
En 2002, Victoire (le prénom a été modifié) a subi la double peine : après avoir été violée, elle a été répudiée par son mari. Vingt-trois ans plus tard, c’est dans la maison qu’elle occupe seule à Mambasa, en Ituri, dans le nord-est de la République démocratique du Congo (RD Congo), qu’elle livre son témoignage. Elle a longtemps hésité avant de parler, signe de la loi du silence qui règne encore sur cette période particulièrement sombre de l’histoire de la province, meurtrie par trois décennies de conflits.
Même si tu fuyais, ils te suivaient en brousse et te violaient, et ce même en présence de tes enfants et de ton mari. Ils ont frappé mon époux. Ils m’ont emmenée jusqu’à leur hôtel, où six militaires m’ont violée tour à tour.
Sa sœur, raconte Victoire, subit le même sort. Contaminée par le VIH-sida, elle meurt quelques années plus tard. « Par honte, elle n’avait pas approché les structures sanitaires pour obtenir un suivi médical. »
Victoire identifie les auteurs de ces viols comme étant des rebelles tristement célèbres dans la région. « Ils s’appelaient les “Effacer le tableau” : c’étaient les soldats de Roger Lumbala. S’ils vous voyaient avec de l’huile, du riz ou d’autres vivres, ils vous volaient et vous laissaient affamé. » Pour les actes de ces miliciens, le Congolais Roger Lumbala, détenu en France depuis janvier 2021, est jugé ce mercredi 12 novembre devant la cour d’assises de Paris pour complicité de crimes contre l’humanité, en vertu de la compétence universelle1.
L’opération sanglante « Effacer le tableau »
Pour comprendre le rôle de Roger Lumbala, il faut revenir plus de vingt ans en arrière. Entre août 1998 et juin 2003, la RD Congo est déchirée par la seconde guerre du Congo2. Pas moins de huit pays s’impliquent dans le conflit : la RD Congo, opposée à ses voisins rwandais, ougandais et burundais ; ainsi que l’Angola, le Zimbabwe, la Namibie et le Tchad, soutiens des forces armées congolaises. En 1998, le Rwanda et l’Ouganda appuient la création du Rassemblement congolais pour la démocratie (RCD), un mouvement rebelle qui s’empare des principales villes du Kivu, de la Province orientale et du Nord-Katanga, et qui se scinde en deux groupes à partir de mars 1999 : le RCD-K/ML, pro-Ouganda, et le RCD-Goma, pro-Rwanda.
C’est à cette période que Roger Lumbala, originaire du Kasaï et exilé politique en France depuis dix ans, entre en scène. Il prend la tête d’un petit groupe, le Rassemblement congolais pour la démocratie-National, le RCD-N, s’allie à deux autres mouvements actifs dans la zone, avec le soutien de l’Ouganda, le Mouvement de libération du Congo (MLC) et sa branche armée, créés par Jean-Pierre Bemba, actuel vice-Premier ministre de la RD Congo ; et l’Union des patriotes congolais (UPC), de Thomas Lubanga.
Ensemble, ces trois mouvements lancent, en octobre 2002, l’opération « Effacer le tableau », qui vise à prendre le contrôle de Beni et de Butembo, dans le Nord-Kivu, ainsi que de Mambasa et de Komanda, en Ituri, deux nœuds routiers entre l’Ouganda et la grande ville congolaise de Kisangani. Beni et Butembo sont alors tenues par le RCD-K/ML, d’Antipas Mbusa Nyamwisi, chef de guerre issu de l’ethnie nande. À ce titre, les miliciens de l’opération « Effacer le tableau » s’en prennent systématiquement aux Nandes, mais aussi aux Pygmées, également soupçonnés de soutenir le RCD-K/ML.
« Vous êtes nande, on doit vous éliminer »
Pendant trois mois, les « effaceurs », comme ils se surnomment, mènent des exactions particulièrement violentes, décrites dans le rapport Mapping3 des Nations unies, qui répertorie, en 2010, les violations les plus graves commises en RD Congo entre 1993 et 2003. La mission d’enquête tient les « effaceurs » pour responsables de 173 exécutions sommaires rien qu’entre le 12 et le 29 octobre 2002, à Mambasa et dans les villages le long de l’axe Mambasa-Beni. Un nombre indéterminé de viols, de mutilations et de pillages leur sont également attribués.
Dès juillet 2003, dans un rapport intitulé « Ituri : couvert de sang4 », l’organisation Human Rights Watch alerte sur ces exactions. Dans ce document, une victime nande relate :
On avait fui là-bas, mais ils nous ont trouvés. Ils nous ont demandé nos noms. Si les noms ressemblaient à des noms nandes, ils emmenaient les gens. J’ai été capturé en même temps que mon frère aîné. Ils ont attaché nos bras derrière nos dos avec de la corde et nous ont emmenés au cimetière de Mambasa… Ils nous ont fait nous allonger sur le sol. Ils ont dit : « Vous êtes nandes, et on est contre les Nandes. Donc, on doit vous éliminer. » [...] On a eu de la chance parce qu’après dix minutes environ, des soldats APC [l’aile militaire du RCD-K/ML, NDLR] ont fait leur apparition et les soldats MLC ont pris la fuite.
Sur l’échelle de l’horreur, le sort réservé aux Pygmées se situe encore un cran au-dessus. En raison des pouvoirs magiques que les miliciens « Effaceurs » prêtent à leur chair, ils sont la cible d’actes de cannibalisme. Dans une note datée de juin 20035, une équipe d’enquête des Nations unies dépêchée sur place quelques semaines après les faits en dénombre douze, parmi lesquels plusieurs cas de consommation du cœur des victimes.
« Les Pygmées avaient pratiquement disparu »
Marc-André Lagrange était travailleur humanitaire pour l’ONG Première urgence à Mambasa et à Komanda en 2004, deux ans après les faits. Sur le bilan des exactions, le désormais consultant spécialiste de la région des Grands Lacs explique :
Les associations de défense des peuples autochtones, dont des Pygmées, avancent des chiffres qui sont sans commune mesure : elles parlent de plusieurs dizaines de milliers de morts, ce qui est juste invérifiable. Tout ce que je sais, moi, c’est que j’ai été témoin, deux ans plus tard, du fait que les Pygmées que j’ai rencontrés dans la zone avaient pratiquement disparu ou bien vivaient cachés, dans la terreur.
Sous la pression internationale, le Rwanda et la RD Congo signent, le 16 décembre 2002, l’accord de Pretoria qui vise à mettre fin à la deuxième guerre du Congo. Le 30 décembre, les factions en présence dans le nord-est du pays signent un accord de cessez-le-feu. Les soldats de l’opération « Effacer le tableau » sont par la suite intégrés au programme de Démobilisation, Désarmement et Réintégration (DDR) et rejoignent l’armée congolaise.
Quant aux chefs des « Effaceurs », leurs destins les mènent, pour deux d’entre eux, devant les tribunaux internationaux. En 2012, la Cour pénale internationale juge Thomas Lubanga6, le chef de l’UPC, et le déclare coupable de crimes de guerre pour avoir enrôlé des enfants de moins de 15 ans et les avoir fait prendre part au conflit. Il passe quatorze ans en prison avant d’être libéré, en 2020. Quant à Jean-Pierre Bemba, il est condamné en 2016 à dix-huit ans d’incarcération pour des meurtres, des viols et des pillages commis par le MLC en République centrafricaine. Il est acquitté en appel en 20187. Il a depuis été nommé vice-Premier ministre de la RD Congo...
Soutien du groupe M23
Aucune plainte n’a été, en revanche, déposée contre le chef du RCD-N, Roger Lumbala, et ce, malgré les mentions de son rôle dès 2003 dans la note d’enquête des Nations unies. Selon Marc-André Lagrange, cela s’explique par le fait que « le RCD-N est vraiment une toute petite composante. Il n’y a pas eu non plus, malheureusement, de poursuites contre tous les chefs maï-maï qui ont commis des atrocités », relève-t-il.
Le RCD-N dispose de « quelques centaines d’hommes, et c’est principalement le MLC de Jean-Pierre Bemba qui va fournir les cadres et l’appui logistique, explique Marc-André Lagrange. Roger Lumbala, lui, va fournir des combattants [...], les envoyer, leur donner les directives et leur fournir les moyens logistiques – carburant, nourriture – pour commettre ces exactions dans la zone de Mambasa en particulier. » L’avocat parisien de Roger Lumbala, maître Philippe Zeller, affirme, lui, que son client « ne disposait pas de troupes » et n’était « pas informé des actes qui étaient perpétrés sur le terrain ». « Le RCD-N est un groupe politique qui, effectivement, a été présent sur le théâtre des évènements pour lesquels ce procès doit avoir lieu, mais [Roger Lumbala] ne s’est jamais revendiqué comme président du groupement militaire. »
Après la signature de l’accord de Pretoria, Roger Lumbala devient ministre du Commerce extérieur au sein du gouvernement de transition dit du « 1+4 », dirigé par Joseph Kabila. Il occupe ce poste de 2003 à 2004. Il est ensuite élu député, puis sénateur du Kasaï. Mais, en 2012, il prend position en faveur de la rébellion du M23, alors tout juste formée et soutenue par le Rwanda. Roger Lumbala se réfugie au sein de l’ambassade d’Afrique du Sud au Burundi, puis il part pour la France, où il dépose une nouvelle demande d’asile politique – il avait perdu ce statut, obtenu dans les années 1990, en raison de son retour volontaire en RD Congo.
Des victimes présentes pendant le procès
Kinshasa émet à cette époque un mandat d’arrêt à son encontre pour « haute trahison » et fait une demande d’extradition en 2013, sans que Roger Lumbala en ait forcément connaissance. En décembre 2014, sa demande d’asile est refusée par les autorités françaises. Pour autant, Paris ne l’expulse pas vers la RD Congo, en raison de « l’absence de garanties d’un procès juste et équitable dans son pays d’origine ».
Le 3 novembre 2016, à la suite d’un signalement de l’Office français de protection des réfugiés et apatrides, le parquet de Paris ouvre une enquête préliminaire contre Roger Lumbala des chefs de crimes contre l’humanité, complicité de ces crimes et participation à une entente en vue de la commission de ces crimes. L’Office central de lutte contre les crimes contre l’humanité se lance à ses trousses et le recherche durant plusieurs années. Le 29 décembre 2020, il est finalement interpellé par les forces de l’ordre à Paris. Placé en détention provisoire le 2 janvier 2021, il est mis en examen, puis mis en accusation le 6 novembre 2023, au terme de vingt-sept mois d’enquête.
« Une fois que la nouvelle de l’arrestation de Roger Lumbala à Paris est arrivée en RD Congo, et quand les populations concernées ont compris qu’il s’agissait d’une procédure ouverte pour crimes contre l’humanité commis dans leur région entre 2002 et 2003, elles ont émis le souhait de pouvoir participer », raconte Daniele Perissi, de l’ONG suisse Trial International, partie civile dans cette affaire. L’organisation, spécialisée dans la lutte contre l’impunité des crimes internationaux, dispose alors d’une antenne dans le Sud-Kivu, en RD Congo. Elle se met en lien avec des ONG locales. Ensemble, elles recueillent les témoignages d’habitantes qui se présentent comme victimes, identifient et documentent des preuves. « Nous avons transmis ces informations au juge d’instruction pendant l’enquête, raconte Daniele Perissi, et c’est lui qui a considéré opportun d’inviter certaines de ces personnes pour pouvoir les entendre. »
Un travail d’autant plus nécessaire que le juge d’instruction lui-même ne s’est pas rendu sur le terrain, en raison du contexte sécuritaire marqué par de nombreuses attaques des groupes armés présents dans la zone.
« On va chercher les gens et on les juge »
Cette absence de déplacement sur zone sert d’argument à la défense de Roger Lumbala. Dans un communiqué en date du 7 octobre qu’Afrique XXI a pu consulter, ses avocats qualifient l’instruction de « hors sol, conduite plus de vingt ans après les faits, à 8 000 kilomètres du théâtre des évènements, sans aucun enquêteur dépêché en RD Congo ».
Maître Philippe Zeller remet surtout en question l’exercice de la compétence universelle dans cette affaire. Pour Marc-André Lagrange, l’ancien humanitaire en Ituri et désormais consultant spécialiste des Grands Lacs, « à un moment où la Cour pénale internationale est très controversée, il est important que des pays comme la France et le parquet de Paris puissent faire valoir le fait que les crimes de guerre et les crimes contre l’humanité restent des crimes imprescriptibles : on va chercher les gens et on les juge ».
Pour les parties civiles, c’est également un procès pour l’histoire. « Ces crimes commis il y a vingt ans sont malheureusement très similaires à ce qu’il se passe actuellement dans l’est de la RD Congo, estime Daniele Perissi, de l’ONG Trial. Des milices, qui ont été créées, qui sont soutenues par des pays voisins, continuent de terroriser les populations civiles. […] Et, tout comme à l’époque, il y a des accords de paix et des pourparlers qui ne prennent pas en question les thématiques de la justice, de la réparation, de la dignité, des droits humains… » Au risque, soupire-t-il, de répéter les erreurs du passé.
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1La compétence universelle permet à un État de poursuivre et de juger des auteurs de crimes graves, même s’ils ont été commis hors du territoire national, par une ou des personne(s) étrangère(s), et à l’encontre d’une ou de plusieurs victime(s) étrangère(s).
2Consécutive à la première guerre du Congo, elle est notamment motivée par la présence, dans l’est du pays, d’anciens génocidaires venus du Rwanda voisin après que le Front patriotique rwandais a mis un terme au génocide et repris le pouvoir à Kigali en juin 1994. Leur présence dans le pays voisin est inacceptable pour le nouveau pouvoir rwandais, qui lance une offensive.
3« Rapport du Projet Mapping concernant les violations les plus graves des droits de l’homme et du droit international humanitaire commises entre mars 1993 et juin 2003 sur le territoire de la République démocratique du Congo », août 2010, disponible en PDF ici.
4Human Rights Watch, « Ituri : “Couvert de sang” », 7 juillet 2003, à lire ici.
5Conseil de sécurité des Nations unies, « Rapport de l’Équipe spéciale d’enquête sur les événements de Mambasa, 31 décembre 2002 ‐ 10 janvier 2003 », 25 juin 2003, disponible en PDF ici.
6La fiche de la Cour pénale internationale de Thomas Lubanga est disponible ici.
7La fiche de la Cour pénale internationale de Jean-Pierre Bemba Gombo est disponible ici.
8La compétence universelle permet à un État de poursuivre et de juger des auteurs de crimes graves, même s’ils ont été commis hors du territoire national, par une ou des personne(s) étrangère(s), et à l’encontre d’une ou de plusieurs victime(s) étrangère(s).
9Consécutive à la première guerre du Congo, elle est notamment motivée par la présence, dans l’est du pays, d’anciens génocidaires venus du Rwanda voisin après que le Front patriotique rwandais a mis un terme au génocide et repris le pouvoir à Kigali en juin 1994. Leur présence dans le pays voisin est inacceptable pour le nouveau pouvoir rwandais, qui lance une offensive.
10« Rapport du Projet Mapping concernant les violations les plus graves des droits de l’homme et du droit international humanitaire commises entre mars 1993 et juin 2003 sur le territoire de la République démocratique du Congo », août 2010, disponible en PDF ici.
11Human Rights Watch, « Ituri : “Couvert de sang” », 7 juillet 2003, à lire ici.
12Conseil de sécurité des Nations unies, « Rapport de l’Équipe spéciale d’enquête sur les événements de Mambasa, 31 décembre 2002 ‐ 10 janvier 2003 », 25 juin 2003, disponible en PDF ici.
13La fiche de la Cour pénale internationale de Thomas Lubanga est disponible ici.
14La fiche de la Cour pénale internationale de Jean-Pierre Bemba Gombo est disponible ici.