Littérature

Avec Abdulrazak Gurnah, plongée dans les séquelles du colonialisme allemand

Le Prix Nobel décerné au romancier tanzanien en octobre 2021 nous invite à (re)découvrir le passé colonial de l’Allemagne, entre la ruée vers l’Afrique et la Première Guerre mondiale, dans ce qui est aujourd’hui la Tanzanie, le Burundi et le Rwanda. Cette histoire particulièrement violente est en effet au cœur d’une partie de son œuvre.

Abdulrazak Gurnah, lors de la remise de sa médaille de Prix Nobel de littérature en décembre 2021 à Londres.
Hugh Fox / © Nobel Prize Outreach

Quand Abdulrazak Gurnah a reçu le prix Nobel de littérature en octobre 2021, le jury a salué « sa réflexion sans concession et pleine de compassion sur les effets du colonialisme ». L’Afrique de l’Est étant au cœur d’une grande partie de l’œuvre de Gurnah, le colonialisme allemand est régulièrement présent dans ses romans, en particulier dans la colonie la plus étendue de toutes : la colonie de l’Afrique orientale allemande, qui comprenait les États actuels de la Tanzanie, du Burundi et du Rwanda. Bien que l’histoire de ce territoire ait fait l’objet d’études approfondies, elle reste [NDLR : en Allemagne notamment] dans l’ombre des débats publics contemporains essentiellement consacrés au génocide allemand perpétré contre les Herero et les Nama au début du XXe siècle, ou aux continuités entre ce génocide et la Shoah.

L’Afrique de l’Est allemande est particulièrement présente dans deux des romans de Gurnah : l’un de ses premiers, Paradise (1994)1, et le tout dernier, Afterlives (2020). Ils évoquent plusieurs thèmes. Le premier d’entre eux, sans surprise, est la violence coloniale. Bien que cette violence ne soit pas toujours au premier plan dans les livres de Gurnah, elle est omniprésente. Lorsque les personnages de Gurnah font référence aux mdachis, les Allemands, et à leurs soldats africains, les askaris, ils utilisent souvent des termes comme « impitoyable », « vicieux » et « féroce ». La domination coloniale allemande en Afrique de l’Est a commencé par la violence, lorsque Hermann von Wissmann a fait la guerre aux populations côtières de 1889 à 1890, après que celles-ci eurent résisté à la tentative de la Deutsch-Ostafrikanische Gesellschaft (Compagnie de l’Afrique orientale allemande) de gérer la colonie comme une entreprise privée. La pendaison en 1889 de l’un des chefs de la révolte, Abushiri ibn Salim al-Harthi, que les Allemands ont orchestrée tel un grand spectacle, apparaît comme un événement crucial dans Afterlives.

Comme l’ont montré des études récentes, les responsables européens de la violence coloniale ont sciemment mis en scène ces « spectacles » de violence brutale car ils pensaient qu’ils enverraient ainsi un message à ce qui, dans le discours colonial britannique, était communément appelé « l’esprit indigène ». Cependant, les maîtres coloniaux s’intéressaient rarement à ce que pouvait constituer cet « esprit indigène », qu’ils percevaient comme un bloc monolithique et immuable.

« C’est ainsi que fonctionnait la Schutztruppe »

Ce sujet est également présent chez Gurnah. Si la violence allemande choque souvent la population locale, elle reste également incompréhensible : Paradise raconte par exemple comment les Allemands « ont pendu certaines personnes pour des raisons que personne ne comprenait ». Par moments, cependant, les observations de Gurnah sur ce « spectacle » de la violence allemande révèlent aussi une certaine ironie. Dans Afterlives, la vantardise excessive d’un askari, qui clame que tout le monde devrait craindre les « bâtards impitoyables et en colère » de la force coloniale Schutztruppe [NDLR : le nom donné aux Troupes coloniales et indigènes allemandes entre 1890 et 1918] et affirme que ses officiers allemands sont des « experts de la terreur », ne parvient pas à impressionner Pascal, un Africain appartenant à une mission locale.

Une fois que les Allemands eurent assujetti la côte en 1890, ils s’attachèrent à prendre le contrôle du commerce caravanier dominé par les Arabes, qui s’étendait jusqu’au Congo. La fin de ce commerce caravanier sert de toile de fond à Paradise : « Il n’y aura plus de voyages maintenant que les chiens européens sont partout », se désespère un guide caravanier. Mais ce n’est alors que le début de la conquête allemande. La domination allemande a continué à pénétrer dans les territoires intérieurs jusqu’au début du XXe siècle. Les guerres qui ont suivi ont été caractérisées par une violence particulièrement destructrice. Le ciblage indiscriminé des champs, des récoltes et des villages faisait partie du répertoire standard des guerres coloniales (et pas seulement de celui des Allemands) pour affamer les ennemis et les soumettre. Tissant des épithètes allemandes, Gurnah explique, à travers un personnage askari : « C’est ainsi que fonctionnait la Schutztruppe. Au moindre signe de résistance, les schwein [NDLR : « porc » en allemand] étaient écrasés, leur bétail abattu et les villages brûlés. »

L’épisode le plus dévastateur de ce type de domination a été la guerre Maji Maji (ou Maï-Maï) de 1905 à 1907, lorsque plusieurs ethnies se sont simultanément révoltées contre le travail forcé et les impôts punitifs du régime colonial. Cette guerre constitue le cadre initial d’Afterlives, même si la côte est-africaine a été largement épargnée par les combats et que les événements n’apparaissent donc qu’en arrière-plan. Pourtant, Gurnah est sans ambiguïté quant à l’horreur de la guerre : « Les Allemands ont tué tellement de gens que le pays est jonché de crânes et d’ossements et que la terre est détrempée de sang. » Les recherches estiment que cette guerre a coûté jusqu’à 300 000 vies, principalement en raison de la famine résultant de la tactique de la terre brûlée.

L’horrible campagne de retraite allemande

Lorsque la Première Guerre mondiale atteint les rivages de l’Afrique de l’Est, des Européens affrontent pour la première fois d’autres Européens dans cette région d’Afrique. Cependant, comme le souligne Gurnah, les armées qui se sont affrontées sur ce théâtre étaient principalement composées d’Africains et d’Indiens, qui constituaient la base des forces coloniales des deux côtés. Du côté allemand, le commandant Paul von Lettow-Vorbeck, débordé par les forces britanniques, belges et portugaises, adopte une stratégie de guérilla et de repli – et ce jusqu’à la fin de la guerre. Cette campagne lui a valu une certaine renommée en Allemagne durant plusieurs décennies. Toutefois, sa glorification a masqué la réalité brutale de cette stratégie, au cours de laquelle les troupes de Lettow-Vorbeck ont confisqué sans pitié les réserves de la population locale pour se nourrir, puis ont brûlé tout ce qui se trouvait sur leur passage dans le but de ralentir leurs ennemis. Le résultat - une fois de plus - fut une famine dévastatrice.

En outre, des dizaines de milliers de civils africains ont été enrôlés comme porteurs et sont morts d’épuisement. Les populations locales qui résistaient subissaient de sévères représailles, comme le montre Afterlives, où un caporal exécute un notable du village d’une balle dans la tête. Le traumatisme induit par l’horrible campagne de retraite allemande est un thème récurrent du livre. Les recherches actuelles suggèrent que plusieurs centaines de milliers de personnes ont perdu la vie en Afrique de l’Est pendant la Première Guerre mondiale, et plusieurs centaines de milliers d’autres après, quand la grippe espagnole s’est abattue sur une population déjà affamée et décimée.

Cependant, lire ces romans uniquement comme de simples traités littéraires de la violence coloniale ne leur rendrait pas justice. Ils offrent aussi un riche aperçu de la vie des populations colonisées. Gurnah, qui est lui-même né sous le régime colonial britannique sur l’île de Zanzibar [NDLR : en 1948], accorde une attention particulière à la vie de la population côtière et à ses influences africaines, indiennes et arabes. Dans ce milieu cosmopolite, l’islam, en tant que religion et vision du monde, et le swahili, la lingua franca, constituaient des éléments de rapprochement.

Des histoires de résilience

C’est précisément cette ouverture sur le monde qui a récemment attiré l’attention de la communauté des chercheurs sur cette région, car elle montre que la mondialisation n’est pas exclusivement le fait d’acteurs occidentaux. Des siècles avant la colonisation européenne, il existait un réseau dense de connexions à travers l’océan Indien, la côte de l’Afrique de l’Est, la Corne de l’Afrique, Madagascar, les Comores, la péninsule arabique et la côte occidentale de l’Inde. Les commerçants de Zanzibar pouvaient activer des réseaux pour contracter des prêts en Inde, et les érudits religieux circulaient librement entre les différents pôles de ce cosmos.

Avec une grande sensibilité et parfois dans une atmosphère de conte de fée, Gurnah explore ce monde de caravanes et de villes côtières sous tous ses aspects. Ses personnages vivent leur vie malgré le colonialisme. Ils grandissent, se forgent une expérience, jouissent de la richesse ou souffrent de la pauvreté, et tombent amoureux. Parfois, les maîtres coloniaux sont relégués au second plan. Ainsi, ces romans racontent des histoires de résilience dans lesquelles les colonisés ne sont pas seulement des victimes.

Vers la fin de Afterlives, Gurnah aborde la question des continuités entre le colonialisme allemand et le nazisme, mais à sa manière. Il s’avère qu’Ilyas, un askari dont les allées et venues après 1918 restent longtemps obscures dans le livre, s’est installé en Allemagne dans les années 1920. Il y trouve un emploi de chanteur, se produisant lors de manifestations de propagande à tendance révisionniste et coloniale. En raison d’une liaison avec une femme blanche, il est interné dans un camp de concentration en 1938, où il meurt en 1942. Aussi incroyable que cela puisse paraître, des parcours similaires ont réellement existé : de nombreux Allemands d’origine africaine ont passé la guerre dans des camps de concentration, et certains sont même restés en Allemagne après la guerre. Ils incarnent un autre type de continuité : celle d’une communauté noire toujours présente dans ce pays.

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1Paradise est l’un des rares romans de Gurnah à avoir été traduit en français, sous le titre de Paradis, aux éditions Denoël. Seuls deux autres de ses romans ont également été traduits : Adieu Zanzibar (Desertion, en version originale), chez Galaade, et Près de la mer (By the Sea), chez Denoël.