Au Burkina Faso, la (difficile) bataille du blé

Reportage · Après sa prise du pouvoir par les armes en septembre 2022, le capitaine Ibrahim Traoré a défini deux priorités : la lutte contre les groupes djihadistes et la souveraineté alimentaire. Il a notamment lancé une « offensive agro-pastorale » qui a permis de faire pousser du blé dans la plaine de Bagré pour la première fois depuis longtemps. Une expérience pour l’heure mitigée.

Cette image montre un vaste paysage de campagne. Au premier plan, on peut voir un sol légèrement incliné, avec une texture sèche et beige, indiquant une période de sécheresse. En arrière-plan, une étendue de champs couleur or se déploie, parsemée de quelques arbres verts à feuillage. Le ciel est couvert d'un léger nuage, créant une atmosphère calme et paisible. Au centre de la scène, une silhouette humaine, vêtue de rouge, se tient debout, semblant observer les alentours. L'ensemble dégage une impression de sérénité et de connexion avec la nature.
10 tonnes de blé ont été récoltées dans la plaine de Bagré cette année. Un chiffre en-deçà des espérances.
© Boureima Kindo

La plaine de Bagré est en plein chantier. Alors que débute la saison humide dans cette partie du Burkina Faso, située dans la province du Boulgou (Centre-Est), les paysans sont à pied d’œuvre pour produire du riz, du sésame et d’autres céréales prisées par les Burkinabè. Les activités perdurent malgré les violences des groupes djihadistes qui ont commencé à cibler cette zone courant 2022. Dans cette plaine dont la superficie est aujourd’hui estimée à 500 000 hectares, l’État a d’abord créé la société Bagré-Pôle en 2012, en vue de produire des denrées de grande consommation. Objectif : contribuer à l’autosuffisance alimentaire. Du riz de Bagré, les Burkinabè en trouvent sur le marché et, bien souvent, il est a apprécié des consommateurs.

Après sa prise du pouvoir par les armes le 30 septembre 2022, le capitaine Ibrahim Traoré a fait de la lutte contre le « terrorisme » et de la souveraineté alimentaire deux de ses priorités. Si la première a accaparé toute l’attention à travers des achats d’armes et des opérations militaires, la seconde, elle, s’est fait attendre. Ce n’est que le 30 août 2023, à l’issue du Conseil des ministres, que le gouvernement a annoncé l’adoption du plan baptisé « Offensive agropastorale et halieutique 2023-2025 ». Le coût de ce plan est estimé à 592 milliards de F CFA (902 millions d’euros). Il sera financé à hauteur de « 46 % par des ressources publiques, le solde relevant du secteur privé », indique le gouvernement, et se focalisera sur huit filières stratégiques, dont le blé1. Il est attendu la création d’au moins 100 000 emplois, précise le même communiqué du gouvernement.

C’est pour donner corps à cette volonté gouvernementale que le ministre en charge de l’agriculture, le commandant Ismaël Sombie, a lancé officiellement « l’offensive » le 28 novembre 2023 lors d’une visite terrain sur le pôle de Bagré, le site choisi pour la culture du blé. « La culture du blé est une mission particulière que le président de la Transition, Ibrahim Traoré, veut voir se concrétiser. Pour cela nous avons “disponibilisé” 15 tonnes de semences de blé pour les producteurs. Donc nous allons le faire, coûte que coûte ! Même s’il faut dresser des tentes au bord de l’eau et tenir des tuyaux pour arroser, nous allons le faire », a-t-il déclaré. Ce n’est qu’à partir de mi-décembre que les bénéficiaires-pionniers de cette expérience ont pu emblaver leurs parcelles.

Une série d’expériences

L’histoire entre le Burkina et le blé a débuté bien avant cette expérience de Bagré. Elle remonte à l’époque coloniale. Sa culture a été expérimentée à partir de 1928. Plus récemment, sous l’encadrement technique de l’Autorité de mise en valeur de la vallée du Sourou (AMVS), la phase pilote pour la campagne 2005-2006 a porté sur 500 hectares de blé grâce à un appui matériel et financier du Maroc. La production de cette première expérimentation était alors estimée à 2 000 tonnes. Mais avant cela, le Burkina avait déjà réussi un test de 350 hectares (avec une production de 5 tonnes de blé à l’hectare, soit un total de 1 750 tonnes). Le blé avait été produit par des ménages mais essentiellement pour la consommation des Grands Moulins du Burkina, transformateurs du blé en farine. Cette production était en deçà de la consommation du pays, qui importait entre 35 000 et 40 000 tonnes chaque année avant la dernière expérimentation, qui remontait à 2005-2006. Aujourd’hui, les Burknabè consomment environ 315 000 tonnes de blé par an.

Pour cette nouvelle expérience lancée en grande pompe fin 2023, 100 tonnes de blé étaient prévues à la récolte, sur une surface de 52 hectares. Mais les fruits n’ont pas tenu la promesse des fleurs. Malgré l’enthousiasme des producteurs et des encadreurs, seulement 10 tonnes ont pu être récoltées et mises en sacs. Néanmoins, pour les producteurs de Bagré, c’est une expérience positive. Selon eux, le simple fait de voir des épis de blé arriver à maturité sur cette plaine est déjà une prouesse.

Parmi les cultivateurs sélectionnés par Bagré-Pôle pour faire partie de la première cohorte figure Menéné Nabo. Vêtu d’un survêtement, balafré sur la joue gauche, l’homme interrompt un chantier de construction pour nous parler. Il mène cette activité pour arrondir ses fins de mois en attendant le début de la saison humide. Il dresse un bilan mitigé de cette expérience. Pour la récolte de son blé et pour l’égrainage, il dit avoir déboursé 75 000 F CFA (114 euros) en plus d’autres dépenses liées notamment à l’achat de carburant pour rejoindre sa parcelle. Mais la vente de sa production est loin de combler ses investissements. Il a récolté 180 kg de blé, aujourd’hui stockés dans un magasin de Bagré-Pôle – comme le reste de la production – en attendant d’être enlevés par la Société nationale de gestion des stocks de sécurité alimentaire du Burkina Faso (Sonagess). Cette société d’État qui accompagne le gouvernement a acheté le kilogramme à 500 F CFA. Menéné Nabo touchera donc 90 000 F CFA. Il n’enregistrera aucun bénéfice. Pourtant, il se dit satisfait du projet.

« C’était pour essayer. Sinon, je suis heureux car on ne savait pas qu’ici, à Bagré, on pouvait réussir la production du blé. C’est une victoire pour moi », résume-t-il. Pour une première tentative, il a réussi à exploiter 1,5 hectare. Son champ est resté un temps en jachère à la suite d’un accident de moto qui l’a contraint à être alité plus d’un mois. De cette première expérience, il dit avoir tiré des leçons. « La prochaine fois, on saura comment s’y prendre afin d’améliorer la production », assure-t-il, optimiste.

« Est-ce que deux aveugles peuvent se diriger ? »

Issoufou Boundaogo est dans le même état d’esprit. En pagne traditionnel koko-donda cousu en boubou et assorti d’un pantalon, il explique avoir lui aussi cédé sa production à 500 F CFA le kilo. Sur environ 4 hectares exploités, il a pu récolter 672,5 kg, vendus à 336 250 FCFA. Un gain qui, selon lui, ne couvre pas la totalité de ses dépenses. À l’instar des autres producteurs, il a aussi bénéficié de soutiens, notamment de la semence gratuite de la part du pôle de croissance dans le cadre de cette « offensive » blé.

« Quand on a commencé le projet, on a constaté que la période pour débuter la production du blé était déjà passée. On aurait dû commencer mi-novembre. Mais on a commencé à semer le 12 décembre. On a donc accusé plus d’un mois de retard », détaille-t-il. Il ajoute que les responsables du projet leur ont promis un accompagnement par des conseillers agricoles. Mais « les conseillers eux-mêmes n’avaient aucune connaissance sur la production du blé. Est-ce que deux aveugles peuvent se diriger ? » relève-t-il, avant d’ajouter, confiant : « Tout début n’est pas facile. Mais avec un accompagnement conséquent, les prochaines fois seront meilleures. » Avec neuf autres producteurs, il dit avoir produit 5 tonnes de blé. « Nous sommes des citoyens. Et nous avons voulu participer à cette initiative afin d’apporter notre contribution à l’édification de notre pays », poursuit-il.

Comment expliquer cette faible production ? Issoufou Boundaogo cite plusieurs facteurs, dont une quantité insuffisante d’engrais et le retard accusé dans le début du labour et de l’emblavement des parcelles. Il propose le respect du calendrier concernant le blé, des voyages d’études et des collaborations avec des laboratoires. « Il faut que les autorités encouragent les premiers producteurs pionniers. Nous avons besoin d’un accompagnement financier afin de nous motiver davantage et pour que d’autres cultivateurs puissent nous emboîter le pas », suggère-t-il.

« Chacun a appris sur le tas »

Pour relever le défi de produire du blé sur le sol de Bagré, plusieurs actions publiques ont été mises en œuvre, à commencer par l’accompagnement des producteurs-candidats par des agents et des agentes du ministère de l’Agriculture. Parmi eux se trouve Aïda Keïta, cheffe de service de la formation et de l’appui aux producteurs de Bagré-Pôle. Elle fait partie de ces fonctionnaires qui ont suivi de bout en bout la réalisation du projet, et en particulier la mise en valeur des parcelles. Les doigts sur son ordinateur, elle examine chaque dossier. À l’heure du bilan, elle fait défiler les dossiers : « 82 hectares ont pu être emblavés. Au final, on a pu irriguer 72,5 hectares, et cela concerne le blé de consommation et celui des semences. Il y a un particulier qui a pu mettre en valeur 7 hectares. »

Les producteurs ont bénéficié selon elle de semences de blé et d’intrants subventionnés. Parlant avec assurance, elle souligne que cette initiative était dans sa phase pilote. Et qu’elle n’a elle-même bénéficié d’aucune formation sur la culture du blé. « Chacun a appris sur le tas », précise-t-elle. Malgré tout, « on peut dire que l’objectif est atteint. On voulait montrer à tout le monde qu’on pouvait produire du blé à Bagré ».

Si la récolte n’a pas donné les résultats escomptés, c’est que le blé doit être cultivé en période de fraîcheur, explique-t-elle. Le fait de semer au-delà de la période préconisée par le département de la recherche, limitée au 10 décembre, a donc été préjudiciable. Le système d’irrigation est aussi pointé du doigt. C’est l’irrigation gravitaire qui a été utilisée. Cette technique consiste à faire circuler de l’eau sans pression à la surface des parcelles cultivées, en la canalisant. Mais selon Aïda Keita, l’irrigation par aspersion (une pluie artificielle produite par la pulvérisation de l’eau qui se décharge des tuyaux) aurait été plus adaptée. « Le blé n’aime pas trop d’eau. Il aime l’humidité et la fraîcheur », indique-t-elle. Les producteurs ont aussi appris que le blé n’aimait pas la concurrence. « Le producteur doit désherber le champ de blé et éviter d’y semer d’autres cultures », confie-t-elle.

« Savoir si c’était possible »

L’autosuffisance alimentaire, elle y croit. Cependant, à l’entendre, il faut des moyens et des mécanismes adéquats ; il faut notamment « augmenter le prix d’achat au kilogramme afin d’inciter les cultivateurs à se lancer dans la production du blé ».

Patarbtalé Joseph Nikièma est à la tête de Bagré-Pôle depuis février 2024. Il nous reçoit dans son bureau logé au premier étage du bâtiment qui fait office de siège. Ici, la vue d’une partie de la plaine est agréable. En complet boubou et pantalon de même couleur, le directeur général et son personnel sont désormais présents à Bagré. Une situation qui tranche avec les habitudes d’avant, quand les agents travaillaient à Ouagadougou, la capitale. « Le bilan est positif parce qu’on a pu conduire la production de bout en bout. En 2024, on sera fin prêt pour augmenter les superficies et avoir une meilleure maîtrise de l’itinéraire technique du blé », constate-t-il. Et d’annoncer que pour la campagne 2024, 1 000 hectares seront mobilisés, soit un volume quatorze fois supérieur à celui produit lors de la phase pilote.

Selon lui, le bilan financier n’est pas le plus important. « On voulait seulement savoir si c’était possible et à quel prix. Au ministère de l’Agriculture, il n’y a pas beaucoup de cadres qui peuvent se vanter d’avoir suivi dans notre pays une campagne de production de blé », se félicite-t-il.

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1Les autres filières ciblées sont le riz, le maïs, la pomme de terre, le poisson, le bétail, la volaille et la mangue.