
La biométrie est en plein essor en Afrique comme ailleurs : elle est utilisée pour les papiers d’identité, le passage aux frontières ou l’identification des bénéficiaires de l’aide humanitaire. Sur le continent africain, la technologie est aussi utilisée pour l’organisation des élections. Depuis les années 2000, trente-cinq pays ont déjà eu recours au moins une fois à la biométrie (le plus souvent les empreintes digitales) pour créer des listes électorales. À partir de 2012, plusieurs pays ont commencé à vérifier l’identité des électeurs et électrices avec des kits d’identification biométrique disposés dans les bureaux de vote : le Ghana, la Côte d’Ivoire, le Kenya, le Nigeria et l’Ouganda. Le marché de la biométrie électorale n’a cessé de se développer en dépit d’échecs cuisants et de lendemains d’élections douloureux pour les opposants à qui l’on avait promis des miracles technologiques.
Après les premières expériences de la Mauritanie en 2001, du Lesotho en 2002 et du Nigeria en 2003, c’est l’introduction de la biométrie électorale en République démocratique du Congo (RDC), en 2005, qui va véritablement accélérer l’adoption de la technologie sur le continent. Or ce recensement, largement soutenu par la communauté internationale, ne va pas se passer sans encombre.
C’est la société belge Zetes qui remporte l’appel d’offres pour le recensement proprement dit, tandis que le français Sagem obtient le marché du « dédoublonnage » (c’est-à-dire la gestion de la base de données et la suppression des doublons). Le coût total du processus électoral s’élève à 546 millions de dollars (463 millions d’euros), financé à hauteur de 460 millions de dollars par la communauté internationale (390 millions d’euros). Outre la difficulté à accéder à certaines régions, la procédure de recensement n’est cependant pas adaptée. Un exemple : alors que la biométrie a précisément été « vendue » comme un moyen d’identifier les nombreux électeurs et électrices qui ne possèdent pas de pièces d’identité, le logiciel exige un numéro de pièce d’identité pour que l’on puisse procéder à l’enregistrement de la personne dans le système1. Le référendum constitutionnel de 2005 a finalement été organisé avec des listes partiellement vérifiées. En raison des retards, seules les données biométriques des électeurs de Kinshasa ont été soumises à une détection des fraudes.
Des promesses de démocratisation déçues
Le premier recensement biométrique au Somaliland, à l’occasion de l’élection présidentielle de 2010, est un cas paradigmatique d’une technologie adoptée à la hâte qui débouche sur un recensement (soutenu financièrement par des bailleurs qui donnèrent plus de 10 millions de dollars) désastreux2. C’est une entreprise européenne, Copenhagen Elections, qui remporte le marché. Elle sous-traite les opérations à une entreprise indienne, Electronics Company of India. Or, celle-ci n’est pas spécialisée dans les élections et se heurte à de sérieux problèmes logistiques et techniques3.
Tout est fait dans l’urgence : le matériel n’a pas été suffisamment testé, le software n’est pas prêt au lancement des opérations de recensement, la formation des agents recenseurs est incomplète… Rien ne se passe comme prévu pour cette grande opération visant à doter le Somaliland d’une liste électorale fiable. Au final, les données collectées sont de trop mauvaise qualité pour être exploitées : plus de la moitié des personnes enregistrées dans la base l’ont été sans empreintes. Dans un contexte politique déjà tendu, ces difficultés viennent jeter de l’huile sur le feu : le parti présidentiel et l’opposition se déchirent, le conflit s’étend à la rue où des affrontements avec la police font plusieurs morts. Le Somaliland ne fait cependant pas marche arrière : le pays s’engage au contraire dans une surenchère technologique en adoptant pour l’élection présidentielle suivante, en 2017, le scanning de l’iris des yeux – la campagne d’inscription sur les listes a cette fois-ci été conduite avec moins d’amateurisme.
L’identification biométrique des électeurs est désormais mieux rodée et les échecs de cette ampleur sont plus rares. Cependant, même là où le recensement se déroule sans difficultés majeures, les effets politiques ne sont pas à la hauteur des attentes. Si la biométrie renforce la fiabilité des listes électorales en empêchant les inscriptions multiples, elle n’affecte pas les nombreuses autres stratégies frauduleuses : achat de voix, bourrage d’urnes, mais aussi intimidation des électeurs et électrices ou recours à la violence. Les technologies électorales peuvent même être contre-productives en créant des boîtes noires inaccessibles aux citoyens et en renforçant la dépendance des commissions électorales auprès des bailleurs et des experts étrangers4. En ce sens, la biométrie électorale n’est pas seulement un gaspillage d’argent : elle a des conséquences potentiellement néfastes sur la vie démocratique.
L’illusion de la transparence
Pourquoi, alors, cette technologie onéreuse est-elle si souvent plébiscitée alors qu’il y a peu d’espoir qu’elle limite significativement la fraude ? Mes recherches montrent d’une part que la réponse apportée aux failles de la technologie n’est jamais un retour en arrière vers des élections « low tech ». La réponse est quasiment toujours la quête d’une technologie plus sophistiquée. Ce sont paradoxalement les échecs et faiblesses qui alimentent la surenchère technologique. D’autre part, la faillibilité des technologies, loin d’être un obstacle à leur diffusion, a une utilité politique. La biométrie électorale peut être un échec pour la démocratisation tout en étant un succès en termes d’effets symboliques et d’image. Elle sert alors à démontrer (à ceux qui veulent bien y croire) l’engagement du parti au pouvoir en faveur d’élections « libres et transparentes ».
En ce sens, la biométrie « marche » même lorsqu’elle ne marche pas. Quels que soient leurs échecs ou leur coût, les technologies biométriques sont utilisées pour suggérer que « quelque chose se passe », et que l’État et le secteur privé travaillent ensemble pour le bien public - que celui-ci soit défini comme la sécurité, la gestion des frontières ou la démocratie.
Face à des problèmes politiques insolubles, ou sur lesquels ils n’ont que très peu de prise, les acteurs internationaux se tournent souvent vers des « solutions » technologiques. Le Tchad est un parfait exemple de la construction de la biométrie comme « solution » politique5 même lorsque le contexte local, marqué par la violence, n’est pas propice à des élections démocratiques. L’enregistrement biométrique des électeurs a été introduit lors des négociations de 2007 entre le gouvernement, le parti au pouvoir et ses alliés d’un côté, et la principale coalition d’opposition de l’autre - négociations encouragées et facilitées par l’Union européenne. À l’époque, la biométrie n’a pas seulement été promue comme un moyen efficace d’enrôler les électeurs. Elle a aussi été présentée à l’opposition comme un élément susceptible de changer la donne. Cet argument avait déjà été avancé en RDC quelques années auparavant.
L’utilité politique d’une technologie faillible
Après des années de retard, l’inscription biométrique des électeurs a finalement été mise en œuvre pour l’élection présidentielle de 2016. C’est l’entreprise française Morpho (connue aujourd’hui sous le nom d’Idemia) qui remporte alors un marché de près de 24,5 millions d’euros pour 6 millions d’électeurs. Sans surprise, le président Idriss Déby Itno, au pouvoir depuis 1990, a été réélu dès le premier tour. La technologie n’a amélioré que marginalement le processus électoral. Le registre des électeurs était certes plus précis et plus fiable, mais les pratiques frauduleuses et violentes n’ont pas disparu pour autant. Déby et ses alliés ont joué la carte de la biométrie avec succès.
En introduisant cette technologie, ils se sont adressés à plusieurs publics : les opposants qui étaient invités à cesser le boycott, les électeurs qui étaient censés s’inscrire et voter, et les partenaires internationaux du Tchad qui voyaient d’un bon œil le fait que leur allié clé au Sahel dans la « guerre contre le terrorisme » (principalement la France et les États-Unis) se présente comme un régime démocratique - même si ce n’était que pour la façade. La biométrie a ainsi permis de dégager un consensus sur les avantages d’une élection organisée dans un climat politique militarisé. Il s’agissait d’accepter les résultats et de cautionner l’élection, plutôt que de promouvoir la démocratie.
La quête de la technologie parfaite est une logique auto-entretenue : les échecs ne conduisent pas au retrait d’une technologie mais à la mise en place d’une nouvelle, présentée comme plus sophistiquée. Au Tchad, le fichier électoral de 2016 n’ayant pas été mis à jour ni entretenu, une nouvelle campagne d’inscription a été lancée pour l’élection présidentielle d’avril 2021. Cette fois, le contrat a été attribué à une société néerlandaise, HSB Identification. Un grand nombre de cartes d’électeurs n’ont cependant pas été distribuées à temps et les électeurs ont été autorisés à voter avec les cartes émises pour le précédent cycle électoral ou avec le reçu remis lors de leur inscription. L’élection a eu lieu alors que plusieurs opposants avaient été réprimés durant la campagne.
Sans surprise, Déby a été réélu pour la sixième fois. La proclamation de sa victoire a coïncidé avec sa mort sur le champ de bataille le 19 avril dans le Kanem, alors que les rebelles du Front pour l’alternance et la concorde au Tchad (FACT) avançaient sur N’Djamena. Une junte militaire dirigée par le propre fils de Déby, Mahamat Idriss Déby, s’est emparée du pouvoir dans la foulée. Depuis lors, les technologies électorales ne sont plus la priorité. Elles pourraient cependant revenir dans le débat public avec les élections promises par la junte militaire.
Au Tchad comme dans tant d’autres pays, c’est précisément parce que la technologie est faillible qu’elle est prisée par les chefs d’État. La biométrie a l’avantage d’être compatible avec certaines pratiques frauduleuses et antidémocratiques tout en véhiculant l’image d’un État moderne prêt à s’engager sur la voie de la démocratisation. La biométrie peut ainsi paradoxalement contribuer à maintenir un ordre politique non démocratique.

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1Lire Astrid Evrensel (ed.), Voter Registration in Africa : A Comparative Analysis, EISA, 2010
2Lire Somaliland : A Way out of the Electoral Crisis, International Crisis Group, 2009, p. 6
3Lire Anna C. Rader, Verification and Legibility in Somaliland’s identity architecture, Department of Politics and International Studies, University of London, 2016
4Lire Nic Cheeseman, Gabrielle. Lynch, Justin Willis, “Digital dilemmas : the unintended consequences of election technology”, Democratization, June 2018, pp. 1-22
5Lire Marielle Debos, “La biométrie électorale au Tchad : Controverses technopolitiques et imaginaires de la modernité”, Politique africaine, n° 151, 2018, pp. 101-120