Football

Coupe du monde 1974. La fierté invisibilisée du Zaïre et d’Haïti

Dans la mémoire collective du football mondial, on se souvient du Zaïre et d’Haïti pour leur piètre prestation durant la Coupe du monde organisée en 1974 en Allemagne de l’Ouest. Pourtant, les deux premières nations noires à avoir participé à cette compétition avaient réussi de bons débuts, avant que les dirigeants politiques ne s’en mêlent. Ce souvenir déformé est en grande partie lié au contexte géopolitique de l’époque.

Timbres consacrés à l’épopée des « Léopards ».
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Le football est LE sport mondial. Il est si universel qu’il se trouve souvent à l’intersection d’événements planétaires. On peut ainsi lire l’histoire mondiale du XXe siècle à travers ce prisme. Prenons par exemple un des thèmes majeurs du siècle précédent : le colonialisme européen. En 1974, alors que les derniers pays africains obtenaient leur indépendance, la question coloniale a éclaté sur la plus grande scène du football. Cette année-là, la Coupe du monde organisée en Allemagne de l’Ouest (et qui sera remportée par le pays hôte) accueille pour la première fois une équipe noire. En fait, deux équipes noires : le Zaïre, première équipe d’Afrique subsaharienne à se qualifier pour la phase finale1, et Haïti. Dans la conscience collective du monde du football, on se souvient de ces deux équipes pour leurs piètres performances. Mais cet héritage est-il justifié ?

Oui, si l’on se fie aux statistiques : les deux équipes ont perdu les trois matches qu’elles ont disputés, et chacune a subi une défaite cuisante. Cependant, si l’on regarde dans le détail, il apparaît que leurs performances n’étaient pas aussi mauvaises que le souvenir qu’elles ont laissé - souvenir déformé par les commentateurs de l’époque, qui écrivaient dans un contexte historique particulier, caractérisé notamment par l’anxiété liée à la perte de la centralité de l’Europe dans le football en particulier, et dans la politique mondiale en général.

Lors de son premier match, une défaite 2-0 contre l’Écosse, le Zaïre a prouvé sa valeur. Avant le match, le sélectionneur écossais, Willie Ormond, avait déclaré : « Il n’y a aucun risque que nous sous-estimions le Zaïre [...] nous allons marquer le plus de buts possible, car c’est le seul moyen de nous faire respecter par le Brésil et la Yougoslavie [NDLR : les deux autres équipes de la poule B] 2 ». Après le match, le même Ormond devait toutefois revoir son discours : « Le Zaïre nous a surpris par sa performance en deuxième mi-temps et est manifestement une équipe d’avenir. En fait, ils pourraient bien inquiéter le Brésil et la Yougoslavie. » Le milieu de terrain Billy Bremner admettait qu’« ils ont joué mieux que nous ne l’aurions jamais cru possible ». Un journaliste français remarquait de son côté que « les joueurs africains ont justifié à la fois leur réputation et leur présence », tandis qu’un commentateur écossais déclarait : « Ils ont montré qu’ils avaient un statut à part entière en se battant avec beaucoup de cœur et en envoyant de longs ballons pour mettre la défense écossaise à rude épreuve. »

Haïti a également surpris tout le monde lors de son premier match. À l’époque, le gardien de l’Italie, le célèbre Dino Zoff – l’un des plus grands gardiens de tous les temps –, collectionnait les records de « clean sheets » (c’est-à-dire de matchs au cours desquels il n’avait encaissé aucun but) et en était à 1 200 minutes de jeu en sélection sans avoir encaissé le moindre but. Ce record – qui tient toujours – a pris fin 46 minutes après le début du match contre Haïti, lorsqu’Emmanuel Sanon, un jeune attaquant de 22 ans, a marqué un but qui est entré dans l’histoire du sport haïtien. Pendant six petites minutes, Haïti a mené au score contre l’une des meilleures équipes du monde... Les Italiens ont finalement renversé la situation et l’ont emporté par trois buts à un. Mais Haïti a envoyé un message au monde entier : cette nation méritait d’être là.

Mobutu et « Baby Doc » s’en mêlent

Ces deux équipes ont donc commencé fort la compétition. C’est après que l’affaire s’est corsée. Lors du deuxième match, le Zaïre affronte la Yougoslavie, et c’est un massacre : les Yougoslaves leur mettront neuf buts ! Haïti, de son côté, en prendra sept face à la Pologne. Les résultats de leur troisième et dernier match seront moins spectaculaires : les deux équipes perdront par trois buts d’écart. Certes, le Brésil et l’Argentine n’avaient besoin que d’une victoire pour se qualifier, et les scores ne comptaient pas vraiment (Emmanuel Sanon a toutefois réussi à marquer un but contre l’Argentine). Au final, en dépit de leur premier match, probablement plus représentatif de leur niveau réel, c’est de défaites cuisantes dont le monde du football se souvient.

Or les performances des deux équipes lors de leur deuxième match ont été contrariées par des événements extra-footballistiques. Avant le match Zaïre-Yougoslavie, le président Mobutu Sese Seko a écarté (sans le démettre de ses fonctions) l’entraîneur yougoslave de la sélection zaïroise, Blagoje Vidinic, de peur qu’il ne « vende leurs secrets » à ses compatriotes. L’équipe a dû s’en remettre aux directives ad hoc des fonctionnaires de Mobutu3. [NDLR : L’ambiance était d’autant plus tendue que les joueurs zaïrois ne voulaient pas jouer ce match et avaient menacé de faire grève. En cause : le non-versement d’une prime individuelle, alors que la FIFA donnait à l’époque une prime aux fédérations de chacun des pays qualifiés – somme qui devait en partie revenir aux joueurs. Le onze zaïrois a été soupçonné d’avoir fait l’impasse sur ce match en guise de protestation4.]

De même, la défaite d’Haïti est imputée à l’ingérence de son propre président. Après le premier match contre l’Italie, un test anti-dopage effectué au hasard sur le milieu de terrain Ernst Jean-Joseph a donné un résultat positif. Jean-Joseph s’est défendu en attribuant ce résultat à la consommation de médicaments contre l’asthme, mais il a tout de même été exclu du tournoi, ce qui a provoqué l’ire du chef de l’État, Jean-Claude Duvalier, alias « Baby Doc ». Sur ses ordres, Jean-Joseph est malmené et subit une disgrâce. Son coéquipier Fritz André se souviendra plus tard qu’« en tant que footballeurs accomplis, nous avions été protégés du côté obscur du régime jusqu’à cet épisode. Nous avons passé une nuit blanche avant le match contre la Pologne, et pour être honnête, je ne pensais qu’à Ernst, pas au match. »

« Nous voulons que l’Europe conserve la direction du football »

Après ces deux matchs, les commentateurs s’empressent d’affirmer que ces équipes ne sont pas à la hauteur. Bien que le Zaïre ait étonné les Écossais et que le but de Sanon face à Zoff ait surpris le monde entier, les journalistes commencent à parler d’un « abîme entre le niveau des meilleurs en Europe et celui des meilleurs en Afrique ». Un journaliste qualifie les équipes « d’embarras pour une compétition dotée de tant de talent ». Les critiques émanent même du sommet du monde du football : le président de l’UEFA (Union of European Football Associations, en français Union européenne des associations de football), Artemio Franchi, propose de modifier le règlement des phases éliminatoires afin d’exclure les pays « en développement », tandis que le président sortant de la FIFA (Fédération internationale de football association), Stanley Rous, envisage de « présenter une proposition qui permettrait de séparer le bon grain de l’ivraie dans les phases préliminaires ». Il est vrai que les scores de ces deuxièmes matchs étaient embarrassants, mais ce n’est pas comme si les spectateurs de la Coupe du monde n’avaient pas été témoins de défaites écrasantes auparavant – l’Écosse avait par exemple perdu 0-7 contre l’Uruguay en 1954 –, ou même après – personne n’a demandé à ce que l’on revoit les règles des phases éliminatoires après la défaite 1-7 du Brésil contre l’Allemagne en 2014…

Alors, que s’est-il joué en 1974 ? Pour le comprendre, il faut rappeler le contexte historique. Au début du XXe siècle, l’Europe occidentale était à bien des égards le centre du monde. Mais en 1974, les centres politiques et économiques s’étaient déplacés vers les États-Unis et l’Union soviétique. Avec l’indépendance de ses colonies africaines et asiatiques, l’Europe avait perdu de sa « superbe ». Le football restait l’un des rares domaines où le « Vieux Continent » régnait encore en maître – la FIFA était basée en Suisse [NDLR : elle l’est toujours aujourd’hui] et tous ses présidents successifs, depuis sa fondation, venaient d’Europe. Seulement voilà : deux jours avant le début de la Coupe du monde 1974, la FIFA avait élu un nouveau président, le Brésilien João Havelange. Cette élection avait été considérée par les Européens comme le symptôme d’une perte de pouvoir dans le monde du football. Le président sortant, l’Anglais Stanley Rous, avait d’ailleurs déclaré durant la campagne : « Je vous demande de voter pour moi parce que c’est l’Europe contre l’Amérique du Sud, et nous voulons que l’Europe conserve la direction du football. »

Mais c’est Havelange qui a gagné, et ce en courtisant les pays du monde dit « sous-développé ». En 1974, trente-huit nations africaines sont membres de la FIFA, contre seulement quatre en 1957. Havelange avait compris que pour conquérir la présidence, il devait gagner les voix des Africains. Il a donc fait le tour du continent en « vendant » un programme massif de développement du football, mais aussi en promettant plus de places à la Coupe du monde pour les nations africaines. Cette proposition avait scandalisé le football européen. Louis Wouters, président de la fédération belge de football, avait déclaré : « En phase finale cette année, nous avons le Zaïre, Haïti et l’Australie. [...] Si c’est cela que vous voulez, l’organisation d’un tournoi mondial où l’Union soviétique, la Slovaquie, l’Angleterre, l’Espagne et la Belgique ne participent pas à la phase finale, je préfère être champion d’Europe que champion du monde. » Le capitaine ouest-allemand avait pour sa part affirmé : « Qu’Haïti et le Zaïre viennent ici et pas l’Angleterre, cela n’a pas de sens. » Son homologue italien avait quant à lui fait remarquer que « la compétition devrait concerner les seize meilleures équipes », et ce « d’où qu’elles viennent », et qu’il fallait donc « oublier ces arguments sur la promotion du jeu dans les petits pays en les encourageant à jouer ».

Une réaction emblématique

Dans le camp adverse, le délégué du Koweït a fait valoir, en 1978, que « l’un des principaux moyens de développer le niveau du jeu est la création d’incitations, dont la meilleure, en ce qui concerne les équipes asiatiques et africaines, est de leur donner la possibilité de participer à la phase finale de la Coupe du monde ». Les sélections asiatiques et africaines se sont depuis distinguées face aux Européens (par exemple, le Sénégal a battu 1-0 la France, tenante du titre, en 2002). Mais en 1974, la communauté du football européen n’était pas intéressée par ce type d’arguments.

De fait, lorsque Haïti et le Zaïre ont débuté la compétition en Allemagne de l’Ouest peu après l’élection d’Havelange, il était certain que leurs performances seraient scrutées. En réalité, les Européens s’étaient déjà fait une religion : malgré le célèbre but de Sanon et la prestation impressionnante du Zaïre contre l’Écosse, le souvenir des deux premières équipes noires ayant pu participer à la Coupe du monde sera pour longtemps influencé par la volonté des dirigeants européens de défendre leur position dominante dans le football mondial. Leur réaction est emblématique de la crise d’identité que traversait le continent après la décolonisation.

Cet épisode a d’ailleurs été vécu (et mémorisé) de manière très différente en Haïti et au Zaïre. Dans ces deux pays, la Coupe du monde 1974 n’est pas une honte – au contraire, c’est une fierté. Emmanuel Sanon est entré dans le panthéon du sport haïtien. Aujourd’hui encore, on peut voir des peintures murales à son effigie à Port-au-Prince, la capitale haïtienne. [NDLR : Quant aux Congolais, ils sont fiers d’avoir été les premiers Subsahariens à participer à une Coupe du monde – le maillot de 1974 est d’ailleurs revenu à la mode récemment.] Comme quoi, la mémoire d’un événement dépend avant tout de la personne qui s’en souvient, et est influencée par la manière dont il était perçu à l’époque. Il est donc important de rétablir les faits afin d’éviter que des récits erronés, comme l’« échec » d’Haïti et du Zaïre à la Coupe du monde de 1974, ne continuent à renforcer les idées et les politiques racistes.

1Auparavant, seules deux équipes d’Afrique du Nord, l’Égypte en 1934 et le Maroc en 1970, avaient représenté le continent à la Coupe du monde.

2Avant le début de la compétition, Ormond avait expliqué que le niveau des joueurs zaïrois était très moyen. Dans son édition du 14 juin 1974, le journal français L’Équipe avait rapporté ses propos pour le moins désobligeants : « Si nous ne marquons pas huit buts à ces gens-là, nous repartons aussitôt à Glasgow ou à Edimbourg ».

3Paul Dietschy, « Football imagery and colonial legacy : Zaire’s disastrous campaign during the 1974 World Cup », Soccer & Society 13:2 (mars 2012), 226.

4Interrogé par le journal L’Équipe en juin 2014, Mwepu Ilunga, un des joueurs de la sélection zaïroise, est revenu sur cet épisode : « Le jour du match contre la Yougoslavie, nous parlons entre nous au petit déjeuner et nous nous disons : “Puisque c’est comme ça, nous ne jouons pas.” Deux heures avant le coup d’envoi, nous ne voulions toujours pas jouer. Et puis il y a eu des menaces. On nous a dit de jouer, sinon nous irions au cachot. Donc nous sommes allés sur le terrain, mais nous avons saboté le match. Un peu comme une grève. C’est pour cela que nous avons perdu 9-0 [...] On a détourné notre
argent ! Nous ne pouvions pas faire comme si rien ne s’était passé. Cette triste nouvelle de prime nous a coupé les ailes. »