Depuis ses premières ébauches, dans les années 1990, le mouvement hip-hop a adopté une démarche de contestation à travers des discours critiques, politisés et engagés. Qu’il s’agisse des groupes Les Sofas, Zottos Boys, Rabba Boys, Tata Pound, Diata Sia, Fanga Fing, les Pharaons, les Escrocs, Magic Black Men, Rage, ou des rappeurs comme Lassi King Massassi, Buba Djim, Ménez, Kisto Dem, Amkoullel, One Dog et autres Doudou Soul, les textes du mouvement étaient, à ses débuts, caractérisés par une « soif de démocratie et d’expression », indique Yeli Fuzzo du groupe Fanga Fing.
De nos jours, la musique rap se caractérise schématiquement entre deux tendances : la mise en évidence d’une rhétorique de la contestation, qui a gagné en intensité notamment sous les présidences d’Amadou Toumani Touré (ATT, de 2002 à 2012) et d’Ibrahim Boubacar Keïta (IBK, de 2013 à 2020) d’un côté ; et de l’autre des formes plus égocentrées et radicales – dans la mise en scène et le discours comme chez Iba Montana, qui s’inscrit dans un style archétypal du gangsta rap –, qui ne manquent pas d’inquiéter régulièrement tout autant les autorités étatiques que les franges religieuses, arbitres des mobilisations morales.
Le début des années 2000 a marqué un tournant, symbolisé par la sortie, en mars 2006, de l’opus La Révolution, dans lequel le groupe Tata Pound adopte un positionnement artistique centré sur l’engagement social, devenu alors une composante importante du rap national. Comme l’explique la politiste Johanna Siméant3, les membres du groupe sont les dignes représentants d’une jeunesse diplômée qui ne voit pas son avenir dans un pays plombé par les ajustements structurels. S’il s’adresse à un public urbain, la « dimension relativement élitaire » du discours mis en branle est évidente : le trio est issu de familles aisées du quartier huppé de Badalabougou, dans le district de Bamako.
La dynamique contestataire de Tata Pound
Créée en 1995 pour prendre part au concours Rap House et influencé par IAM et Tupac, le groupe Tata Pound sort en 2000 son premier album Rien ne va plus, contenant des morceaux engagés qui interrogent l’impact sur la société de la mal-gouvernance et, en sous-texte, les conséquences socioculturelles du néo-libéralisme post-1991. Il se diffuse alors dans les couches vulnérables urbaines puis péri-urbaines et, bien que relevant de la mise en mots d’un malaise collectif encore mal formulé, et tout en prenant soin d’éviter des dérives trop provocatrices, suscite les premières inquiétudes du camp conservateur.
Après, suit l’album Ni Allah Sonama (« À Dieu le plaise »), vendu à plus de 20 000 exemplaires. Dans « Mon pays S.A », l’un de ses titres majeurs, le trio composé de Ramsès Damarifa, Dixon et Djo Dama, fustige les privatisations imposées par les ajustements structurels de la fin des années 1980. Dans la même veine, l’album Cikan contient un morceau du même nom dans lequel le groupe envoie un « message » à Amadou Toumani Touré, qui vient alors d’être élu à la présidence de la République. Les trois rappeurs mettent en garde le nouveau chef d’État contre la corruption et le népotisme, et appellent le peuple à demander une amélioration de ses conditions. Pour les jeunes rappeurs, le progrès social doit « être senti même par les oiseaux de la basse-cour ».
En 2006, l’album Révolution, qui tombera plus tard sous le coup de la censure, a offert au groupe un véritable moment de gloire en s’attaquant à la mal-gouvernance locale. Ainsi, dans le premier tube de l’album, « Monsieur le maire », le trio, pour qui « le rap n’a de sens que lorsqu’il est engagé », met en scène la cupidité de certains édiles qui oublient les promesses faites aux électeurs en s’adonnant à la vente illicite de terrains. Le même registre de la dénonciation est repris dans le titre « Yèlèma » (« Le changement »), où il est question de la vente des sociétés d’État, la privatisation de la Régie des chemins de fer, le bradage de l’énergie du Mali, l’emploi des jeunes, la santé…Dans une interview au magazine Grin-Grin, le groupe s’en explique : « Il ne s’agit pas de la révolution dans le sens de la révolte, mais la révolution des esprits contre la corruption, le vol, l’injustice [...] Des maux qui minent la société malienne et qui entravent le développement ».
Depuis 2020, l’un des membres du groupe, Ramsès Damarifa, siège au sein du Conseil national de transition (CNT), l’organe législatif de la transition en grande partie acquis à la junte. Il aurait même adhéré au Parti pour l’action civique et patriotique de Yeah Samaké, originaire de Ouelessebougou comme lui. Une conversion dans le champ politique dont on ne saurait dire comment elle est comprise par son public. Ce parti politique a soutenu Ibrahim Boubacar Keïta au second tour lors des élections présidentielles de 2013 et 2018, avant de virer de bord pour rejoindre l’opposition au sein du M5-RFP.
Éveiller les consciences et aiguiser l’esprit critique
Dans l’univers du rap, des morceaux diffusés au cours des dix dernières années par des artistes tels que Master Soumy, Mylmo, Ousby le parolier, Iba Montana, Penzy, Fuken J, explorent des thématiques qui répondent parfois aux préoccupations sociopolitiques du moment : les élections présidentielles, les opérations de déguerpissement des commerçants, l’insécurité, les liaisons dangereuses entre l’islam et la politique, la justice, l’accord de réadmission des migrants, le procès Sanogo4, l’accord pour la paix et la réconciliation, l’avion présidentiel5. Ce sont les sujets qui ont notamment rythmé le premier mandat de l’ancien président Ibrahim Boubacar Keïta, élu en 2013 et réélu en 2018 avant d’être renversé en août 2020.
Ismaël Doukouré, dit « Master Soumy », 38 ans, est un jeune rappeur malien, qui s’est assigné comme mission d’éveiller les consciences et de provoquer des réflexions sur la situation politique. Originaire du quartier de Sokorodji, en commune VI du district de Bamako, il forme, avec Mylmo N’Sahel, une catégorie de rappeurs nommée « les conscientiseurs ». Master Soumy dénonce principalement la mal-gouvernance des affaires publiques. Dans le célèbre titre « Hakilidjigui » (« Rappel », 2016), il affirme ainsi que les Maliens ont été trahis par leurs dirigeants qui n’ont tenu aucune de leurs promesses.
Doukouré pointe un doigt accusateur à l’encontre du président de la République (à l’époque IBK) et de son gouvernement, et évoque l’instrumentalisation de l’islam à des fins politiques pour tromper la population. Le jeune rappeur rappelle à l’attention du président ses promesses de campagnes non tenues, notamment les 200 000 emplois pour les jeunes, la lutte contre la corruption, la réadmission des Maliens sans papiers vivant en Europe :
« Se cacher derrière la religion pour tromper les Maliens / C’est pourquoi les politiciens sont devenus spécialistes de conférences dans les mosquées / La récitation des noms de Dieu est devenue un raccourci pour accéder à la présidence (...)/ Parlons de la justice / Un caillou dans les chaussures / La justice malienne est taillée sur mesure / La justice malienne n’a pas les moyens de nous rendre justice / Mais Me Konaté [Mamadou Ismaila] a les moyens d’arrêter Ras Bath / La justice malienne veut poursuivre Moussa Mara / Mais elle ne peut pas arrêter Djeri Maïga du MNLA / Ceux qui doivent combattre le mensonge sont les plus grands menteurs »
Plus incisive est la fin de ce morceau où il est notamment question du sommet Afrique-France (organisé en janvier 2017 à Bamako), à l’occasion duquel « Bamako fait peau neuve juste parce que François Hollande [NDLR : alors président de la France] doit venir », avec des dispositifs sécuritaires qui n’avaient jamais été déployés pour sécuriser le Malien lambda. Le rappeur, qui compare IBK à Kaya Maghan (roi de l’empire du Ghana), s’interroge : « Mais Kaya Maghan, à quand une route pour Dogofri / Pour les femmes sur le point d’accoucher à Dogofri / Kaya Maghan à quand les routes Bamako-Kolokani, Kona-Douentza / Douentza-Gao et Tombouctou, Banamba-Niono, Kayes-Kenieba, Yelimané / A quand de l’eau potable pour l’intérieur du Mali ? »
Par ailleurs, Master Soumy s’est illustré dans le combat contre le projet de révision de la Constitution, en 2017, au sein de la plateforme Antè Abana dont il était membre. Il a notamment sorti un single « Touche pas à ma Constitution » dans lequel il prend clairement position contre le projet. Selon les opposants, ce projet comportait le risque d’augmenter les pouvoirs du président et violait une disposition de la Constitution interdisant toute révision en cas d’atteinte à l’intégrité territoriale6.
Des contenus moins politisés
Si les premières générations (1990-2010) se réclamaient d’un rap politique et engagé, les rivalités artistiques ont, ces dernières années – à travers les groupes Génération Rap & Respect (Iba One, Tal B, OX-B, Sidiki Diabaté), Ghetto K’fry (Gaspi, Memo All Star, Badry, Shedy) et Frère 2 la rue (Mylmo, Penzy, Master Soumy, Fuken J) – conduit à un changement du contenu des textes où l’egotrip7 l’emporte désormais sur les thématiques sociales. La nouvelle génération semble avoir donné une nouvelle orientation à la musique rap, l’éloignant de ses prémisses critiques voire contestataires. Les tendances de ces dernières années - qui ne sont pas spécifiques au Mali8 et sont le résultat, entre autres, de l’émergence d’une culture rap plus commerciale -, orientent les textes vers des contenus moins politisés de prime abord.
Le cas du rappeur Iba Montana, 25 ans, a longtemps agité le microcosme bamakois en 2018 après que le maire de la commune IV, Adama Berete, a frappé d’interdiction le tournage de ses clips. Ceux-ci donnaient à voir machettes, couteaux et adolescents fumant du cannabis. Par la suite, des images ont circulé sur les réseaux sociaux montrant des adolescents exhiber couteaux et machettes et se réclamer du rappeur. Loin des paniques morales qui saisissent les réseaux sociaux lors de la diffusion ponctuelle de sextape de diverses personnalités maliennes, la mise en scène d’une volonté collective de violence sous emprise de la drogue inquiète les générations ascendantes de la société malienne.
Mais un tournant politisé s’opère avec son single « Mali contre Montana » (2018), dans lequel le jeune rappeur s’attaque au maire qui l’a interdit de concert, et fustige les valeurs et principes de l’islam. Il dénonce la corruption des élites et l’implication de la famille présidentielle dans la gestion des affaires publiques. Il se fait ainsi l’écho de l’irritation collective vis-à-vis de la présence remarquée sur l’échiquier politique et économique du fils du président, Karim Keita :
« Vous ne parlez que de moi / Mais tous les dirigeants maliens sont des fils de voleurs / […] Le Mali n’avancera jamais / […] Je suis moi-même mon président / Aucun fils de faama [détenteur du pouvoir] ne me dirigera / Vos lois ne me concernent pas / Monsieur le maire je suis dur d’oreille / Je ne serai pas ton esclave ».
Iba Montana invite chaque Malien à éduquer ses enfants, faisant ainsi de ses mises en scène antérieures les plus polémiques la projection en miroir des déferlements potentiels d’une jeunesse en ébullition.
« Violent, vilain et agressif »
En décembre 2021, le rappeur Djo Dama, du groupe Tata Pound, déplorait le contenu des textes de la nouvelle génération. Il faisait notamment allusion aux « contenus dépourvus de messages » des paroles, comme l’avait pointé Master Soumy avant lui, ainsi qu’à leur caractère « violent, vilain et agressif parfois », selon Yeli Fuzzo, signe sans doute d’une rupture socioculturelle importante entre des franges de la jeunesse dans le contexte d’une « diversification et d’une complexification » du mouvement hip-hop malien. En août 2021, le jeune rappeur Wizi Wozo, dont le style comedy rap verse dans une provocation dépolitisée, s’était fait arrêter pour « apologie du viol » après avoir chanté dans son single « Anhan » : « Si la go [petite amie] te manque de respect, fais lui subir un viol collectif ».
Par la suite, Faïza, une autre jeune artiste, était interpellée par le parquet de la commune IV du district de Bamako pour « atteinte aux bonnes mœurs » à la suite du clip de son morceau « Wadada » et du caractère érotique des textes. La jeune artiste y apparaît en tenue de piscine, les colliers de perles autour des hanches qu’elle balance, et chante en bamanankan : « Prends, serre-moi quand on danse et tripote moi je t’en prie. »
Aux textes politiques et engagés, qui font de la musique rap un espace de critique, se superpose donc désormais une approche revendicatrice qui prend les contours d’une colère ulcérée et égocentrée, dont l’axe stylistique est parsemé d’incises violentes et provocatrices. Toutes choses qui ont amené nombre d’observateurs à se demander si le rap n’était pas la soupape de sûreté du système - ici comme ailleurs. Associées à l’accélération des attentes d’une jeunesse pressée, qui se heurte simultanément aux politiques anti-migratoires de l’Europe et aux échecs des politiques nationales, les formes discursives violentes évoquent un désarroi profond.
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1Président du Mali de 2013 à 2020, renversé par un coup d’État militaire en août 2020.
2Lire Boubacar Sangaré, « Mali : quand le rap explose et dérape… », L’Étudiant malien, 15/01/2014.
3Johanna Siméant, Contester au Mali. Formes de la mobilisation et de la critique à Bamako, Karthala, Paris, 2014.
4L’affaire dite des 21 bérets rouges, dont les corps ont été découverts dans une fosse commune près Kati en 2013, a valu à Amadou Haya Sanogo, tombeur d’Amadou Toumani Touré en 2012, et à ses co-accusés, une procédure judiciaire qui a duré sept ans. Le 15 mars 2021, les juges de la Cour d’appel de Bamako ont décidé d’abandonner les poursuites au nom de la loi d’entente nationale qui prévoit l’amnistie pour les auteurs de certains crimes.
5L’achat d’un Boeing 737 en 2014 par la présidence avait soulevé la colère du Fonds monétaire international et de l’opposition. Cette dépense sera plus tard épinglée par la Cour des comptes et le Bureau du vérificateur général (BVG), notamment pour des raisons de surfacturations.
6Lire Baba Dakono, « Les leçons de l’échec de la révision constitutionnelle au Mali », Institut d’études de sécurité, août 2017.
7Un texte qui a pour but de flatter son propre ego, de se vanter. Il est souvent constitué de punchlines (phrase coup de poing, belles métaphores, jeu de mots).
8Lire Louis Jesu, « De la subversion sociale et politique dans le rap français contemporain », Mouvements 2018/4 (n° 96).