
ÉDITO
GÉNOCIDE DES TUTSIS DU RWANDA. L’INDÉCENTE BATAILLE SÉMANTIQUE
Deux procès remettent au centre de l’actualité le Rwanda et, plus précisément, le génocide des Tutsis, qui a fait près de 1 million de morts entre avril et juillet 1994. Le premier concerne un génocidaire présumé. Le docteur Eugène Rwamucyo comparaît devant la Cour d’assises de Paris depuis le 1er octobre. Accusé de « génocide », « complicité de génocide » et « crimes contre l’humanité », Rwamucyo est soupçonné d’avoir enfoui des corps et achevé des survivant
es dans le but de camoufler des preuves. L’ancien médecin du travail s’en défend, affirmant avoir procédé à des mesures de précaution sanitaires, alors que le pays était devenu un charnier à ciel ouvert. Son procès, qui se tient comme les précédents en vertu de la compétence universelle, doit durer jusqu’au 29 octobre.L’autre affaire jugée à Paris depuis le 7 octobre concerne Charles Onana. L’essayiste franco-camerounais est accusé de négationnisme. Plusieurs passages de son livre consacré à l’opération militaro-humanitaire française Turquoise (déployée au Rwanda de juin à août 1994), Rwanda, la vérité sur l’opération Turquoise : quand les archives parlent enfin (L’Artilleur, 2019), sont particulièrement visés. Selon l’auteur, par exemple, la planification du génocide des Tutsis serait l’une des « plus grandes escroqueries du XXe siècle ». Lui se défend de vouloir nier le génocide.
Charles Onana est très lu en République démocratique du Congo (RDC), où il a été invité d’honneur du gouvernement en mars 2024. Cette venue avait été critiquée par le Collectif contre le racisme et les discours de haine. Cette organisation congolaise de défense des droits humains estimait que l’auteur risquait « d’exacerber la haine ethnique, le rejet de l’autre et la légitimation de la remise en cause de la citoyenneté congolaise dont les membres de la minorité Tutsi congolaise sont déjà victimes depuis plusieurs années, et qui se sont amplifiés ces dernières années ». Dans ce texte, les auteurs recensent de nombreux passages des livres d’Onana dans lesquels l’essayiste s’attaque ouvertement aux Tutsis, qu’il accuse de tous les maux.
Les affirmations d’Onana sur la responsabilité du Rwanda (et des « Tutsis » en particulier) dans les crises qui secouent l’est du pays depuis trente ans flattent le pouvoir kinois. Le chercheur Jason Stearns rapportait il y a quelques semaines dans Afrique XXI :
On peut trouver son dernier livre partout à Kinshasa, sur les bureaux des parlementaires et dans des librairies pourtant peu achalandées. On peut aussi voir des affiches avec des agrandissements de la couverture de son livre dans certaines manifestations de Congolais de la diaspora. […] Onana fait passer des spéculations, des insinuations et des mensonges pour des conclusions scientifiques, avec des notes de bas de page élaborées et des références à des documents provenant des archives des gouvernements états-unien et français. Mais il est rare que ces sources étayent réellement ses affirmations.
Les organisations qui poursuivent Onana à Paris ne s’attaquent donc pas « à nouveau à qui ne pense pas droit, c’est-à-dire comme eux », comme l’affirme l’hebdomadaire français Marianne dans un article publié le 7 octobre, mais à un homme qui tord les faits et tire des conclusions sans réel fondement sur un sujet ô combien sensible. Le polémiste affirme même qu’il y aurait eu « 10 millions de morts » dans l’est de la RD Congo, un chiffre très discutable (et très discuté) qui ne repose sur aucune donnée fiable. Pour lui, ce serait un « holocauste » – titre de son dernier livre, Holocauste au Congo. L’omerta de la communauté internationale (L’Artilleur, 2023). Une affirmation non validée à ce jour par la justice internationale. En revanche, ce qui est certain, c’est que les victimes congolaises sont le fruit d’une succession de crises depuis trente ans (le Rwanda ayant pris part à certaines, comme aujourd’hui avec le M23), dans une région où sévissent près de 300 groupes armés.
En soutenant l’idée d’un génocide dans l’est du Congo, en mettant en compétition les chiffres (1 million de morts au Rwanda vs 10 millions au Congo), Onana ne cherche peut-être pas à nier le génocide des Tutsis de 1994 mais au moins à le minimiser et à partager la responsabilité entre « Hutus » et « Tutsis » (représentés à ses yeux par le Front patriotique rwandais de Paul Kagame, qui a mis fin au génocide des Tutsis en 1994). Marianne en rajoute d’ailleurs une couche en utilisant le terme de « génocide des Tutsis et Hutus modérés »… En accolant « Hutus modérés » à « Tutsis », le journal sous-entend que les Tutsis n’étaient pas les seules populations visées et donc, in fine, qu’aucun plan ne visait à les exterminer en particulier.
Pis : le génocide « des Tutsis et Hutus modérés » est « survenu en 1994 », écrit l’hebdomadaire. « Survenu » ? Le génocide se serait donc produit « brusquement, brutalement, de manière inopinée » (définition du Centre national de ressources textuelles et lexicales du CNRS)… Marianne affirme enfin que la « thèse » de la planification est remise en cause « par d’autres travaux, journalistiques et scientifiques ». Une chose est sûre, le journal a manifestement fait sienne celle d’Onana.
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À VOIR
RETOUR VERS LE FUTUR AVEC OUSMANE SEMBÈNE
« À Antibes, une jeune négresse se tranche la gorge dans la salle de bains de ses patrons » : c’est le titre d’un article paru dans un journal local, dans la France de 1958. De ce « fait divers », Ousmane Sembène (1923-2007) – profondément affecté – a fait un film, La Noire de…, sorti en 1966. En ce mois d’octobre 2024, le premier long-métrage du Sénégalais fait son retour en salles dans une version restaurée que l’on doit à la fondation de Martin Scorsese et au travail d’Alain Sembène, le fils de l’écrivain et réalisateur.
Dans un style très épuré, influencé par le réalisme socialiste – communiste, Sembène a fait ses classes de cinéma à Moscou –, La Noire de… met en scène la jeune Diouana, interprétée par Thérèse Mbissine Diop. Dakaroise, issue d’une famille modeste, elle se fait employer comme nourrice par une famille de coopérants français. La famille rentre en France, la mère propose à Diouana de les suivre ; elle accepte, désirant parcourir le pays de ses rêves… Mais c’est la désillusion : de la France, elle ne voit rien. Elle se retrouve emprisonnée dans un appartement de la Côte d’Azur, réduite à un quasi-esclavage domestique, profondément isolée. Confrontée à la froideur et à la violence de la mère, au racisme de leurs amis, elle sombre peu à peu dans la dépression. Et se fait traiter de fainéante parce qu’elle résiste, passivement certes, à la tyrannie de la mère. Diouana ne pense plus à la France et se met à rêver avec nostalgie de son Sénégal…
Près de soixante ans plus tard, l’intrigue résonne avec les questionnements actuels sur l’ambiguïté persistante des relations postcoloniales et l’amour-haine que se vouent la France et le Sénégal. D’un côté, les Sénégalais manifestent leur volonté de rompre avec l’ancienne métropole ; de l’autre, des jeunes continuent de se noyer, chaque semaine, en cherchant à la rejoindre. Ils continuent, aussi, de réclamer des comptes à la France sur le massacre de Thiaroye… Sujet que Sembène a également porté à l’écran en 1988.
Tangi Bihan
À voir : La Noire de…, d’Ousmane Sembène, en salles en France depuis le 9 octobre, 1 heure.
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LES ARTICLES DE LA SEMAINE
Génocide à Gaza. La fabrication du consentement occidental
Un an après le 7 octobre Dans son dernier ouvrage, Une étrange défaite, Didier Fassin, professeur au Collège de France, démonte pièce par pièce la responsabilité des dirigeants politiques, des intellectuels et des médias qui façonnent les opinions publiques au point de faire accepter l’inacceptable depuis le 7 octobre 2023.
Par Alain Gresh
Magloire Somé. « La Haute-Volta était un réservoir de main-d’œuvre »
Interview Convoité par les puissances européennes à la fin du XIXe siècle, conquis par la France, l’espace voltaïque est devenu la Haute-Volta en 1919. Mais, jusqu’en 1947, la carte de ce territoire a été plusieurs fois remaniée au gré des révoltes contre l’oppresseur et des besoins de main-d’œuvre. Un livre collectif, dont Magloire Somé est l’un des codirecteurs, revient sur cette histoire mouvementée.
Propos recueillis par Agnès Faivre
Dans « Les Portes », Gauz fait revivre l’occupation de l’église Saint-Bernard
Littérature Dans son cinquième roman publié en mai au Nouvel Attila, l’écrivain ivoirien revient sur le mouvement des sans-papiers de 1996 et met en lumière Madjiguène Cissé, l’une des meneuses de cette mobilisation qui a marqué l’histoire des luttes sociales en France.
Par Lionel Zevounou
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