COP 26

Industrie pétrolière. L’Okavango par pertes et profits

La Conférence des Nations unies sur les changements climatiques (COP 26) se déroule en Écosse du 31 octobre au 12 novembre. La question des projets dévastateurs d’extraction de pétrole et de gaz, qui se sont multipliés en Afrique ces dernières années, y sera-t-elle abordée ? En dépit de l’urgence climatique, le continent apparaît comme un eldorado pour les firmes pétrolières. Illustration dans l’Okavango, où une « junior » canadienne menace un éco-système unique.

Dans l’Okavango, un projet extractif menace l’éco-système d’une zone qui assure la sécurité hydrique de plus d’un million de personnes.
M. Mendelson / Shutterstock

Une lutte majeure pour les ressources se déroule actuellement en Afrique australe. Dans les réserves naturelles du delta de l’Okavango, qui abrite 200 000 personnes et s’étend sur des pans de la Namibie et du Botswana, une compagnie pétrolière canadienne effectue des forages malgré l’opposition farouche des populations autochtones, des militants et des experts en environnement. Cette société, ReconAfrica, a un plan auquel tout le monde s’oppose - à l’exception de ses investisseurs, et des gouvernements de la Namibie et du Botswana qui lui ont accordé des permis pour des essais exploratoires. Ce plan risque de déclencher des niveaux de pollution incalculables, de détruire les réserves d’eau et les terres agricoles, d’expulser les habitants de leurs terres et de causer des dommages irréversibles pour les animaux, notamment les espèces menacées. La ruée de ReconAfrica vers ce que ses dirigeants appellent « la plus grande zone pétrolière de la décennie » n’est rien d’autre qu’une extraction dévastatrice, qui n’a pour but que le profit, et qui résonne avec le passé colonial de l’Afrique.

Il est difficile d’estimer le potentiel destructeur des projets de ReconAfrica. Des journalistes d’investigation, des habitants de la région et des militants ont accumulé un grand nombre de preuves des dangers qui menacent l’Okavango. Ces éléments mettent à mal les prétentions de la société à prendre des mesures de sécurité adéquates. En conséquence, la résistance au plan de forage s’accroît, de même que l’attention internationale. National Geographic a lancé une série d’articles1 à l’automne 2020 listant les menaces qui pèsent sur la faune, les moyens de subsistance et l’environnement de la région. L’une des menaces les plus graves est la potentielle contamination de l’eau, dans une zone où les réserves sont rares. L’Okavango, une zone humide alimentée par un delta intérieur, est la principale source d’eau de la région. Comme l’explique l’un des articles du National Geographic, « toute contamination de l’aquifère sera pratiquement impossible à contenir et à nettoyer ».

Le permis d’exploration de ReconAfrica est adjacent à la rivière principale du delta de l’Okavango, et des forages exploratoires sont effectués à 160 miles (260 kilomètres) en amont. Les détracteurs du projet ont exprimé de sérieuses inquiétudes liées notamment à l’absence d’analyse, dans l’étude d’impact sur l’environnement, quant aux effets sur les eaux souterraines et les eaux de surface - étant entendu que le forage nécessite l’utilisation d’une grande quantité d’eau. En fait, les dangers posés à l’approvisionnement en eau touchent non seulement l’Okavango, mais aussi près de la moitié de la population de la Namibie, un pays aride où le fleuve assure la sécurité hydrique de plus d’un million de personnes, et qui a déjà connu des degrés de réchauffement effrayants, à un rythme supérieur à celui d’autres régions.

Le spectre de la fracturation hydraulique

Par ailleurs, la série du National Geographic met bien en lumière le danger qui pèse sur la faune et la flore de la région. L’Okavango abrite le plus grand troupeau d’éléphants d’Afrique sur Terre, ainsi qu’une myriade d’autres animaux - lycaons, lions, léopards, girafes, amphibiens et reptiles, oiseaux - et une flore rare. C’est la raison pour laquelle l’Angola, le Botswana, la Namibie, la Zambie et le Zimbabwe ont créé la zone de conservation transfrontalière de Kavango-Zambezi (KAZA). Il s’agit de la plus grande zone de conservation du continent – elle est plus vaste que l’Italie. Or les zones sous licence de ReconAfrica chevauchent cet immense parc international.

En outre, le risque que la société se lance dans la fracturation hydraulique2 dans l’Okavango est grand. Certes, ReconAfrica n’a pas reçu de permis de fracturation de la part du gouvernement namibien, et les références quant à la possibilité d’utiliser des « méthodes non conventionnelles » (c’est-à-dire, entre autres, la fracturation) ont disparu de son site internet. Les porte-parole de la firme insistent sur le fait que la fracturation n’est pas envisagée. Pourtant, un certain nombre de cadres supérieurs de ReconAfrica ont acquis leur réputation grâce à cette méthode. C’est notamment le cas du PDG, Scot Evans, un ancien de la multinationale pétrolière Halliburton. Quant aux opérations de forage, elles sont dirigées par Nick Steinsberger, qui n’est autre que le géologue à qui l’on doit le développement de la méthode de fracturation – il est présenté par une publication de l’industrie comme « l’un des hommes qui ont permis le boom du schiste américain ».3

Le géologue sud-africain Jan Arkert estime ainsi que la fracturation sera nécessaire pour extraire le pétrole du sous-sol, et que des émissions polluantes seront donc libérées dans l’atmosphère. Malgré les dangers, les représentants de la compagnie se targuent du potentiel du site : 120 milliards de barils équivalent pétrole.

Les responsables des relations publiques de ReconAfrica multiplient les promesses en direction des populations de Namibie et du Botswana, et leur « vendent » des supposées améliorations de leur mode de vie, notamment en matière d’emploi. Sauf que, comme c’est le cas pour de nombreux projets d’extraction, le forage n’est pas une activité à forte intensité de main-d’œuvre, de sorte que le projet ne devrait pas créer beaucoup de nouveaux emplois. En outre, les emplois qualifiés sur place sont principalement occupés par des travailleurs venus du Canada et des États-Unis. En fait, les emplois offerts aux résidents de la région se limitent pour la plupart à des travaux manuels de courte durée. Dans certains cas, des travailleurs ont été licenciés après un bref passage, et leur salaire a été retenu. Selon l’activiste Ina-Maria Shikongo de l’organisation Fridays for Future Windhoek, lorsqu’un inspecteur du travail est allé enquêter sur place, il a lui-même été poursuivi par la société.

Les communautés locales se mobilisent

ReconAfrica a vanté ses efforts en matière d’engagement communautaire à travers une série de réunions publiques dans la région. Mais cette sensibilisation n’a pas eu l’effet escompté, et pour cause : les avis d’enquêtes publiques n’ont été distribués qu’en anglais - une langue qui n’est pas parlée par la majorité des résidents - et les réunions elles-mêmes, limitées en raison des restrictions liées au Covid-19, n’ont inclut qu’un petit nombre de personnes.

Le comportement de l’entreprise est si exécrable qu’une action en justice a été intentée à Mbambi par la famille d’Andreas Sinonge, dont la ferme – une parmi les plus de 600 qui se trouvent dans la zone d’exploration de ReconAfrica et dont certaines sont irriguées par les eaux de l’Okavango - est située près du deuxième forage. Les Sinonge ont l’intention de poursuivre la société et plusieurs ministères devant la Haute Cour de Namibie, en faisant valoir qu’ils n’ont jamais consenti au forage et que ReconAfrica occupe illégalement ces terres.

Face à cette situation, des membres du peuple autochtone San se sont mobilisés. Ils affirment que la région devrait être protégée en vertu des engagements pris auprès de l’Organisation des Nations unies pour l’éducation, la science et la culture (Unesco) concernant le « paysage culturel », en tant que « site du patrimoine mondial ». Ils estiment en outre que l’exploration extractive viole la déclaration des Nations unies sur les droits des peuples autochtones et les engagements de protection de l’environnement inscrits dans la constitution namibienne. À la suite de ces protestations, ReconAfrica a été contrainte d’accepter une dérogation pour les collines de Tsodilo, situées dans la zone protégée par l’Unesco – il ne s’agit que d’une petite partie de la zone d’exploration, mais cette décision a tout de même été considérée comme une victoire.

Au fil du temps, de nombreux militants sont passés à l’action, tant au niveau local qu’international. Les organisations Fridays for Future Windhoek, Frack Free Namibia and Botswana, le réseau d’activistes Kavango Alive et Saving Okavango’s Unique Life (SOUL), entre autres, ont intensifié leur résistance au cours de l’année écoulée en organisant une série de marches en direction des bureaux de l’Unesco, du Parlement et des ministères. En avril 2021, à l’occasion de la Journée de la Terre, et dans la foulée du Sommet des dirigeants sur le climat organisé par le président états-unien Joe Biden, des manifestants ont remis des lettres aux ambassadeurs américain et allemand à Windhoek, la capitale de la Namibie. On pouvait notamment lire cette remarque ironique : « Lorsque le président Biden a déclaré hier : "Nous devons agir. Nous devons agir rapidement pour relever ces défis", il s’agissait certainement d’empêcher la moindre destruction de l’un des écosystèmes les plus délicats et les plus magnifiques du monde ».

Le pétrole redevient rentable

Face à l’affirmation par les militants de leur droit de dire « non », les gouvernements régionaux ont insisté, au contraire, sur leur « droit d’explorer ». Dans un communiqué de presse conjoint de l’État et de la firme, le ministre namibien des Mines et de l’énergie, Thomas Alweendo, a vanté les premiers résultats des forages, les présentant comme une « grande période pour le peuple namibien », et arguant que le Sud aussi doit pouvoir profiter des richesses de son sous-sol. En parallèle, les militants qui critiquent les actions du gouvernement sont, selon Ina-Maria Shikongo, qualifiés d’« étrangers » et présentés comme hostiles aux possibilités offertes aux populations autochtones. ReconAfrica, pour sa part, a salué le gouvernement comme « l’un des régimes les plus accueillants pour les explorateurs ».

Les appels réguliers à la limitation de l’exploitation des combustibles fossiles [NDLR : dans le cadre de la lutte contre le réchauffement climatique] ont engendré une situation contradictoire : les compagnies pétrolières du monde entier sont confrontées à des demandes urgentes de transition vers des sources d’énergie durables au moment même où le pétrole redevient rentable. Pendant la pandémie, les prix se sont effondrés au niveau mondial en raison d’une surabondance de l’offre. Aujourd’hui, un nouveau boom pétrolier est probable, qui aurait pour conséquence une hausse des prix.

Mais même pendant le ralentissement économique de 2020, la consommation s’est élevée en moyenne à 91 millions de barils par jour, soit plus que la consommation mondiale quotidienne en 2012. Les plus grandes banques du monde ont apporté 3 800 milliards de dollars (environ 3 280 milliards d’euros) aux entreprises de combustibles fossiles depuis 2016, date à laquelle l’Accord de Paris est entré en vigueur. Elles ont fourni 750 milliards de dollars (environ 646 milliards d’euros) de financement aux entreprises de charbon, de pétrole et de gaz pour la seule année 2020. Par ailleurs, les coûts de ce que l’on appelle la « transition durable » sont énormes, les investissements dans le secteur de l’énergie devant atteindre 5 000 milliards de dollars (environ 4 318 milliards d’euros) par an d’ici à 2030 pour parvenir à un niveau net zéro émissions de carbone, contre 2 000 milliards de dollars (environ 1 725 milliards d’euros) aujourd’hui.

Cette situation aboutit à des pressions contradictoires sur l’industrie des combustibles fossiles, inévitables dans le contexte d’une économie capitaliste inextricablement liée à la concurrence et au profit : comment investir dans les nouvelles technologies tout en conservant un moyen de faire du profit grâce aux industries extractives ?

Une course de vitesse

ReconAfrica s’est lancée dans une course effrénée pour réaliser des profits tant que cette fenêtre d’opportunité reste ouverte. En raison des pressions croissantes exercées sur l’industrie, sa tendance à prendre des raccourcis réglementaires ne fera que s’intensifier – c’est en tout cas ce que craignent les environnementalistes et les activistes – et ce quel qu’en soit le coût pour les communautés et pour la faune.

D’une part, une petite compagnie pétrolière « junior » comme ReconAfrica ne peut pas faire cavalier seul : comme la compagnie l’a elle-même déclaré, elle aura besoin, à terme, des ressources plus importantes d’une grande compagnie pétrolière pour confirmer le succès de l’exploration dans l’Okavango. D’autre part, les « Big Oil »4 ont besoin de « loups solitaires » comme ReconAfrica : des petites firmes prêtes à prendre des risques en territoire « inexploré », qui peuvent continuer à assurer un retour sur investissement dans des régions du monde moins sévèrement réglementées.

L’industrie des combustibles fossiles se bat pour son avenir dans l’Okavango et dans d’autres « points chauds » de l’extraction sur le continent – extraction qui se poursuit sous le couvert de ces « nouvelles découvertes » par des entreprises comme ReconAfrica, qui prennent le risque de violer les réglementations et les droits de l’Homme. En raison de la faiblesse historique de l’application des réglementations, les pays du Sud seront les destinations probables de ces « dernières grandes découvertes ». Comme l’a expliqué à CNN François Engelbrecht, de l’Université de Witwatersrand en Afrique du Sud, « le grand risque est que le Nord fasse la transition [énergétique], et que l’Afrique devienne le dépotoir des technologies de combustibles fossiles du monde - le dernier endroit où ce type d’énergie est recherché. » Une étude de 2020 a par exemple révélé que le pétrole européen exporté au Nigeria dépassait jusqu’à 204 fois les limites de pollution admises au sein de l’Union européenne. Pour Ina-Maria Shikongo, il s’agit d’une nouvelle forme d’esclavage et d’une continuation du colonialisme : « Nous avons toutes les matières premières et pourtant nous vivons dans la pauvreté, une pauvreté imposée », affirme-t-elle.

Des alliances improbables

Alors que les « Big Oil » et les gouvernements des pays du Nord préconisent des solutions à la crise environnementale basées sur le marché, les luttes sur le terrain rappellent que l’industrie pétrolière - les « supermajors » comme les firmes « juniors » - ne lâchera pas si facilement le morceau. Les coalitions qui se sont formées pour stopper ReconAfrica en Namibie et au Botswana ont permis de mettre en lumière les abus les plus graves et les plus scandaleux en Afrique australe, tout en donnant de la force et des idées au mouvement dans son ensemble. Comme le fait remarquer Ndaundika Shefeni de SOUL, « alors que l’opposition grandit dans la région et dans le monde, des alliances improbables se sont formées entre des chefs spirituels, des organisations culturelles, des organismes de conservation de la nature et des groupes communautaires ».

Ce sont ces forces qui permettront de mettre un terme à l’extraction et d’éviter la catastrophe climatique. Telle est la vision stratégique adoptée par les militants du continent et d’ailleurs, dont certains se battent depuis des décennies contre l’exploration pétrolière désastreuse, depuis la région du delta du Niger au Nigeria, zone de forage depuis trois-quarts de siècle, jusqu’au nouvel oléoduc d’Afrique de l’Est qui doit traverser l’Ouganda et la Tanzanie5, où se trouvent des réserves naturelles de renommée mondiale. Comme le dit le militant écologiste nigérian Nnimmo Bassey, « il est temps pour ReconAfrica d’épargner à l’Okavango, [...]. Toute autre solution n’aboutirait à rien d’autre qu’à des crimes climatiques et écologiques délibérés ».

1Lire notamment : « Oil drilling, possible fracking planned for Okavango region—elephants’ last stronghold », Jeffrey Barbee et Laurel Neme, 28/10/2020 ; « Oil exploration company in Okavango wilderness misled investors, complaint to SEC says », Jeffrey Barbee et Laurel Neme, 21/05/21.

2La fracturation hydraulique (fracking) est une fissuration massive d’une roche au moyen d’une injection d’un liquide sous pression. Cette technique permet de récupérer du pétrole ou du gaz dans des substrats trop denses, où un puits classique ne produirait rien ou presque.

3« The World’s Last Great Oilfield : An Interview With Nick Steinsberger », James Stafford, oilprice.com, 16/09/2020.

4Ou « supermajors », terme utilisé pour désigner les six principales compagnies pétrolières privées : ExxonMobil, Shell, BP, Total Énergies, Chevron, Texaco, ConocoPhillips.

5Fin septembre, l’activiste et fondatrice du mouvement Fridays for future en Ouganda, Hilda Flavia Nakabuyé, a écrit une lettre à Patrick Pouyanné, PDG de Total Énergies, et au président français Emmanuel Macron. « M. le président Macron, écrit-elle, vos intérêts économiques mettent en cause de millions de vies. S’il vous plaît, ne nous envoyez pas en enfer. Laissez nos rêves devenir réalité. »