
L’ÉDITO
LES BASES MILITAIRES EN AFRIQUE : UNE HYPOCRISIE FRANÇAISE
Récemment recruté par l’Élysée en tant qu’« envoyé spécial » d’Emmanuel Macron pour l’Afrique, Jean-Marie Bockel a pour mission de discuter avec les dirigeants de quatre des cinq pays du continent où la France compte encore des bases militaires, la Côte d’Ivoire, le Gabon, le Sénégal et le Tchad, de leur avenir. Leur avenir – le mot est important – et pas leur fin. L’ancien ministre et sénateur, qui vient d’entamer sa mission en se rendant à Abidjan ce 21 février, emploie d’ailleurs le terme de « remodelage ». Il y a un an, on parlait d’une « réarticulation ». Et un an auparavant, d’une « nouvelle philosophie » pour évoquer l’évolution de l’opération Barkhane. Les expressions changent, mais l’essentiel est préservé : les soldats français sont toujours là.
« Le terme “remodeler” me paraît être le bon terme. L’esprit, c’est de venir avec des propositions, une écoute et ensuite un dialogue qui aboutisse à un accord gagnant pour les deux parties », a précisé Jean-Marie Bockel à l’issue d’un entretien avec Alassane Ouattara. La France compte encore 900 militaires en Côte d’Ivoire. Il s’agit de la troisième présence la plus importante sur le continent, après Djibouti (1 500 soldats) et N’Djamena (environ 1 000 soldats), et devant Dakar et Libreville (350 soldats dans l’une et dans l’autre). Quelques jours plus tôt, il avait déclaré au quotidien français Le Monde : « Si nous étions dans un simple dispositif de désengagement, ce serait plus simple, on sait faire. Or, là, la démarche est différente. Le but est de réussir à faire évoluer ces dispositifs militaires dans l’intérêt de tous, avec une approche au cas par cas sur le format, sur les emprises, sur les formations, sur les partenariats avec les écoles militaires sur place, sur le transfert éventuel d’équipements de défense, etc. »
On l’aura compris – et cela ne surprendra personne –, il n’est pas question pour le gouvernement français (ni pour l’armée d’ailleurs) de répondre à une revendication de plus en plus populaire, et parfois violemment exprimée, dans ces pays comme sur une bonne partie du continent, à savoir : le départ définitif des troupes françaises et la fin d’une anomalie 64 ans après que ces États ont acquis – sur le papier tout du moins – leur indépendance. La France est la seule puissance coloniale à avoir conservé une telle présence militaire dans ses anciennes possessions. Le Royaume-Uni compte bien une base au Kenya, mais celle-ci n’est pas occupée en permanence, et elle sert uniquement de site d’entraînement pour ses « Johnnies ». L’Italie, de son côté, a bien déployé des coopérants militaires, au Niger notamment, mais leur mission, définie dans un cadre bien précis, n’est pas comparable à celle, beaucoup plus floue, donc extensible, des militaires français.
Certes, Paris promet des « évolutions ». Une baisse drastique des effectifs est envisagée, à Abidjan donc, mais aussi à N’Djamena, le « porte-avion » préféré des gradés français où l’on se demande bien quelle est la mission des militaires, maintenant que l’opération Barkhane a pris fin. Mais aucune fermeture de base n’est envisagée. Cette option a été soutenue en haut lieu. Des diplomates l’ont défendue notamment. En vain. Dans le quadrillage du continent, chacune de ces positions joue un rôle important. Le fait de les conserver, même en y déployant un faible nombre de soldats, et même en y accueillant de plus en plus de militaires africains, est un moyen autant légal qu’opérationnel de continuer à peser sur le destin de ces pays et de ceux qui les entourent. Sans ces bases, la France n’aurait pas pu déployer la force Serval en 2013. Elle n’aurait pas non plus pu mener des opérations visant à imposer des chefs d’État, ou à en déloger, et à déstabiliser des régimes, ou à les sauvegarder, tout au long de ces soixante dernières années.
Les exemples sont légion et, contrairement à ce que l’on veut faire croire à Paris, certains sont récents. Il y a quelques mois, la France a envisagé d’intervenir militairement pour sauver le président nigérien Mohamed Bazoum, victime d’un coup d’État. Il y a près de trois ans, elle a permis au régime Déby de faire face à une rébellion bien partie pour arriver jusqu’à N’Djamena.
La France a beau jeu d’arguer que ce sont les dirigeants de ces pays eux-mêmes qui ne veulent pas d’un départ. Et c’est vrai. Alassane Ouattara comme Mahamat Idriss Déby – et dans une moindre mesure Ali Bongo (avant sa destitution) et Macky Sall (dont la fin de mandat approche) – ont plusieurs fois réitéré leur désir de voir les militaires français rester sur place. Ce n’est pas étonnant : outre les enjeux diplomatiques et économiques que cela représente, ils savent ce qu’ils leur doivent. Sans eux, Ouattara ne serait peut-être jamais arrivé au pouvoir à l’issue de la crise postélectorale de 2010-2011, et la famille Déby (le père puis le fils) en aurait certainement été délogée par les rebelles armés en 2006, ou en 2008, ou en 2019, ou en 2021… À chaque fois, l’armée française est intervenue, soit directement soit indirectement, pour permettre à son principal allié de continuer à imposer son joug autoritaire sur le Tchad.
Cet argument répété à l’envi – « ce sont eux qui veulent qu’on reste » – illustre l’hypocrisie du pouvoir politique français. D’abord parce qu’il tend à rendre responsables les « partenaires » africains de cette situation, alors que cela relève en premier lieu d’un choix franco-français : juridiquement, politiquement et diplomatiquement, la France pourrait très bien décider de manière unilatérale de partir – en respectant les termes de l’accord qui la lie à chacun de ces pays évidemment, et notamment le délai du retrait. Mais, surtout, parce que cela revient à faire de ces chefs d’État – tout légitimes qu’ils soient sur le plan diplomatique – les représentants de la volonté populaire de leur pays, au mépris de la réalité dans certains cas, comme au Gabon, au Tchad ou encore à Djibouti. Ne pas percevoir le décalage abyssal qui existe entre les aspirations des populations de ces pays et les désirs de leurs dirigeants, sur cette question comme sur beaucoup d’autres, relève de l’aveuglement. Un aveuglement volontaire évidemment.
Jean-Marie Bockel argue que ce qui l’intéresse, « ce sont les opinions publiques, les populations, la jeunesse de ces pays et le narratif sur ce que nous sommes, et sur ce que nous apportons ». Si tel est le cas, alors il ne devra pas se contenter d’une discussion amicale avec les chefs d’État. Et, inévitablement, il faudra que Paris revoie sa posture et envisage tout simplement de mettre fin à un anachronisme qui n’a plus beaucoup de défenseurs sur le continent, et qui alimente au quotidien les discours antifrançais.
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