L’ÉDITO
L’HISTOIRE COLONIALE EST AUSSI UNE HISTOIRE NATIONALE
Haro sur les statues ! Des Français sous influence voudraient détrousser la République de sa gloire d’antan : Jean-Baptiste Colbert, Louis Faidherbe, Thomas Bugeaud… Ces statues, témoins d’un « glorieux » passé, ne seraient plus les bienvenues à l’ère du totalitarisme de la pensée unique… et « woke ». Une pensée dont les disciples n’ont plus que le mot « colonialisme » à la bouche. Pendant ce temps, on apprenait au mois de mars la volonté du maire de Toul (est de la France) d’ériger une statue en l’honneur de l’officier parachutiste Marcel Bigeard, tortionnaire en Algérie.
Cette petite musique ne date pas d’hier. Le 2 octobre 2020, dans son « discours contre les séparatismes » aux Mureaux (banlieue parisienne), Emmanuel Macron prononça ces quelques phrases :
Nous voyons des enfants de la République, parfois d’ailleurs, enfants ou petits-enfants de citoyens aujourd’hui issus de l’immigration et venus du Maghreb, de l’Afrique subsaharienne, revisiter leur identité par un discours postcolonial ou anticolonial. Nous voyons des enfants dans la République qui n’ont jamais connu la colonisation, dont les parents sont sur notre sol et les grands-parents depuis longtemps, mais qui tombent dans le piège là aussi méthodique de certains autres qui utilisent ce discours, cette forme de haine de soi que la République devrait nourrir contre elle-même.
Ainsi parla l’homme qui se targuait d’être, avant d’être élu, « d’une génération qui n’a jamais connu l’Afrique coloniale », et qui qualifiait à Alger la colonisation de « crime contre l’humanité ». Mais il a cédé le pas à un président pour qui l’expérience serait garante d’une légitimité, et où l’argument d’autorité prime sur la connaissance historique. Car c’est une double rupture qu’Emmanuel Macron – comme beaucoup d’autres – exige des « enfants de la République », qu’ils soient d’ici ou « d’ailleurs » : une rupture avec l’histoire, mais aussi géographique, entre le territoire métropolitain et ceux des anciennes colonies, pourtant administrées par cette même France, à la fois République et empire (colonial). Balivernes, nous dit-on. Ce qui s’est passé dans les colonies reste dans les colonies.
Séparer le héros du colon
À prendre les défenseurs des statues au mot, on se demanderait pourquoi l’espace public est saturé de références historiques : Jaurès, Verdun, Stalingrad, Leclerc... Que disent en effet ces monuments, ces noms de rues ou de stations de métro à celles et ceux « qui n’ont jamais connu » ce passé ?
Qu’on ne s’y trompe pas : ce n’est pas à l’amnésie nationale que les détracteurs du discours postcolonial invitent, mais à une mémoire soigneusement sélective rythmée par les commémorations et journées du souvenir1. De même que l’on appellerait à « séparer l’homme de l’artiste », il faudrait apprendre à séparer le général Faidherbe, commandant de l’armée du Nord contre les Prussiens, du gouverneur colonial du Sénégal ; séparer le maréchal Joseph Gallieni, héros de la guerre de 14-18, de celui qui organisa des exécutions sommaires massives dans les rangs de la résistance malgache. Penserait-on aujourd’hui à ériger une statue en l’honneur du maréchal Philippe Pétain, héros de la « Grande Guerre », en omettant soigneusement sa responsabilité directe dans la déportation des juifs de France ?
Ainsi, dans la défense de ces statues érigées, on joue une histoire contre l’autre : celle du récit national contre celle des vaincus, celle des héros de « nos » guerres contre celle des colonisés, ceux-là qui n’avaient pas eu voix au chapitre.
La France éternelle, immémoriale se veut une et indivisible. L’histoire-mémoire officielle a longtemps eu ses zones d’ombre, ses mythes et ses tabous. Elle a occulté le destin des minorités vaincues ou dissidentes – Cathares, Croquants, Camisards, Vendéens, esclaves, mutins de 1917. Elle les a privées d’existence mémorielle. Ce fut le cas des peuples colonisés2.
Mais il y a eu depuis des historiens – des femmes et des hommes de science donc – qui ont cherché, fouillé, écrit, remonté l’histoire, non pas celle de territoires lointains, mais celle de la France ; l’histoire de ce que la France a fait, ailleurs qu’en métropole, et de ce que cette histoire charrie toujours avec elle dans l’inconscient collectif. Comprendre la continuité – pas seulement symbolique mais effective et affective –, en ligne droite, de l’Indochine à Alger, en passant par la Guadeloupe, la Réunion et la Seine-Saint-Denis, où le préfet de la République Pierre Bolotte avait mis tout son savoir-faire colonial au service de la Brigade anti-criminalité (BAC). Comprendre aussi que s’indigner devant la réhabilitation des collaborateurs de Vichy ne peut avoir tout son sens que si l’on refuse, d’un même geste, de rétablir les tortionnaires de l’armée française en Algérie.
Deux mondes en chiens de faïence
Et s’interroger. Que ressent un Lillois, arrière-petit-fils de Sénégalais, lorsqu’il passe chaque matin et chaque soir devant la statue monumentale de Faidherbe ? Que ressent une parisienne descendante d’Algérien lorsqu’elle passe avec ses enfants devant la statue du général Bugeaud, ce militaire qui a eu recours aux « enfumades » dans le pays de ses ancêtres ? Qu’ont fait ces citoyens à la « République » pour qu’elle continue de leur infliger ce spectacle ?
Renoncer à faire cet inventaire patrimonial revient à invisibiliser une large partie des « enfants de la République », nier « leur » histoire et donc nier « notre » histoire commune – bonne ou détestable. Faut-il déboulonner les statues ? Peut-être, ou peut-être pas. Mais qu’importe : les réactions que provoque l’énonciation de ce simple mot suffit à éclairer cette dichotomie mémorielle.
Lorsque, en 2020, à la suite de l’assassinat de George Floyd aux États-Unis, des manifestations contre certaines statues eurent lieu en Europe, deux mondes se sont regardés en chiens de faïence. Manifestations, contre-manifestations. Action, réaction(naire) : face à la demande légitime d’une partie de la population de moderniser son espace public à la lumière de son histoire douloureuse, les cerbères d’un récit passéiste et colonialiste ont fait tomber les masques.
Selon eux, déboulonner la statue d’un militaire ayant participé aux guerres coloniales reviendrait à renier l’histoire de France. Une bien étrange défense alors que, de tout temps, des statues ont été érigées, puis déboulonnées, au gré des époques, des guerres et des révolutions. A-t-on oublié l’histoire de la Seconde guerre mondiale au motif que les références à Hitler ont été effacées de l’espace public ? Bien sûr que non, les livres d’histoire sont là pour rappeler qui il était, et ce qu’il a fait.
En Belgique, où la statue de Léopold II a été attaquée, les défenseurs de celui qui mutila et massacra des dizaines de milliers de Congolais affichaient ce slogan : « Je ne renie pas mon histoire. » C’est justement ne pas renier son histoire que de remettre en cause l’édification de statues de criminels de guerre dans « notre » espace public : celui-ci appartient à toutes et à tous et il est légitime de se sentir offusqué à la vue d’un personnage qui a peut-être massacré ses aïeux où, tout simplement, qui a entaché par certaines de ses actions l’histoire d’un pays qui prône des valeurs opposées et auxquelles nous sommes attachées.
Un récit national en pointillé
Le débat autour de cette question – le « déboulonnage » – a finalement été peu suivi. Comme si les évènements de 2020 n’avaient été qu’une colère éclair de quelques radicaux manipulés. Mais, alors que le « vivre-ensemble » et la notion de « communauté nationale » semblent plus que jamais ne vouloir s’adresser qu’à quelques-uns, excluant les autres, la question de la représentation devrait être au cœur des débats, et des décisions fortes devraient être prises.
Alors, face à ce récit national à la carte et en pointillé, n’est-il pas temps d’embrasser les faits dans leur totalité ? Pourquoi avoir tant peur de raconter l’histoire, toute l’histoire nationale ?
Il n’est pas bon, mes compatriotes, vous qui connaissez tous les crimes commis en notre nom, il n’est vraiment pas bon que vous n’en souffliez mot à personne, pas même à votre âme, par crainte d’avoir à vous juger. Au début vous ignoriez, je veux le croire, ensuite vous avez douté, à présent vous savez, mais vous vous taisez toujours. Huit ans de silence, ça dégrade. [...] Il suffit aujourd’hui que deux Français se rencontrent pour qu’il y ait un cadavre entre eux. Et quand je dis : un... La France, autrefois, c’était un nom de pays ; prenons garde que ce ne soit, en 1961, le nom d’une névrose3.
Jean-Paul Sartre, qui a écrit ces lignes en conclusion de la préface aux Damnés de la terre de Frantz Fanon, témoigna cette même année 1961 au procès dit du « Réseau Jeanson », ces porteurs de valises français qui, par leur engagement aux côtés du peuple algérien dans sa lutte anticoloniale, sauvèrent l’honneur de la France – puisque c’est de cela, au fond, qu’il s’agit. Mais quelle idée peut-on aujourd’hui avoir de la grandeur de son pays, si celle-ci doit passer par le déni de ses crimes ?
Au procès Jeanson, Sartre eut ces mots qui, mutatis mutandis, gardent aujourd’hui toute leur actualité :
Les Français qui aident le FLN ne sont pas seulement poussés par des sentiments généreux à l’égard d’un peuple opprimé et ils ne se mettent pas non plus au service d’une cause étrangère, ils travaillent pour eux-mêmes, pour leur liberté et pour leur avenir. Ils travaillent pour l’instauration en France d’une vraie démocratie.
Regarder « notre » histoire en face, admettre les crimes de « l’empire », soustraire au regard des citoyens français les auteurs de ces « crimes contre l’humanité » (ou à tout le moins les accompagner d’une note explicative complète) enverrait un message clair : « La République reconnaît ses crimes passés, intègre “votre” histoire car celle-ci fait partie de la “nôtre”, partagée par une communauté dont vous êtes des membres légitimes. »
Pour la liberté et pour l’avenir, il est temps de reconnaître que l’histoire coloniale est aussi une histoire nationale.
Sarra Grira et Michael Pauron
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LES ARTICLES DE LA SEMAINE
SÉRIE « LA GUERRE DES DRONES »
L’Afrique, un nouveau champ de bataille dans le ciel
1/5 ⸱ La très grande majorité des pays d’Afrique a acquis des drones de surveillance et de combat. Des groupes armés recourent également de plus en plus à cette technologie. Formations succinctes, mauvaise interprétation des cibles, contraintes juridiques fluctuantes... La prolifération de ces aéronefs bon marché et pilotés à distance fait-elle courir un risque en matière de droits humains ?
Par John Ringquist
Les drones, une histoire coloniale
2/5 ⸱ Depuis plusieurs années, les drones armés se sont multipliés sur le continent. Les armées africaines se les arrachent, notamment pour faire face aux insurrections djihadistes, au grand dam des populations civiles, qui en sont les principales victimes. Ce faisant, elles se sont appropriées des techniques et une pensée stratégique développées durant la conquête coloniale.
Par Christophe Wasinski
Un mimétisme lourd de conséquences
3/5 ⸱ Les drones, mais aussi les avions et les hélicoptères que s’arrachent les armées africaines depuis quelques années ne sont généralement pas construits sur le continent. Ils sont importés, de même que les stratégies militaires qu’ils sont censés servir, sans égards pour les populations civiles.
Par Christophe Wasinski
Des milliers de morts au nom de la sécurité
4/5 ⸱ Les frappes menées depuis les avions ou les drones des États africains ont un coût humain dramatique pour les populations. Au nom de la sécurité et de la lutte contre les groupes armés dans une Afrique perçue comme « anormale » depuis la colonisation, des milliers de civils ont péri sous leurs bombes.
Par Christophe Wasinski
Les effets de la « dronisation » de la guerre au Sahel
(5/5 – Bonnes feuilles ⸱ En 2019, la France mène ses premières frappes de drone dans le ciel sahélien. Cette nouvelle arme suscite la crainte des populations civiles autant que des combattants djihadistes. Elle signe aussi la prééminence du paradigme de l’antiterrorisme sur celui de la contre-insurrection.
Par Rémi Carayol
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