L’enquête sur la firme Perenco publiée le 9 novembre 2022 par les médias d’investigation Disclose et Investigate Europe a mis au jour les dommages écologiques causés en RD Congo par l’activité de la deuxième compagnie pétrolière française. Elle démontre également une culture de l’opacité bien ancrée au sein de cette société, facilitée par son absence de cotation en Bourse.
À Muanda, dans la région du Kongo-Central, l’enquête documente de multiples atteintes à l’environnement dans la zone extrêmement sensible du parc marin des mangroves : torchage, fuites de pétrole, enfouissement illégal des boues d’extraction... Dans la foulée de cette investigation, les ONG Les Amis de la Terre et Sherpa ont assigné la société en justice sur la base de la législation française, qui, depuis 2016, impose, « en application du principe pollueur-payeur », de prévenir ou de réparer « les dommages causés à l’environnement par l’activité d’un exploitant »1.
En 2019, les deux ONG avaient déjà attaqué Perenco afin de prouver qu’une société congolaise responsable de pollutions dénoncées par les communautés locales lui appartenait alors qu’elle affirmait le contraire. Perenco avait tout fait pour entraver l’enquête judiciaire, refusant notamment l’accès de son siège à un huissier de justice, précise Disclose.
Perenco avait également été pointée du doigt en 2021 dans un documentaire de « Complément d’enquête » (France Télévisions) pour ses pratiques sociales au Cameroun (trois morts en huit mois sur ses plateformes pétrolières) et environnementales au Gabon2. Cette année-là, le Réseau des organisations libres de la société civile pour la bonne gouvernance au Gabon (ROLBG) et des communautés locales avaient déposé plusieurs plaintes au Gabon, en France, en Grande-Bretagne et devant la Cour africaine des droits de l’homme et des peuples. L’objectif était (et reste) d’obtenir des réparations pour les dégâts environnementaux et des indemnisations pour les populations dont les moyens de subsistance ont été dégradés à cause des pollutions à répétition. Dans ce documentaire, l’activiste franco-gabonais Bernard-Christian Rekoula, cofondateur du Copil citoyen, avait emmené les journalistes sur des sites de Perenco où des pollutions à répétition étaient visibles. Des villageois affirmaient constater des fuites depuis « au moins vingt ans ».
Production low cost
Avec près de 100 000 barils par jour, Perenco est le premier producteur d’or noir au Gabon. La société, créée en 1992 par Hubert Perrodo, rachète cette année-là des puits de pétrole à Elf (qui a fusionné en 1999 avec Total). Ces champs sont en fin de vie, et la firme française cherche à s’en débarrasser. Certains d’entre eux ont été forés dans les années 1970. Une partie de ces installations (pipelines, têtes de puits...) ont aujourd’hui plus de 50 ans. En 2017, Perenco achète de nouveaux actifs à Total pour 350 millions d’euros. Ces opérations se sont avérées extrêmement lucratives pour la compagnie dont le chiffre d’affaires est aujourd’hui estimé à 7 milliards d’euros.
Acquis à vil prix, les puits de pétrole en fin de vie ne sont plus rentables pour un groupe comme Total, mais ils le sont encore pour une société plus petite aux charges d’exploitation plus faibles et, surtout, moins regardante sur les normes, notamment environnementales. Selon un ancien employé de Perenco interrogé par Disclose, celles-ci sont très éloignées des standards appliqués par les multinationales. Les actionnaires n’hésitent pas à les remettre en cause s’ils estiment qu’elles sont « incompatibles avec leur modèle ». Avec l’accroissement des pressions sur les questions écologiques, d’autres « majors » ont depuis emboîté le pas à Total en cédant certains de leurs vieux actifs à des « juniors »3. Des affaires « gagnant-gagnant », sauf pour l’environnement.
Exploiter ces vieux puits libère davantage de méthane, un gaz à effet de serre vingt-cinq fois plus puissant que le dioxyde de carbone (CO2). Il est donc brûlé. Cette technique très économique, mais qui rejette dans l’atmosphère du CO2 en grande quantité, est appelée « torchage ». Elle est utilisée partout dans le monde où du pétrole est extrait. Les torchères illuminent le ciel au-dessus des zones pétrolifères 24 heures sur 24 et génèrent des nuisances visuelles, sonores et olfactives pour les riverains. En 2021, le Gabon a brûlé 1,338 milliard de m³ de gaz, selon la Banque mondiale4.
Il est le quatrième pays d’Afrique subsaharienne quant à la quantité totale de gaz torché, derrière le Nigeria, l’Angola et le Congo-Brazzaville. Mais, rapporté au nombre de barils produits, ce classement s’inverse : avec 6 252 m³ de gaz torché par baril, le pays est loin devant l’Angola (1 547 m³), le Nigeria (4 075 m³) et même le Congo-Brazzaville (5 574 m³)5. Même si ce chiffre a baissé de 25 % environ depuis 2015, produire un baril de pétrole au Gabon rejette plus de CO2 dans l’atmosphère que chez les trois premiers producteurs d’Afrique subsaharienne.
Le torchage interdit... en théorie
Le code des hydrocarbures gabonais interdit pourtant cette pratique depuis 2014. Mais la loi prévoit aussi la possibilité de délivrer des autorisations, renouvelables tous les six mois. En échange, la société doit présenter un plan d’investissement visant à réduire le torchage. Une condition peu contraignante dans les faits, comme nous explique un ancien employé d’une compagnie pétrolière active au Gabon : la société pour laquelle il travaillait ne prenait jamais en compte « les futurs forages », ce qui rendait ses perspectives de torchage systématiquement déclinantes puisque « la production des champs matures dépasse rarement deux ou trois ans ».
Tous ses puits étant censés être fermés rapidement, les objectifs affichés par cette société étaient toujours en conformité avec celui fixé par la Banque mondiale (« zéro torchage de routine d’ici à 2030 »). L’ancien salarié souligne une autre incohérence : ces chiffres concernent l’ensemble de l’activité et ne sont pas rapportés à la production d’un seul baril de pétrole. Un puits fermé fait donc mécaniquement baisser les émissions totales de la compagnie alors qu’elle torche peut-être autant de gaz par baril produit – voire plus si ses puits sont proches de la fin.
Ces fermetures sont toujours motivées par des considérations économiques et non environnementales, précise-t-il, tout comme le choix de réinjecter du gaz dans le sol (une autre technique qui fait baisser ses émissions de gaz torché), qui permet avant tout d’améliorer la rentabilité du puits en faisant remonter plus de brut… « Ils avancent également la construction de centrales électriques pour valoriser le gaz, poursuit ce lanceur d’alerte, mais bien souvent ces centrales alimenteront en premier lieu des matériels énergivores pour sortir davantage de pétrole. »
Aujourd’hui dirigée par François Perrodo, le fils du fondateur, Perenco réutilise en partie ce gaz et le vend. La firme française a construit et exploite un réseau qui permettrait d’alimenter en gaz « 70 % du pays », assure l’agence de communication du groupe français. Elle explique que « le gaz torché diminue en conséquence » et que, « dès 2025, la totalité du gaz gabonais produit par Perenco Oil & Gas Gabon sera valorisée ». En attendant, la firme, qui n’a pas souhaité transmettre ses chiffres, est la première pollueuse du Gabon, selon les données de la Banque mondiale : en 2021, ses torchères ont brûlé 635,52 millions de m³ de gaz, soit la moitié de la quantité totale du pays.
Bataille de chiffres
Perenco est loin d’être la seule société pétrolière à torcher du gaz au Gabon. Assala Energy en est une autre. En 2017, le fonds d’investissement Carlyle (369 milliards de dollars d’actifs, soit 355 milliards d’euros) rachète pour 540 millions de dollars les puits matures de Shell au Gabon. Pour ce faire, il crée une société, Assala Energy, dont l’emblème est un éléphant et dont plusieurs entités sont basées dans le paradis fiscal des îles Caïman6.
Toujours selon les données de la Banque mondiale, Assala a brûlé 231 millions de m³ de gaz en 2021. Interrogée par Afrique XXI, la société dirigée par un Français, David Roux, remet en cause ces chiffres : « Ce sont des estimations basées sur des données satellites [et la Banque mondiale ne garantit] pas que leurs chiffres sont précis », répond une porte-parole. Pour autant, cette société ne fournit pas ses propres chiffres qui seraient, selon elle, « audités chaque année » par « plusieurs organisations indépendantes ». Dans son rapport de gouvernance sociale et environnementale de l’année 2021, la société indique avoir eu notamment recours au cabinet Deloitte LLP.
Le reproche est le même du côté de Maurel & Prom, autre société française7 qui extrait du brut au Gabon depuis 2004. Selon cette firme, sa quantité de gaz torché a diminué de 34 % en un an, notamment grâce au démarrage d’une centrale électrique « qui alimente principalement nos activités sur le site d’Onal dans notre permis d’Ezanga », précise la compagnie à Afrique XXI. Selon elle, les volumes torchés ont été ramenés de 48 millions de m³ en 2020 à 32 millions en 2021. Une estimation largement inférieure aux données produites par la Banque mondiale (50,69 millions de m³ en 2021). « Les données que je vous ai transmises sont le produit de nos mesures internes [...] revues par des consultants externes », dont la société Positivéco, argue Maurel & Prom.
En plus de ces trois sociétés, Addax (l’ancienne compagnie du milliardaire suisse Jean-Claude Gandur, rachetée en 2009 par le chinois Sinopec) a brûlé 200 millions de m³ en 2021, et TotalEnergies, 113 millions de m³… Perenco, Assala, Maurel & Prom, Addax et Total : ces cinq sociétés – dont quatre sont françaises – sont responsables de la quasi-totalité du gaz brûlé au Gabon.
« Une industrie fondamentalement destructrice »
Cette pratique est aussi très présente dans le delta du Niger (le Nigeria a brûlé 6,6 milliards de m³ de gaz en 2021), où plusieurs études d’impact sur la santé des populations ont été réalisées8. Elle est responsable d’hypertension, de maladies cardiovasculaires, de stress, de perte d’audition, de troubles du sommeil et de fertilité chez les populations riveraines. En 2020, l’université de Lubumbashi, en RD Congo, relevait un taux anormalement élevé de cas de diarrhées, de maladies respiratoires et de contaminations au benzène dans la région de Muanda, où Perenco exploite du pétrole. Perenco a remis en cause la véracité de cette étude.
Le torchage n’est pas la seule pollution imputable aux sociétés pétrolières. Les installations sur les champs déclinants sont vétustes et sujettes à de nombreuses fuites. Les scènes observées dans certaines zones de production au Gabon sont identiques à celles constatées dans d’autres régions d’Afrique, comme dans le delta du Niger, où plus de 1 millier de fuites ont été détectées depuis 2011, déversant 17,5 millions de litres de pétrole dans la nature9. En avril 2022, une fuite sur l’une des cuves de stockage de Perenco, à Port-Gentil, a provoqué le déversement de 50 000 m³ de brut. L’État gabonais avait annoncé une enquête, mais aucune conclusion n’a été produite à ce jour.
Dans la région d’Etimboué (ouest du Gabon), où Perenco est le principal producteur, ces pollutions à répétition détruisent « la mangrove » et tuent « un grand nombre d’animaux », a expliqué en septembre 2022 Bernard-Christian Rekoula, interrogé par France 24 après la fuite du mois d’avril10. Depuis 2019, l’activiste dit avoir répertorié dix points de pollution à proximité d’installations de Perenco. Pour Filipe Calvão, un anthropologue du Geneva Graduate Institute qui s’est exprimé dans le même reportage, accabler uniquement Perenco serait injuste car « l’industrie pétrolière est fondamentalement destructrice ». Ce sont « les règles du jeu qui doivent changer », conclut-il. Pourtant, les projets d’extraction se multiplient en Afrique, dans des zones naturelles extrêmement sensibles, comme celui du Français TotalEnergies en Ouganda et du Canadien ReconAfrica dans le delta de l’Okavango.
Addict aux pétrodollars
Toutes ces pollutions sont une attaque en règle contre ce que les autorités gabonaises présentent elles-mêmes comme « l’un des derniers sanctuaires naturel d’Afrique tropicale ». C’est mot pour mot ce qu’on peut lire dans le plan « Gabon Vert ». Lancé à grand frais en 2009 dans le cadre du « Plan stratégique Gabon émergent » par le président Ali Bongo (qui a succédé à son père, Omar Bongo, décédé en 2009 après avoir régné sans partage pendant quarante-deux ans), ce programme bénéficie d’une communication d’envergure qui entend faire croire que le Gabon est un fer de lance de la préservation de la nature. Mais les chiffres sont têtus et ne cadrent guère avec les ambitions affichées : les émissions liées au torchage, par exemple (qui, selon l’État gabonais, représentent 71 % des émissions de gaz à effet de serre du pays), ont bien diminué ces dernières années, mais cette baisse est d’abord imputable au déclin de la production et non aux éventuelles mesures mises en place par Libreville.
Les décisions prises par le pays dans le secteur pétrolier entrent bien souvent en contradiction avec les valeurs affichées par l’État pour préserver l’environnement. Mais elles sont cohérentes avec l’antienne entendue à Charm el Cheikh lors de la COP27, qui s’est déroulée du 6 au 18 novembre 2022. En Égypte, de nombreux pays africains ont estimé qu’exploiter leurs ressources naturelles était vital pour leur développement et qu’ils n’avaient pas à payer pour les pays occidentaux, premiers responsables du réchauffement climatique, sauf à être indemnisés en contre-partie pour financer un développement alternatif. Lors de la COP27, Emmanuel Macron, le président français, et Ali Bongo ont annoncé vouloir organiser un sommet « One Planet »11 à Libreville en mars 2023. Si cet événement a lieu, il se déroulera quelques mois seulement avant l’élection présidentielle gabonaise, prévue en août.
Au Gabon, le pétrole reste la principale ressource financière. Selon les données de la Banque mondiale, il représente encore 80 % de ses exportations, 45 % de son PIB et 60 % de ses recettes budgétaires. Il est aussi une source de dividendes non négligeable pour le clan au pouvoir depuis près d’un demi-siècle. Certaines décisions prises ces dernières années en contradiction avec les objectifs environnementaux du pays prennent ainsi tout leur sens.
Pressions sur la société civile
En 2019, face à la baisse de sa production pétrolière et au manque d’investisseurs, l’État a annoncé une réforme du code des hydrocarbures afin de séduire de nouveaux partenaires. Finalement, trente-cinq nouveaux blocs d’exploration ont été attribués le 30 juin 2021. Ces explorations, qui pour certaines aboutiront à une production de pétrole ou de gaz, génèrent inévitablement pollution atmosphérique et déforestation. L’activité met à mal « cet écosystème […] fragile [qu’il est] primordial de préserver pour assurer la survie des populations et des espèces qu’il abrite », dixit le gouvernement dans son plan « Gabon vert ».
Mis face à ses contradictions, le régime d’Ali Bongo ne voit pas d’un bon œil la remise en cause de sa politique pétrolière et environnementale. Depuis ses différentes actions pour dénoncer les pollutions de Perenco, Bernard-Christian Rekoula se dit surveillé. Il a échappé à une arrestation début novembre, prévenu in extremis par une de ses sources. Il a demandé à la chancellerie française à Libreville une protection pour lui et sa famille, sans succès jusqu’à présent. « Les autorités gabonaises font tout pour redorer leur blason à l’international, confie-t-il à Afrique XXI, surtout en matière des droits de l’homme et de l’environnement. » Mais, selon lui, « de grandes quantités d’arbres sont actuellement abattus en dehors de tout cadre légal » pour forer de nouveaux puits de pétrole et de gaz.
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1Loi n°2008-757 du 1er août 2008 relative à la responsabilité environnementale et à diverses dispositions d’adaptation au droit communautaire dans le domaine de l’environnement.
2« La fin des rois du pétrole ? », Complément d’enquête, 21 octobre 2021.
3Thomas Lestavel, « Perenco, Trident Energy... Le discret business des compagnies pétrolières low cost », L’Express, 23 février 2022.
4Ces données sont basées sur des relevés satellites. Voir le site « Global Gas Flaring Reduction Partnership ».
5Résultats obtenus sur la base des chiffres de production du BP Statistical Review of World Energy 2022 et du Global Gas Flaring Tracker de la Banque mondiale.
6Lire Michaël Pauron, « Le fonds américain Carlyle émet (beaucoup) plus de CO2 qu’il ne le prétend », Mediapart, 8 décembre 2021.
7Cotée à Paris et possédant son siège dans la capitale française, Maurel & Prom est détenue majoritairement par l’indonésien Pertamina depuis 2017.
8Nkem Obi, Alero Akuirene, Phillip Bwititi, Josiah Adjene, Ezekiel Nwose, « Impact of gas flaring on communities in Delta region of Nigeria, narrative review part 1 : environmental health perspective », International Journal of Scientific Reports, 20 février 2021.
9Jess Craig, « The village that stood up to big oil – and won », The Guardian, 1er juin 2022.
10« Gabon : les ravages du pétrole low-cost », France 24, 3 septembre 2022.
11Organisé par la France, l’ONU et la Banque mondiale, le « One Planet Summit » est une réunion internationale sur les changements climatiques. La première édition a eu lieu à Paris en 2017 sous la houlette d’Emmanuel Macron.