Comme d’habitude, l’océan Atlantique est agité sur la longue plage de Songolo, le quartier de pêche artisanale de Pointe-Noire, en République du Congo. Une interminable étendue de pirogues reposent sur le sable, sous un ciel voilé, à peine éclairé par le disque orangé du soleil couchant. Des pêcheurs se débattent dans les vagues, préparant leurs embarcations pour sortir en pleine mer, tandis qu’en arrière-plan, vers la côte sud, on entrevoit les lumières des grues du port commercial de la capitale économique congolaise.
À côté des cabanes en tôle rouillée se trouve le chantier naval artisanal où sont réparés les « popo » et les « vili », comme sont appelées les pirogues congolaises. Trois hommes s’efforcent de redémarrer un moteur, tandis que d’autres réparent des filets. L’un d’eux, de près de deux mètres de haut, donne des ordres en rangeant des boîtes de sardines. « Nous sommes obligés de les utiliser car les appâts vivants coûtent trop cher, explique-t-il. Cependant, elles sont plus que suffisantes. Ils avalent les boîtes tout entières et peuvent les sentir à des kilomètres. »
Alani Milagnawoe est le capitaine d’une pirogue de pêche au requin. Il a commencé à naviguer en mer au Bénin lorsqu’il était adolescent. Quand le poisson s’est fait rare, il est venu au Congo pour tenter sa chance, comme d’autres collègues. « Au départ, ces côtes étaient poissonneuses et nous pouvions bien vivre, puis les choses ont changé. Les plateformes pétrolières et les bateaux de pêche industrielle sont arrivés et se sont emparés des lieux. Nous devions nous éloigner toujours davantage pour ne pas revenir les mains vides et éviter de nous faire éperonner », déplore-t-il. « Le poisson ne suffisait plus et je ne pouvais même pas apporter de la nourriture à mes enfants le soir. C’est pour ça que nous avons commencé à pêcher les requins. »
Les conditions de vie de la communauté des pêcheurs de Songolo sont précaires. Il n’y a pas d’égouts, pas d’hôpitaux et pas d’écoles. Le district s’est développé à partir d’un village fondé par les Vili, un peuple bantou arrivé du Gabon voisin. Plus tard, avec l’expansion démographique et économique de Pointe-Noire et l’arrivée de nombreux pêcheurs venus du Bénin, du Nigeria et du Ghana, il est devenu surpeuplé.
Les femmes participent toutes à la transformation du poisson, qu’elles fument ou sèchent pour le vendre ensuite sur les marchés ou l’envoyer à Brazzaville. L’air est imprégné d’une odeur âcre, tant à cause des poissons qu’à cause des déchets qui ne peuvent être évacués.
Cela contraste avec le centre-ville de Pointe-Noire et la côte sauvage peuplée d’hôtels et de villas de luxe, et qui accueillent les sièges des multinationales pétrolières française Total et italienne Eni. Depuis les années 1980, la ville a connu un boom économique grâce aux immenses gisements de brut situés au large de ses côtes. La République du Congo était en 2020 le sixième producteur de pétrole d’Afrique, avec 307 000 barils par jour1, ce qui représente 90 % de ses exportations et plus de la moitié de son PIB. Au coucher du soleil, depuis la plage de Songolo, on peut voir les lumières des plateformes au large.
En revanche, les retombées financières de cette industrie n’atteignent jamais les habitants du village, pas plus que la plupart des Congolais. Le pays occupe la 162e place dans le classement 2021 de Transparency International sur la perception de la corruption dans le monde. Le Congo, où les atteintes aux droits humains ont été largement documentées, est dirigé d’une main de fer par Denis Sassou-N’Guesso depuis 1997.
Des requins de plus de 100 kg
Sur la plage de Songolo, la marée est basse, et c’est l’heure du déchargement du poisson pour certaines des pirogues qui attendent dans la rade après une semaine passée en mer. Une grande popo est hissée jusqu’à la rive. L’équipage de douze hommes revient d’une expédition de pêche au requin. Du ventre du bateau, d’énormes requins de plus de 100 kg sont sortis et traînés sur le rivage, dont de nombreux requins-marteaux, requins-renards et requins soyeux. Toutes ces espèces sont en voie de disparition2. Petit à petit, les jeunes marins commencent à ramener à terre des caisses remplies de requins plus petits. Certains sont des nouveau-nés.
Les poissons sont disposés sur des feuilles de plastique autour desquelles les gens commencent à se presser pour jeter un premier coup d’œil et lancer les enchères. Les plus gros sont déposés sur des brouettes par plusieurs hommes, puis poussés le long du littoral jusqu’au marché aux poissons tout proche. Si l’on considère que chaque popo peut attraper entre 400 et 1 000 requins, on peut parler d’un massacre.
Le requin a toujours été pêché sur ces côtes, principalement pour la consommation locale. La viande est appréciée et vendue séchée sur les marchés ou consommée dans les tavernes. Avant les années 1980, la pêche au requin était occasionnelle. Puis l’arrivée de travailleurs asiatiques sur les plateformes pétrolières et de ceux, principalement chinois, employés dans la pêche industrielle a fait naître de nouveaux marchés. Les ailerons de requin sont particulièrement recherchés en Chine et en Asie du Sud-Est, où une soupe d’ailerons de requin peut coûter plusieurs centaines de dollars américains.
La capture d’un requin est ainsi devenue une option plus lucrative pour les pêcheurs artisanaux. Parallèlement, les pirogues se sont multipliées dans les eaux congolaises, tout comme le nombre de bateaux industriels, tandis que le poisson se faisait rare, au point que les communautés sont devenues de plus en plus dépendantes des requins, même pour la consommation domestique. La pêche accidentelle est devenue « ciblée ».
Un commerce qui échappe à tout contrôle
La situation est alarmante selon l’ONG Traffic3. Quarante-deux espèces de requins et de raies sont régulièrement pêchées au large du Congo, dont sept sont inscrites sur la liste de la Convention sur le commerce international des espèces menacées d’extinction (Cites) et considérées comme menacées par l’Union internationale pour la conservation de la nature (UICN). Entre 2007 et 2017, plus de dix mille tonnes de requins-marteaux halicornes, une espèce gravement menacée, ont été pêchées au Congo.
Les rapports dénoncent le déficit de réglementation et de contrôle des autorités congolaises qui, bien que signataires de plusieurs conventions internationales (Cites, FAO) sur la conservation et la gestion de la faune halieutique, n’ont pas adopté une législation cohérente. Le commerce illégal des ailerons de requins échappe à tout contrôle. Selon les données collectées par l’ONG Traffic, aucune exportation d’ailerons n’apparaît dans les données nationales de la pêche et des douanes bien qu’à Hong Kong, le plus important marché mondial pour ce type de produit, 131 594 kg d’ailerons en provenance du Congo ont été enregistrés entre 2005 et 2019, dont une bonne partie d’espèces inscrites sur la liste de la Cites.
« Comment effectuer des contrôles alors que nous ne disposons même pas de données officielles sur la pêche et qu’à Pointe-Noire les gardes-côtes disposent de quelques patrouilleurs mal équipés pour vérifier qu’aucune pêche n’a lieu dans les frayères ? », demande Jean-Michel Dziengue, chef de projet au sein de l’ONG écologiste congolaise La Bouée Couronne. Selon les données disponibles, dans une zone maritime où un maximum de 30 licences devraient être délivrées aux navires industriels, pas moins de 110 navires ont navigué en 2018. Aujourd’hui, ce nombre aurait baissé à environ 80 navires, selon les autorités congolaises.
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1Selon le BP Statistical Review of World Energy 2021.
2Voir la liste rouge de l’Union internationale pour la conservation de la nature.
3Lire le rapport « Artisanal Shark Trade in the Republic of Congo », 17 août 2020.