La lettre hebdomadaire #122

Poison

© Alexander Grey/Unsplash

L’ÉDITO

QUE VAUT LA VIE D’UN AFRICAIN POUR L’INDUSTRIE AGROALIMENTAIRE ?

L’association suisse Public Eye, à la pointe dans le combat pour la transparence dans son pays, a révélé cette semaine un scandale potentiellement dévastateur. À l’issue d’une enquête menée en collaboration avec le Réseau international d’action pour l’alimentation infantile (IBFAN), elle démontre que les deux principales marques d’aliments pour bébés distribués dans le monde entier par la multinationale Nestlé contiennent des niveaux élevés de sucre ajouté. Pire : que ces niveaux varient en fonction des pays, et qu’ils sont généralement plus importants dans les pays dits « pauvres ». Autrement dit : le géant agroalimentaire, qui contrôle 20 % du marché mondial des aliments pour bébés, gave de sucre les consommateurs des pays pauvres dès leur plus jeune âge. Et ce sans s’en vanter, évidemment.

L’étude de Public Eye porte sur deux produits phares de la marque, que l’on retrouve un peu partout en Afrique mais aussi en Asie : Cerelac (des céréales à base de farine de blé) et Nido (du lait en poudre). Public Eye constate que les céréales pour bébés de 6 mois que Nestlé commercialise en Allemagne et au Royaume-Uni n’ont pas de sucre ajouté, alors que ce même produit en contient plus de 5 grammes par portion en Éthiopie et 6 grammes en Thaïlande. En Suisse, Nestlé vend une version « saveur biscuit » avec la mention « sans sucre ajouté », alors qu’au Sénégal ou en Afrique du Sud, le « même » produit contient 6 grammes de sucre ajouté par portion.

En tout, sur 115 produits commercialisés dans les principaux marchés de Nestlé en Afrique, en Asie et en Amérique latine, « pas moins de 108 d’entre eux (94 %) contiennent du sucre ajouté », révèle l’association. En moyenne, sur 67 produits analysés, « on trouve près de 4 grammes par portion, soit environ un carré de sucre ». La quantité la plus élevée – 7,3 grammes par portion – a été détectée dans un produit vendu aux Philippines.

Même constat pour le lait en poudre Nido, dont les ventes en 2022 ont dépassé 1 milliard de dollars. Sur 29 produits commercialisés par Nestlé dans les pays à revenu faible ou intermédiaire, 21 (soit 72 %) contiennent du sucre ajouté. En moyenne, sur 10 produits analysés, « on en trouve près de 2 grammes par portion ». La valeur maximale – 5,3 grammes par portion – a été détectée au Panama. « Au Nigeria, au Sénégal, au Bangladesh ou en Afrique du Sud – où Nido fait partie des marques les plus appréciées –, tous les produits pour enfants de 1 à 3 ans contiennent du sucre ajouté », indique Public Eye.

L’enjeu pour Nestlé (comme probablement pour d’autres multinationales) est évident : il s’agit d’habituer les enfants le plus tôt possible à un certain niveau de sucre, afin de les fidéliser. Le sucre, on le sait depuis longtemps, est une addiction, comme l’alcool ou les drogues dures. Et il a des conséquences néfastes pour la santé. « Les deux premières années de vie d’un enfant sont particulièrement importantes, car une nutrition optimale pendant cette période réduit la morbidité et la mortalité, diminue le risque de maladies chroniques et favorise un meilleur développement général », indique l’Organisation mondiale de la santé (OMS).

Ce double standard n’est pas surprenant. Il est aisé de constater qu’en Afrique, ou encore dans les territoires français d’outre-mer, certains aliments sont bien plus sucrés qu’en Europe. C’est le cas de nombreux sodas notamment, ou de yaourts. Il y a plusieurs années, en 2011, un médecin exerçant en Guadeloupe avait mis en lumière les différences de teneur en sucre de certains produits alimentaires entre les Antilles et la « métropole ». Pour certains produits, l’écart était énorme : le Fanta orange distribué aux Antilles contenait 42 % de sucre de plus que dans celui vendu en métropole ; un yaourt aromatisé à la vanille était 22 % plus sucré en Martinique que dans l’Hexagone... En 2013, en France, une loi avait été votée – à la suite de cette étude – pour garantir la même teneur en sucre sur l’ensemble du territoire français. Mais son application fait encore débat.

Les professionnels de l’agroalimentaire arguent souvent que ces « populations » aiment le sucre plus que les Européens. Ils ne feraient donc que répondre à la demande. En réalité, ce sont eux-mêmes qui ont suscité cette demande, le sucre appelant le sucre : plus on en consomme, plus on en veut.

Certes, cette situation est en partie liée à l’absence de contrôles dans un certain nombre de pays du Sud, et notamment de pays africains, qui est liée à la faiblesse des États, qui n’ont pas la capacité de vérifier la qualité des produits vendus sur le marché – faiblesse elle-même liée en partie aux plans d’ajustement structurel imposés à ces États dans les années 1980 et 1990, qui ont abouti à une atrophie de la fonction publique. Mais derrière cet immense scandale se cache également une forme de racisme. Personne aujourd’hui dans le monde de l’agroalimentaire n’ignore les méfaits du sucre pour la santé. De même, personne n’ignore la dangerosité du tabac, or dans ce domaine aussi, il y aurait beaucoup à dire sur les cigarettes vendues en Afrique – Public Eye avait déjà démontré en 2019 que les cigarettes qui y sont vendues sont plus toxiques qu’en Europe. Mais cela ne pose pas de problème de conscience, visiblement, de proposer aux Africains, aux Asiatiques ou aux Sud-Américains des produits plus nocifs qu’aux Européens ou aux Nord-Américains. Comme si la vie de ces personnes n’avait pas la même valeur.

Cité par Public Eye, Karen Hofman, professeure de santé publique à l’Université de Witwatersrand, à Johannesburg, s’insurge. Pour elle, c’est ni plus ni moins « une pratique colonialiste qui ne doit pas être tolérée ».
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À VOIR

LA PREMIÈRE ICÔNE DU ROCK’N ROLL ÉTAIT NOIRE ET GAY

© Capture d’écran du documentaire

« Nous avons construit une autoroute », s’exclame le guitariste-chanteur de rock états-unien Bo Diddley. « Et tout le monde roule dessus, sans rien payer », lui réplique Little Richard, dans un rire à gorge déployée. Considéré aujourd’hui comme l’inventeur du rock, pillé par les plus grandes stars des années 1960, le talent de ce dernier n’a été que trop tardivement reconnu. Le documentaire Little Richard : I Am Everything, disponible sur la chaîne franco-allemande Arte, revient sur l’histoire d’une des plus grandes stars du rock’n roll.

Né en 1932 et décédé en 2020, Richard Wayne Penniman grandit à Macon, une petite ville conservatrice et religieuse de l’État de Georgie. Le blues est partout, dans la rue, dans la vie quotidienne et à l’église. Issu d’une famille pauvre de douze enfants, il passe ses journées à « marteler » le piano de son grand-père. Proche de sa mère, Richard a des relations plus difficiles avec son père, pasteur et tenancier d’un night club dans lequel il vend du whisky de contrebande.

Sa voix est remarquée à l’église, tout comme son style extraverti. Le fait qu’il soit gay et noir, alors que la ségrégation bat son plein et que l’homosexualité est interdite, nourrit une sorte de schizophrénie chez le rockeur par ailleurs très attaché à la religion. Une légère infirmité – un bras et une jambe plus courts – complète le tableau de ce personnage hors norme.

Little Richard sort Tutti Frutti en octobre 1955. Le succès est fulgurant. Ce tube est repris par Elvis Presley (et bien d’autres), propulsé par l’Amérique blanche alors que les salles de concert sont ségréguées. Little Richard enchaîne les hits et déchaîne le public avec son jeu de scène : debout, jouant au piano des blues à un tempo effréné, se déshabillant et hurlant ses paroles tel un prédicateur… « Le rhythm’n blues a accouché d’un bébé, le rock’n roll », déclare-t-il plus tard. Ses costumes et son maquillage sont directement inspirés des premières drag queens. Mais il renie un temps son homosexualité et se marie avec une jeune femme de 17 ans... Si le sexe et la drogue ont été tantôt présents et tantôt absents de sa vie, le rock’n roll et Dieu ne l’ont jamais quitté.

Des Beatles à David Bowie, en passant par les Rolling Stones (coproducteurs du film), Jimi Hendrix et James Brown, tous sont les héritiers de Little Richard. Tous s’accordent à dire, aussi, qu’il a contribué à abattre les frontières entres les Noirs, les Blancs et les genres. « Je suis le libérateur, l’architecte », affirme-t-il. Et pourtant, la première icône du rock’n roll ne sera pour la première fois récompensée qu’en 1997 seulement, à la cérémonie des American Music Awards, l’une des scènes les plus émouvantes du film.

À voir : Little Richard : I Am Everything, de Lisa Cortés, disponible sur Arte jusqu’au 4 mai.
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