Les faux-semblants du duo Mbembe-Macron

Le (mauvais) esprit de Montpellier

Tribune (2/3) · Achille Mbembe s’est fait le héraut de l’« esprit de Montpellier », censé insuffler une nouvelle dynamique en faveur de la démocratie en Afrique. Mais quelle est la nature de cet « esprit » venu d’en haut – au contraire des mouvements citoyens tels que Y’en a marre – et qui a les allures d’un cheval de Troie imaginé par Emmanuel Macron pour préserver l’influence française dans son « pré carré » ?

L'image montre une scène d'événement avec plusieurs intervenants assistant à un sommet intitulé "Afrique France". Au centre, un grand écran affiche le logo de l'événement avec une conception graphique moderne. Les intervenants, assis à des tables en cercle, semblent engagés dans une discussion. L'audience est nombreuse et variée, occupant une grande partie de l'espace devant la scène, créant une atmosphère dynamique et interactive. L'éclairage est focalisé sur la scène, mettant en valeur les participants.
Emmanuel Macron, entouré de jeunes Africains (et d’Achille Mbembe à sa droite), lors du sommet Afrique-France de Montpellier, le 8 octobre 2021.
© Laurent BLEVENNEC / Présidence de la République

L’expression « esprit de Montpellier » est d’Achille Mbembe. Elle renvoie à « la démarche entamée à Ouagadougou, et dont le Nouveau Sommet Afrique-France de Montpellier aura été le point d’orgue »1 ; elle fait ainsi référence à la dynamique qui a mobilisé autour du « projet de sortie de la Françafrique » une certaine jeunesse et société civile africaines, et ce « dans l’esprit de la lettre de mission » que le président Macron a adressée à Achille Mbembe le 8 février 2021. L’« esprit de Montpellier » habite, pour ainsi dire, tous ceux des Africains qui veulent « travailler avec la France » à « la remise en relation de l’Afrique, la France et l’Europe »2, « dans la perspective de bâtir “un monde commun” et d’inventer “un avenir pour chacun”, comme souhaité par le président de la République française lors du discours de Ouagadougou »3.

La question que nous nous posons ici est celle de l’attribut qu’il convient d’accoler à l’« esprit de Montpellier ». Cette question est, plus fondamentalement encore, celle de la nature même de cet esprit : de quelle essence est-il fait ? Faut-il y voir un de ces « esprits familiers » qui s’attachent à une personne pour lui prodiguer des conseils et offrir des services ? Auquel cas le président Macron peut se féliciter de tenir là son « petit homme rouge »4 qui le guidera dans son entreprise de reconquête de l’Afrique. Ou bien devrait-on plutôt le ranger dans la catégorie des « esprits animaux » au sens de la théorie éponyme du XVIe siècle : une sorte de « corpuscules invisibles mais bien réels […] [qui] avaient pour mission à la fois de capter les sensations du monde extérieur et celles de l’intériorité corporelle, d’en véhiculer les impressions jusqu’au cerveau, et de déclencher les mouvements corporels en fonction des impressions reçues »5 ?

Et si, en fin de compte, l’« esprit de Montpellier » n’était, ni plus ni moins, qu’un esprit à décoloniser ? À ce moment, il faudra s’armer de la pensée subversive de « Frantz Fanon, l’indocile »6 pour s’en débarrasser. Au demeurant, rien n’interdit que l’« esprit de Montpellier » participe de tout cela à la fois : « esprit familier », « esprit animal » et « esprit à décoloniser ».

Quand l’Histoire se répète

Invité par la chaîne TV5Monde-Afrique à s’exprimer sur le sommet Afrique-France de Montpellier piloté par Achille Mbembe, Jean-François Bayart n’en dira que deux mots : « terriblement ringard ! » Pour sa part, Thomas Deltombe, coauteur de L’empire qui ne veut pas mourir (Seuil, 2021) [NDLR : et membre du comité éditorial d’Afrique XXI], osera à ce propos ce parallèle : « Mobiliser des “jeunes Africains”, les envoyer en France pour participer à une opération orchestrée de bout en bout par l’Élysée, c’est quand même très colonial ! On dirait Blaise Diagne recrutant des “tirailleurs” pendant la Première Guerre mondiale pour les envoyer au front défendre la “patrie en danger” »7.

Aussi osé qu’il puisse paraître, le parallèle de Thomas Deltombe, qui vient en illustration de la sentence de Jean-François Bayart, n’est pas dénué de pertinence. De l’historien français Marc Michel, nous tenons le témoignage qui suit : « Nommé commissaire de la République, Diagne devait, aux termes du décret, expliquer aux indigènes que « dans cette guerre immense qui a la civilisation pour enjeu leur sort (était) solidaire de nos destinées » en organisant de grands « palabres » au cours d’une vaste tournée à travers l’A.O.F »8. Plus d’un siècle après, l’Histoire semble se répéter, dans laquelle un éminent intellectuel africain se montre à un tel point préoccupé par « la défaite de la France en Afrique » au regard de l’érosion de sa présence sur le continent qu’il se verra confier par un président de la République française la mission de mobiliser la jeunesse africaine, pour l’amener à « s’impliquer dans la redéfinition des liens qui nous [la France] unissent avec le continent africain » ; et, pour ce faire, il organisera « dans douze pays africains et au sein de la diaspora africaine de France » « un cycle de discussions », soit « plus de 65 débats et rencontres » joliment appelés « Dialogues », avatar des fameuses « palabres » de Diagne.

Il apparaît clairement qu’à l’instar de la « mission Diagne » de recrutement à travers le continent des éléments de la « Force noire » appelée à s’acquitter de l’« impôt du sang », battre le rappel des troupes au sein de la jeunesse et la société civile africaines pour redorer le blason de la France constitue l’essentiel des termes de référence de la « mission Mbembe ».

Cheval de Troie

La Grande Guerre est certes derrière nous ; pour autant, notre temps plus que jamais est marqué au coin de la belligérance, si l’on en croit Achille Mbembe : « Une concurrence acharnée entre différents modèles politiques est en cours à l’échelle globale. Elle n’oppose plus les régimes communistes ou socialistes aux régimes capitalistes, le libre marché à l’économie administrée. Elle a désormais pour enjeu la démocratie. […] L’Afrique est l’un des théâtres privilégiés de cet affrontement »9.

Soit. Mais, si tant est qu’il faille désormais considérer la démocratie sous le prisme de la géopolitique, ce n’est certainement pas avec « l’esprit de Montpellier » que l’Afrique peut prétendre tirer son épingle du jeu et espérer un jour voir la démocratie vivre en son sein. Car, par son obsession quasi morbide du Vieux continent d’une part et, d’autre part, sa vocation à faire barrage à l’émergence d’une Afrique indocile rangée sous la bannière d’une jeunesse du continent de plus en plus impatiente, l’« esprit de Montpellier » a toutes les allures d’un cheval de Troie échoué et en embuscade sur les côtes africaines.

En effet, il y a dans l’« esprit de Montpellier » un irréfragable « désir d’Europe » dont les Africains devaient pourtant, il y a quelque temps encore et selon la prescription d’Achille Mbembe, « se purger »10. Le « pari » que fait Achille Mbembe de « voir la France et l’Afrique opérer leur propre mue et passer d’une relation entre un État et un continent à une relation continent-continent (l’Afrique et l’Union européenne) »11, en est une illustration parmi d’autres. La treizième et dernière proposition d’Achille Mbembe ainsi titrée : « Refonder les relations avec l’Europe du XXIe siècle », consacre ce désir. Pour fonder en raison ce choix du cœur, Achille Mbembe argue que : « Face à un contexte politique mondial caractérisé par la recrudescence de la concurrence géopolitique, l’hypothèse d’un axe afro-européen n’a jamais été aussi pertinente. »

Un faux bon médicament ?

Si le choix de « l’axe afro-européen » a le mérite de la clarté, la pertinence de ce choix, quant à elle, demande à être interrogée. En jetant son dévolu sur l’Europe, Achille Mbembe veut peut-être marquer son attachement à la « démocratie » et aux valeurs qu’elle prône. Une question cependant affleure : de quelle Europe s’agit-il ? Car, dessinant comme une ligne de crête en son sein, et jusque dans l’enceinte de l’« Union », la question démocratique y est âprement discutée, autour du caractère « libéral » du régime qu’elle arbore et l’idéologie qui le sous-tend : entre « libérale » et « illibérale », la démocratie aux couleurs de l’Europe semble ne plus trop savoir à quel saint se vouer. À la diabolisation de leur démocratie par les libéraux qui leur reprochent d’attenter à l’État de droit, les « illibéraux » opposent les « tentations totalitaires » auxquelles aurait succombé la démocratie libérale. C’est du moins ce que tente de montrer le philosophe polonais et député européen Ryszard Legutko dans son livre intitulé Le Diable dans la démocratie. Tentations totalitaires au cœur des sociétés libres, paru en 2021 aux éditions L’Artilleur.

Diable ou pas, un fait est aujourd’hui certain : l’Europe a mal à sa démocratie, et la querelle opposant « libéraux » et « illibéraux » n’en est qu’un des symptômes. Une autre expression du mal dont souffre la démocratie « à l’occidentale » est le « déficit démocratique ». Il est alors ici question de la distance qui sépare l’Européen en tant que citoyen de l’Europe à travers l’« Union » et ses institutions ; celles-ci, au fil de la construction européenne, échappant toujours davantage au contrôle démocratique du citoyen. Loin de se réduire à ces quelques signes, le syndrome du mal qui affecte la démocratie libérale intègre également un large spectre d’autres signes que l’on a regroupés sous le vocable de « crise de la démocratie ». Ses déclinaisons sont légion : cela va de la crise de confiance entre les citoyens et le système politique – à travers lequel est censé s’exercer leur souveraineté –, à la méfiance envers des institutions de plus en plus dévoyées, en passant par la défiance à l’égard du système de la représentation, du mode de participation et du processus de délibération.

Au regard de tout ce qui précède, cela fait-il sens pour une Afrique qui entend « faire vivre la démocratie » en son sein de se rabibocher avec une Europe qui, elle, a maille à partir avec sa démocratie ? Le risque de contagion des tares et des travers des démocraties libérales auquel elle s’expose ne serait-il pas plus élevé que les bénéfices hypothétiques qu’elle pourrait tirer de ce contact rapproché ? Tout cela, en tout cas, fait craindre que l’ordonnance prescrite par le « Docteur » Achille Mbembe à l’Afrique en manque de démocratie ne confine à l’administration d’un « faux bon médicament ».

Un « idéal » démocratique très intéressé

En admettant avec Winston Churchill, nonobstant toutes réserves, que la démocratie libérale est « la pire forme de gouvernement, à l’exception de toutes les autres formes qui ont été expérimentées au fil du temps » ; si l’on considère l’hégémonie intellectuelle et morale dont elle se prévaut pour s’ériger en horizon indépassable de l’humanité, voire la « fin de l’Histoire » – au sens d’aboutissement de la philosophie politique – selon la formule hasardeuse de Francis Fukuyama ; au vu de ses « victoires » sur les idéologies alternatives du XXe siècle – le fascisme et le communisme –, qui en ont fait la « référence universelle » ; quelle démocratie autre que libérale pourrait-il encore résulter de cette sorte de joint-venture entre l’Europe et l’Afrique, qui ne laisse de choix à cette dernière que celui de se projeter sur le mode mimétique plutôt que créatif ? Par où se trouverait révoquée toute possibilité d’« innovation démocratique » en Afrique, alors même que l’association du libéralisme à la démocratie est un choix dicté par une histoire et une culture particulières ; et donc que l’option « libérale » n’épuise pas le champ des possibles démocratiques ?

En tout état de cause, il y a tout lieu de s’interroger sur la réelle motivation de la « remise en relation de l’Afrique, la France et l’Europe… », qu’Achille Mbembe appelle de ses vœux, et sur l’urgence à la mettre en œuvre. Tout porte à croire, en effet, qu’il est, dans cette affaire, davantage question de la défense des démocraties dites libérales que de la promotion de la démocratie en tant qu’idéal. Ce qui s’est passé le 2 mars 2022 à l’Assemblée générale de l’ONU, et la réplique qui s’est ensuivie, est révélateur à cet égard. On se souvient que, lors du vote de la résolution appelant à condamner la Russie pour son agression de l’Ukraine, près de la moitié des États africains se sont illustrés par une forte abstention, assumée pour les uns, ou, pour les autres, cachée par la stratégie de la chaise vide. Les critiques occidentales du vote africain ont aussitôt fusé.

On voudrait desservir la cause de la démocratie qu’on ne s’y prendrait pas autrement : vouloir ainsi brider la voix des Africains et leur dicter le choix de leurs partenaires est profondément antidémocratique. C’est dire que la promotion de l’idéal démocratique est très éloignée des préoccupations des démocraties dites libérales, qui s’emploieraient plutôt à l’instrumentaliser pour les besoins de la politique d’« endiguement » chère aux États-Unis : face à la tectonique des plaques géopolitiques en cours, les démocraties libérales doivent impérativement élargir le périmètre de leur alliance et « faire bloc » pour contrer la montée en puissance des grands pays émergents. De ce point de vue, le plaidoyer d’Achille Mbembe pour arrimer l’Europe à l’Afrique participe du renforcement des capacités des démocraties libérales en vue du maintien de l’ordre international établi, qui garantit et pérennise leur hégémonie.

Le mythe du discours de La Baule

Qu’à cela ne tienne ! La « démocratie » en tant que valeur universelle s’impose à l’Afrique comme la voie royale de sa liberté. C’est la seule et unique option qui s’offre à elle et son Peuple en particulier, de pouvoir exercer pleinement sa souveraineté. Il est révélateur à cet égard que les transitions démocratiques où elle s’est trouvée engagée, dans le meilleur des cas, n’aient à ce jour pas été consolidées, et au pire, se soient muées en « reflux démocratiques », en raison notamment de forces antagonistes de toutes sortes auxquelles elle s’est heurtée aussi bien à l’intérieur qu’à l’extérieur.

C’est ce que l’on a pu observer à l’occasion de ce qu’il est convenu d’appeler, depuis Samuel Huntington, la « troisième vague » de démocratisation12. Celle-ci désigne le mouvement correspondant à l’effondrement des régimes autoritaires à travers l’Europe occidentale, l’Amérique latine et l’Asie du Sud-Est pendant la période allant du début des années 1970 à la fin des années 1980, et dont le point d’orgue sera la chute du mur de Berlin. L’Afrique, naturellement, a elle aussi été impactée par cet événement également connu sous l’appellation de « vent de l’Est » ; mais, curieusement, la France, porte-étendard des « démocraties libérales », qui avait là l’occasion de faire montre de son militantisme démocratique en offrant sans la moindre équivoque un appui sans faille aux forces du changement, était plutôt à la manœuvre pour casser l’élan démocratique qui se manifestait dans l’espace francophone de l’Afrique subsaharienne. Le « discours de La Baule » est le marqueur le plus fort de ce jeu trouble.

Autour de ce fameux discours s’est construit tout un mythe qui semble avoir la peau dure. Estampillé « libérateur », il passe pour signer l’acte de naissance de la démocratisation dans l’espace francophone de l’Afrique subsaharienne. Ce qui en réalité relève d’une forme de révisionnisme historique dans la mesure où le « discours de La Baule » ne faisait qu’enfoncer la porte ouverte par les Béninois qui venaient de donner le coup d’envoi des « conférences nationales souveraines » – lesquelles, hélas, feront long feu.

Un certain nombre d’analyses approfondies de ce discours ont permis d’en dévoiler l’imposture. Ainsi, Lucie Kengne Gatsing y décèlera un paternalisme autoritaire qui consacre, en pleine postcolonie, la verticalité de fil à plomb que le monarque républicain entendait bien maintenir dans sa relation avec ses pairs africains13. Pour sa part, Thomas Borrel a pointé le cynisme d’un discours à l’altruisme débordant qui jure avec le machiavélisme d’une politique davantage soucieuse de préserver les intérêts économiques et stratégiques de l’Hexagone : tout en se faisant le héraut d’un modèle idéologique qui voue aux gémonies la tyrannie sous toutes ses formes, François Mitterrand caressait dans le sens du poil ses pairs africains, au premier rang desquels les indécrottables maréchal Mobutu et général Eyadéma14. Si quelques-uns parmi le parterre des chefs de « clan » qui écoutaient religieusement le Capo di tutti capi ont été balayés au passage dévastateur du « vent de l’Est », les autres, plus futés, plieront comme le roseau, sans rompre, bien aidés en cela par les louvoiements de leur mentor.

« Un schéma tout prêt »

Il serait injuste et malhonnête de faire reposer sur les seules épaules de la France les errements des transitions démocratiques dans l’espace francophone. La mayonnaise n’aurait pas pris si, en interne, ne s’était formée une satrapie acquise sans réserve à une sorte de « Cosa Nostra » aux « couleurs tropicales ». Sans cette connexion mafieuse, les fruits des transitions démocratiques auraient, peut-être, tenu la promesse des fleurs. Certes, le monarque républicain, en homme avisé et au pedigree de l’animal politique qui en a vu d’autres, avait bien fixé le cap :

Il nous faut parler de la démocratie. […] Lorsque je dis démocratie, lorsque je trace un chemin, lorsque je dis que c’est la seule façon de parvenir à un état d’équilibre au moment où apparaît la nécessité d’une plus grande liberté, j’ai naturellement un schéma tout prêt : système représentatif, élections libres, multipartisme, liberté de la presse, indépendance de la magistrature, refus de la censure : voilà le schéma dont nous disposons.15

Mais, ce disant, le « parrain » savait pouvoir compter sur ses sbires qui sauront, eux, « faire le job » : qui en cisaillant la Constitution pour la tailler à sa mesure, qui en cuisinant les élections pour leur faire dire le résultat qu’il veut entendre, ou encore en s’aménageant une justice aux ordres, ou en caporalisant les institutions, etc. Au bout du compte, il en sortira une myriade de caricatures de la « démocratie libérale occidentale » qui donne encore aujourd’hui le tournis aux experts de la « transitologie ».

Le « Printemps arabe » qui, en 2011, a bouleversé le paysage politique du Maghreb et du Moyen-Orient, aurait du même coup sonné l’entrée dans l’ère de la « quatrième vague » de démocratisation. Dans l’espace francophone de l’Afrique subsaharienne, cette vague sera portée par ce qu’il est convenu d’appeler des « mouvements citoyens » : Y’en a marre au Sénégal, Le Balai citoyen au Burkina Faso et Filimbi en République démocratique du Congo (RDC), pour ne citer que les plus emblématiques. Si ces mouvements de contestation ne sont pas une exclusivité de l’Afrique – « Occupy Wall Street » à New York, « les Indignés » à Madrid ou « Nuit debout » à Paris, en soulignent le caractère planétaire –, c’est en Afrique que l’impact le plus fort et les résultats les plus tangibles se sont fait ressentir ; signe de la pertinence et de l’efficience des mouvements sociaux juvéniles africains.

Une volonté inébranlable de changement

La force de ces mouvements réside, selon Séverine Awenengo Dalberto, dans leur « capacité à incarner une nouvelle figure de la modernité, qui replace l’engagement et la citoyenneté au cœur des récits et imaginaires d’une part importante de la jeunesse »16. S’il fallait trouver un nom à cette force, nous lui donnerions volontiers celui de pathos du demos. Par là nous entendons une sorte de « passion de la démocratie » qui habite les jeunes engagés dans ces mouvements, et dont les manifestations sont multiples.

Il y a, pour commencer, la ferme détermination de sortir le peuple de l’obscurité, de lui apporter la lumière, symbole de liberté ; de rendre au Peuple – d’Afrique noire – ce qui lui appartient : sa souveraineté. C’est la signification qu’il faut donner à cette nuit du 16 janvier 2012 où tout a commencé ; où, relate Fadel Barro, une des figures de Y’en a marre, « on était là, et il y avait 20 heures de coupure d’électricité. Et on était là et on s’est dit “les gars on ne peut pas continuer à avoir les bras croisés et regarder toutes ces dérives, cette injustice, sans rien faire”. Et la même nuit on a rédigé une déclaration appelant toutes les forces vives, les jeunes, les marchands ambulants, les ouvriers, les cadres, etc. de tous bords à venir nous rejoindre pour qu’ensemble nous créions ce sursaut salutaire, qui va bouleverser la classe politique »17.

C’est ensuite une volonté inébranlable de changement. Changement de « gouvernants » d’abord, qui concrètement se traduira par l’alternance qu’ils vont imposer à Abdoulaye Wade au Sénégal, à Blaise Compaoré au Burkina Faso et (dans une moindre mesure) à Joseph Kabila en RDC. Mais aussi changement dans la gouvernance : arrêter « d’ériger des futilités en priorité ». En somme, ils veulent véritablement que les choses changent, que l’Afrique change : « Ce n’est pas normal qu’au XXIe siècle on reste un pays et un continent qui sont toujours dépendants, par la seule faute d’une élite politique peu soucieuse des intérêts de sa population. »18

Lors d'une conférence de presse du collectif Y'en a marre au Sénégal, en juin 2020.
Lors d’une conférence de presse du collectif Y’en a marre au Sénégal, en juin 2020.
Facebook Y’en a marre

La conquête du pouvoir ne les intéresse pas ; en revanche, l’exercice du pouvoir revêt à leurs yeux une importance capitale et doit par conséquent faire l’objet d’une étroite et constante surveillance, dans l’intérêt général. Ce qui leur vaudra d’être reconnus comme des « sentinelles de la démocratie »19.

Leur liberté de mouvement s’en trouve ainsi sauvegardée, tandis que le principe d’égalité des membres est garanti par un modèle d’organisation « où chaque citoyen peut apporter librement sa contribution de sorte qu’au final il résulte une action d’ensemble cohérente, venue d’en bas par des échanges horizontaux »20. Leur mode opératoire se distingue par une originalité qui n’est pas sans efficacité. Le rap et le reggae seront leurs modes d’expression privilégiés, et les NTIC leurs principaux outils. La politique, avec eux, ne peut se faire qu’autrement que ne le font les professionnels de la politique.

Intellectualisme pesant

Si « l’innovation démocratique désigne […] toute méthode, outil ou processus (numérique ou non), concourant à améliorer les pratiques démocratiques en comparaison avec le fonctionnement classique des institutions et de nos organisations »21, alors Y’en a marre, Le Balai citoyen et Filimbi l’ont pleinement fait vivre, et de fort belle manière. La question qui se pose à la suite de ce qui précède est celle de savoir ce que l’« esprit de Montpellier » veut précisément dire, en comparaison ? En effet, parlant du mouvement Y’en a marre qu’il a contribué à lancer, Fadel Barro a ces mots empreints de lucidité : « Mouvement naïf, rêveur, mais qui y croit, qui croit qu’il peut faire des choses sans forcément avoir besoin de quelqu’un qui va le guider »22.

La démarcation d’avec l’« esprit de Montpellier » est nettement soulignée dans ce verbatim sur deux points essentiels : l’authenticité attestée par une « naïveté » assumée, et l’autonomie revendiquée. Là où l’un s’affirme comme un mouvement « populaire » d’une génération qui aura certes découvert sa mission « dans une relative opacité », mais reste néanmoins déterminée à ne pas « la trahir » ; l’autre s’affiche comme un mouvement élitaire adossé à un intellectualisme pesant. Le contraste est plus saisissant encore entre, d’un côté, un mouvement qui s’est lancé sans mentor et à moindre frais, et, de l’autre, un mouvement entraîné par de grandes et illustres figures politico-intellectuelles, qui s’est constitué à grand renfort d’euros. En fin de compte, l’« esprit de Montpellier », dont la « Fondation de l’innovation pour la démocratie » est l’émanation, se positionne comme l’autre radical des mouvements citoyens.

On en vient alors à la plus secrète mission que s’est assignée l’« esprit de Montpellier » et qui s’inscrit dans une longue tradition de la politique africaine de la France. En effet, l’objectif et la stratégie de la France en matière de politique africaine sont gravés dans le marbre, immuables depuis le général Charles de Gaulle. L’objectif ? « Il faut […] anticiper sur des débordements qui pourraient se traduire par une remise en cause des relations franco-africaines. Comme en 1944 avec le célèbre discours du général de Gaulle à Brazzaville, comme en 1956, en pleine crise algérienne avec la loi-cadre Defferre, il faut se prémunir en 1990 contre un radicalisme politique qui, surtout dans la zone d’influence francophone, pourrait se retourner contre les intérêts français23 ».

Aujourd’hui comme hier, de La Baule à Ouagadougou, comme naguère de Brazzaville à La Baule, il s’agit toujours d’« anticiper sur des débordements » pouvant « remettre en cause » les sacro-saintes relations franco-africaines ; il est toujours question de « contrer un radicalisme politique » menaçant les intérêts de la France. Telle est la plus secrète mission que l’« esprit de Montpellier » se doit d’accomplir.

Conjurer le « péril jeune »

Et la stratégie ? « [Gaston] Defferre, avec une habileté qui confine au machiavélisme, utilise la segmentation des élites acculturées d’AOF. En ouvrant largement les portes du pouvoir aux élites de compromis par les transferts de pouvoirs consentis aux Assemblées territoriales et aux Conseils de gouvernement, il les place, de fait, face aux élites de transformation et de rupture. » Il suffit dans cet extrait de lire « Macron » au lieu de « Defferre » et « jeunesse » au lieu de « élites » pour se convaincre de l’actualité de cette analyse historique publiée en 2002 par Nicolas Bancel24. En effet, la grande offensive de charme que Macron a récemment lancée auprès de la jeunesse africaine répond, pour la France en tant que « puissance », à un problème d’ordre existentiel : comment conjurer « le péril jeune » en Afrique ?

La jeunesse africaine est aujourd’hui un enjeu géopolitique majeur : l’avènement de la démocratie pleine et entière en Afrique consacrera, inéluctablement et par la force de la loi du plus grand nombre, son accession aux affaires. Or on assiste à la montée en puissance d’une jeunesse de plus en plus turbulente qui s’impatiente ; une jeunesse que l’on pourrait appeler, en puisant dans la terminologie de Nicolas Bancel, « jeunesse de transformation et de rupture ». On y retrouve aussi bien des jeunes hystérisés par le ressentiment, qui vont de Charybde en Sylla, déshabillant Pierre pour habiller Paul qui n’est pas plus saint que Pierre, que des jeunes plus réfléchis mais non moins déterminés à « mettre tout de suite la main à la pâte pour fabriquer un destin meilleur »25 ; ceux-là, comme nous l’avons vu, sont animés par la « passion de la démocratie ».

Face à cette « jeunesse de transformation et de rupture » dont les mouvements, incontrôlables le plus souvent, menacent d’embraser tout l’espace francophone de l’Afrique subsaharienne, il ne restait plus à un Emmanuel Macron dérouté qu’à allumer, avec l’aide précieuse d’un Achille Mbembe rallié à sa cause, un contre-feu sous les auspices d’une « jeunesse de compromis », soigneusement choisie au milieu de jeunes Africains qui ont le privilège de traverser désert et mer par les airs.

En cela, et contrairement à ce qu’ils ont voulu faire croire, Emmanuel Macron et Achille Mbembe n’innovent en rien, mais s’inscrivent plutôt dans une « tradition inventée » en 1944 sous le général de Gaulle, et qui consiste à créer une « dynamique hégémonique dans les relations franco-africaines et, sinon maintenir en l’état l’empire colonial et les rapports qu’il a sédimentés, du moins conserver une emprise économique, politique et stratégique sur l’Afrique francophone. Cette dynamique, faut-il le préciser, s’appuie sur les responsables africains – ou certains d’entre eux – plutôt qu’elle ne les contraindrait brutalement ; elle résulte, plus profondément, de leur intérêt partagé à la soutenir et repose en ce sens sur des flux stables d’échanges collusifs »26.

Épisode 1 à lire ici.

Épisode 3 à lire ici.

1Achille Mbembe, «  Emmanuel Macron en Afrique : les cinq travaux d’Hercule  », Jeune Afrique, 11 mai 2022. Article publié au lendemain de la réélection d’Emmanuel Macron, pour laquelle il a pris position.

2Achille Mbembe, «  Afrique-France : chronique d’un sommet  », Jeune Afrique, 31 octobre 2021

3Achille Mbembe, Les nouvelles relations Afrique-France : relever ensemble les défis de demain, p. 3.

4Nom donné par la légende au lutin qui serait apparu à maintes reprises à Napoléon Ier pour lui révéler sa destinée, notamment ses victoires et la manière de les remporter.

5Sylvie Kleiman-Lafon, Micheline Louis-Courvoisier, Actes du colloque «  Les esprits animaux  » XVIe-XXIe siècles. Littérature, histoire, philosophie, Genève 2016, Revue Epistémocritique, p. 1.

6Podcast écrit par Anaïs Kien, réalisé par Séverine Cassar dans la série documentaire «  Les Grandes traversées  », France Culture, 2020.

7Tangi Bihan, «  Il faut accepter que l’histoire de l’Afrique s’écrive sans la France. Entretien avec Thomas Borrel et Thomas Deltombe  », Le Vent Se Lève, 21 décembre 2021.

8Marc Michel, «  La genèse du recrutement de 1918 en Afrique noire française  », Revue française d’histoire d’outre-mer, tome 58, n°213, 4e trimestre 1971. pp. 433-450  ;  »

9Achille Mbembe, «  Un new deal entre l’Europe et l’Afrique est-il possible  ?  » Le Grand Continent, 07/02/2022.

10Achille Mbembe, «  Les Africains doivent se purger du désir d’Europe  », Le Monde, 11/02/2019

11Achille Mbembe, Les nouvelles relations Afrique-France : relever ensemble les défis de demain, p. 4.

12Samuel Huntington, The Third Wave : Democratization in the Late Twentieth Century, University of Oklahoma Press, 1991.

13Lucie Kengne Gatsing, «  Discours hégémonique et relent colonial : les tribunes de La Baule (1990) et de Dakar (2007) ou la Françafrique discursivée  », Voix plurielles, 2022.

14Thomas Borrel, «  François Mitterrand-Le mythe de la Baule  », Billets d’Afrique, Survie, 2020.

15François Mitterrand, Discours de la Baule, 20 juin 1990.

16Citée par Ibrahima Touré, «  Jeunesse, mobilisations sociales et citoyenneté en Afrique de l’Ouest : étude comparée des mouvements de contestation “Y’en a marre” au Sénégal et “Balai citoyen” au Burkina Faso  », CODESRIA, Afrique et développement, volume XLII, n°. 2, 2017, pp. 57-82.

17Nicolas Haeringer, «  Y’en a marre, une lente sédimentation des frustrations. Entretien avec Fadel Barro  », in Mouvements 2012/1 (n° 69), pp. 151 à 158, La Découverte.

18Ibid.

19Benjamin Roger, «  Y’en a marre, Balai citoyen, Filimbi… : l’essor des sentinelles de la démocratie  », Jeune Afrique, 19 mars 2015

20Mediapart, cité par Christian Bouquet, «  Les villes africaines, lieux d’incubation des mouvements citoyens  », Festival de Géopolitique, les mondes en devenir, mars 2017.

21cf. Démocratie Ouverte, «  Rapport sur l’innovation démocratique, 2021-2022  », Crédit coopératif, p. 7.

22Nicolas Haeringer, op. cit.

23Pierre Kipré, «  Le «  discours de la Baule  » ou les pièges externes de la démocratie en Afrique  », in Afrimag.net, 2021.

24Nicolas Bancel, «  La Voie étroite : la sélection des dirigeants africains lors de la transition vers la décolonisation  », La Découverte – Mouvements, 2002/3, no 21-22, p. 34.

25Nicolas Haeringer, op. cit.

26Julien Meimon, «  L’invention de l’aide française au développement : Discours, instruments et pratiques d’une dynamique hégémonique  », Questions de recherche / Research in question n° 21, septembre 2007, p. 5.