Reportage

Pêche illégale au Ghana. « C’est comme frapper nos frères »

Comme la plupart des États du Golfe de Guinée, le Ghana semble incapable de s’attaquer aux chalutiers, pour la plupart chinois, qui épuisent les stocks de poissons et menacent l’industrie locale de la pêche. Un ancien employé de cette filière illégale - dite « saiko » - témoigne.

Cape Coast, célèbre village ghanéen de pêcheurs, en mars 2014.
Sura Nualpradid / shutterstock.com

Ce matin-là, l’équipage du bateau de pêche avait exhorté le capitaine à changer une pièce endommagée du treuil du chalutier. Leur avis a été ignoré. Plus tard dans la journée, une manille a cassé, et un câble a attrapé la jambe de Michael (prénom d’emprunt) et l’a projeté dans les airs. Il s’est écrasé, retombant sur son genou, son épaule et sa tête. « J’ai perdu connaissance », dit-il. Lorsque Michael s’est réveillé, il était allongé dans un filet infesté de cafards où l’équipage dormait. « Je saignais. C’était très douloureux. Ma main, mes jambes, je ne pouvais pas les contrôler. J’ai su alors que quelque chose de grave était arrivé. »

Michael travaillait comme matelot sur un chalutier de pêche dans le Golfe de Guinée depuis deux ans. Comme de nombreux jeunes, il avait quitté son village du centre du Ghana en raison du manque d’emplois et avait décidé de travailler sur ce bateau appartenant et commandé par des Chinois pour subvenir aux besoins de sa famille. Il a vite constaté que ce travail était fait de souffrances, de mauvais traitements et de dangers. L’accident avec le câble a été l’épreuve de trop. « Peu importe le salaire, je n’y retournerai pas, a-t-il décidé. J’ai une famille dont je dois m’occuper, donc je ne peux pas partir et risquer ma vie. »

Avant d’accepter ce travail, Michael avait ressenti une certaine gêne. Au cours des dernières décennies, la pêche illégale à grande échelle - connue localement sous le nom de pêche « saiko »1 - a épuisé les ressources marines et poussé l’industrie locale de la pêche au bord de l’effondrement. Un rapport de la Fondation pour la justice environnementale (Environmental Justice Foundation, EJF) a révélé en 2019 que des dizaines de millions de dollars issus de la pêche sont volés par ce biais chaque année, et que 90 % des chalutiers impliqués dans cette activité appartiennent à des sociétés chinoises. Mais comme la prise de participation étrangère dans les bateaux de pêche est interdite au Ghana, ces firmes opèrent par l’intermédiaire de sociétés-écrans locales.

« Catastrophe imminente »

Comme d’autres États côtiers d’Afrique de l’Ouest, le Ghana s’est montré incapable - ou peu désireux - de mettre un frein à cette activité non durable. En conséquence, ses pêcheries sont confrontées à une « catastrophe imminente » qui pourrait affecter les moyens de subsistance de plus de 2,7 millions de personnes, selon le Centre international Kofi Annan de formation au maintien de la paix. L’épuisement de la pêche locale compromet également la sécurité alimentaire dans un pays où le poisson représente 60 % des protéines animales consommées et où il n’existe pas d’alternative immédiate.

Michael se sentait donc coupable de jouer contre sa propre communauté et de « tuer » un secteur qui, s’il était correctement géré, pourrait créer des centaines de milliers d’emplois. Mais il avait peu d’options. Certains pêcheurs locaux ont réagi à l’épuisement des stocks de poissons en se tournant vers des méthodes illégales telles que le carbure ou la dynamite pour remplir leurs filets. D’autres ont préféré migrer, notamment vers l’Europe. Et certains ont accepté, à contrecœur, des emplois sur les chalutiers industriels qui pêchent les derniers bancs de poissons.

Selon Michael, la vie sur le bateau de pêche était rude. Les mauvais traitements étaient monnaie courante. Les accidents étaient fréquents car l’équipage était exténué. L’hygiène était déplorable. Michael raconte que l’équipage récupérait l’eau qui s’écoulait de l’unité de climatisation de la pièce du capitaine et l’utilisait pour se laver, même si elle était « froide et sentait la cigarette ».

Pendant la journée, le chalutier chinois pêchait en haute mer. Mais la nuit, raconte Michael, il s’approchait du rivage et labourait le fond de la baie, en violation de la réglementation. « Nous pouvions voir les lumières des villages, se souvient-il. Parfois, nous pouvions même obtenir une connexion sur le téléphone, alors tout le monde essayait de joindre sa famille. »

« C’est comme mettre nos frères à la rue »

Pêcher près de la terre signifiait souvent emboutir les pêcheurs locaux et détruire leur équipement. « Chaque nuit, nous passions sur un filet, raconte Michael. Le capitaine nous ordonnait de le couper et de le jeter ». Michael se sentait honteux de suivre ces ordres. « Nous nous sentions mal, dit-il. Peut-être que ces pêcheurs souffrent et doivent faire des emprunts pour réparer leurs filets. C’est comme mettre nos frères et nos pères à la rue. »

Au Ghana, les chalutiers industriels sont légalement autorisés à capturer certaines espèces, comme le sébaste et le poulpe, et à les exporter en Europe et en Asie. Ils ne sont pas autorisés à cibler les prises des pêcheurs artisanaux qui servent à la consommation courante. C’est pourtant ce qu’ils font de plus en plus souvent en pratiquant la pêche au « saiko », avant de vendre les produits illégaux à des pêcheurs locaux en difficulté.

Pour l’équipage ghanéen, les bénéfices de cette pêche dépassent de loin ceux de la pêche légale. Pour un mois de travail, les quelque vingt membres d’équipage d’un chalutier reçoivent chacun un salaire fixe d’environ 150 cedis (18 euros). En plus de cela, ils reçoivent une part des bénéfices de la pêche au « saiko » qui, selon Michael, varie entre 1 000 et 1 500 cedis (120 et 180 euros). De la sorte, l’industrie illégale a fait des marins ghanéens des complices de la destruction de leurs propres ressources marines.

Les autorités ghanéennes n’ont pas les moyens de surveiller efficacement les mers, et des fonctionnaires seraient soudoyés pour garder le silence. Selon Michael et ses collègues, la gendarmerie marine est également compromise. Ils racontent que leur chalutier a été arraisonné par des contrôleurs de la marine qui ont trouvé des captures illégales à bord. Mais au lieu d’arrêter les capitaines chinois, les officiers auraient accepté un pot-de-vin - de 5 000 dollars (4 635 euros), 40 caisses de poisson destinées à l’exportation et 150 blocs surgelés de prises illégales – avant de repartir. « Nous sommes un peu comme dans le monde animal, déplore Michael. Personne ne défendra notre cause à notre place. Regardez notre propre marine qui se vend aux Chinois ! Maintenant, nous savons que si quelque chose de grave se produit et que nous appelons la marine, ses agents viendront prendre l’argent et regarderont ailleurs. »

Des fonctionnaires corrompus

Depuis 2015, les autorités ghanéennes ont placé des observateurs sur les chalutiers afin de surveiller et de signaler les pratiques illégales. Mais selon Michael, ces fonctionnaires sont corrompus ou soumis à des pressions, voire des menaces physiques, pour détourner le regard. Une enquête de l’EJF est arrivée à la même conclusion, constatant que les observateurs sont fréquemment « soudoyés, menacés et maltraités en mer ». Un épisode a marqué les esprits : en juillet 2019, Emmanuel Essien a disparu en mer alors qu’il était en mission d’observation et son corps n’a jamais été retrouvé. Les capitaines chinois du bateau sur lequel il se trouvait ont affirmé qu’il était tombé par-dessus bord, mais ces explications n’ont pas convaincu. La famille d’Emmanuel Essien a demandé que justice soit rendue, mais plus de trois ans après, l’enquête n’a toujours pas abouti.

Des études ont établi un lien entre la pêche illégale et l’augmentation de la piraterie dans le Golfe de Guinée - un phénomène qui fait régulièrement la Une des journaux internationaux. Mais pour la plupart des habitants d’Afrique occidentale, la piraterie n’est pas le principal souci. Pour ceux qui, comme Michael, sont confrontés au phénomène de la surpêche illégale pratiquée par les chalutiers chinois, il s’agit surtout de la lente destruction de l’environnement, de la faim rampante, de la corruption croissante de l’État et de la diminution des perspectives d’avenir.

Lorsque Michael s’est réveillé sur le chalutier après l’accident, il souffrait atrocement et ne pouvait pas bouger. Le capitaine l’a simplement envoyé à terre sur un canoë local. « Ils ne m’ont rien donné, ils ne sont même pas venus me dire au revoir, raconte Michael. Ce sont mes collègues ghanéens qui m’ont aidé à monter dans le bateau ». Une fois revenu sur la terre ferme, il a réussi à atteindre un hôpital aidé d’une canne de fortune. On lui a dit que ses ligaments étaient déchirés et sa rotule déplacée. Le médecin voulait l’opérer, mais comme Michael n’avait pas d’argent, il l’a laissé sortir. Depuis ce jour, son genou émet un bruit de craquement.

Quelques mois après l’accident, Michael a boité jusqu’au port industriel de Tema pour attendre devant les bureaux de la société qui l’employait. Il n’a jamais été réembauché et n’a jamais perçu d’indemnité. Quand ses collègues marins débarquaient, ils lui glissaient un peu d’argent. Mais au bout d’un moment, il a cessé d’y aller. « Je ne voulais pas qu’on me voit comme un mendiant ou quelque chose du genre ».

1Cette pratique consiste pour des chalutiers industriels à cibler les poissons chers aux petits pêcheurs ghanéens et à les revendre aux communautés locales. En pleine mer, les chalutiers transfèrent leurs prises sous forme de blocs surgelés sur des pirogues « saiko » spécialement conçues pour cette pratique.