L’hyperréalité et la « ceinture des coups d’État » en Afrique de l’Ouest

Analyse · La « ceinture des coups d’État » du Sahel incarne-t-elle une véritable espérance de panafricanisme révolutionnaire ou s’agit-il plutôt d’une sorte d’illusion post-réalité, où le récit des faits l’emporte sur les faits eux-mêmes ? C’est l’opinion développée par l’auteur britannique Sam Young, qui n’oublie pas, dans sa réflexion, le destin de la gauche occidentale.

Dans cette image, nous voyons un homme assis à l'intérieur d'un tracteur. Il porte un uniforme couleur sable orné de motifs camouflés et un béret rouge. Son expression est confiante et il sourit, montrant un sentiment de fierté. À l'arrière-plan, on aperçoit d'autres personnes habillées de manière similaire, travaillant dans un environnement agricole. Le ciel est clair et lumineux, suggérant une journée ensoleillée. L'ensemble de la scène dégage une atmosphère de travail collectif et de détermination.
Distribution de 900 engins de chantier par le président burkinabè, Ibrahim Traoré, le 27 mars 2025.
© Présidence du Faso

Le youtuber F.D. Signifier est probablement le commentateur social « radical noir » le plus populaire sur ce réseau social. Sa chaîne1 est un canal très accessible sur une perspective peu abordée dans la culture populaire, malgré l’hystérie qui a pu prévaloir autour de la « théorie critique des races » transformée depuis en une simple expression insultante beaucoup plus flagrante : « DEI », pour « diversité, équité et inclusion ». N’étant généralement pas d’accord avec son point de vue, il est une grande ressource pour moi, surtout depuis qu’il est devenu un noyau autour duquel gravitent d’autres créateurs de contenus, universitaires et activistes noirs radicaux.

La dernière vidéo de lui que j’ai regardée s’intitulait : « You don’t even know what a “Hotep” is so maybe you should shut the f*ck up about it… » Vous ne savez même pas ce qu’est un “hotep” donc peut-être feriez-vous mieux de la fermer »). Pour les personnes que cette hostilité pourrait surprendre, il semble que certains commentateurs « blancs de gauche » avaient discuté de la sous-culture « hotep », ce qui, selon les mots d’un autre commentateur noir radical, est considéré comme « une affaire de famille » par la communauté noire radicale. De ce que j’ai plus ou moins compris, « hotep » est un qualificatif un peu péjoratif pour désigner des afrocentristes jugés socialement conservateurs, superficiellement radicaux et, d’une certaine façon, gênants. Le mot vient d’un terme égyptien ancien qui signifie « être satisfait » ou « être en paix », utilisé comme salutation par les afrocentristes.

Loin de moi l’idée de coller mon nez dans des affaires de famille. La vidéo est moins intéressante pour sa discussion autour des hoteps que par le fait que F.D. l’utilise comme prétexte pour parler de l’histoire du radicalisme noir dans un cadre afrocentrique. Je ne suis pas très érudit sur le sujet donc je postule que son analyse est pertinente. Généralement, j’apprécie les gens doués pour faire du buzz autour d’un sujet et l’orienter vers des discussions dont les enjeux sont réellement importants pour eux bien que délaissés par les médias populaires et les algorithmes des réseaux sociaux. Moi-même, j’ai pris pour habitude de terminer mes articles par un propos militant, sur ce à quoi devraient ressembler la société et les structures politiques.

La Confédération du Sahel « contre l’ordre néocolonial » ?

Abordons donc le message militant de la vidéo dans laquelle F.D. Signifier se qualifie lui-même de panafricaniste révolutionnaire. Dans cette veine, le « mouvement de libération » le plus récent et le plus « significatif » qu’il mentionne est ce qu’il appelle la « Confédération du Sahel »2, constituée du Burkina Faso, du Mali et du Niger. Il la qualifie de « coalition contre l’ordre néocolonial » qui a chassé « les maîtres néocoloniaux qui étaient eux-mêmes africains », « rendu la terre à leurs peuples » et « pris le contrôle de leurs propres ressources. »

J’imagine que c’est quelque chose que 99 % du public [anglophone, NDLR] n’a pas vu passer. J’ai trouvé l’affirmation plutôt incroyable, parce que je me rappelle avoir suivi, le souffle coupé, le renversement du président démocratiquement élu3 du Niger, Mohamed Bazoum, par un coup d’État conduit par l’un des fondateurs de ladite « Confédération du Sahel » en 2023. L’alliance entre le Burkina Faso, le Mali et le Niger s’est surtout formée en réponse à la menace brandie par la Communauté économique des États de l’Afrique de l’Ouest (Cedeao), conduite par le Nigeria, d’envahir le Niger et de rétablir Mohamed Bazoum sur son siège. L’impression que j’avais eue à l’époque était que des pays comme le Nigeria, qui avait connu cinq ou six coups d’État militaires depuis son indépendance, ne voulaient pas faire les frais d’un effet domino.

Je pense que F.D. se fait mener en bateau. Le politologue et militant pro-démocratie nigérian, Jibrin Ibrahim4, qualifie la propagande sponsorisée par la Russie en faveur de personnalités de la « ceinture des coups d’État5 », comme le Burkinabè Ibrahim Traoré, de « médiocre, peu professionnelle et mal ficelée ». Même les sources pro-Traoré que j’ai trouvées, tout en le présentant comme le « Thomas Sankara ressuscité », reconnaissent plus ou moins que sa contribution consiste pour l’essentiel à échanger l’ancien soutien international de la France avec celui de la Russie et de la Chine et à essayer de nationaliser certaines industries et de renforcer la main des régimes militaires dans la région. À partir de ce que j’ai pu trouver sur les trois régimes de l’Alliance, la tendance est moins à « rendre la terre au peuple » qu’à rediriger l’appareil colonial d’extraction des ressources au bénéfice des juntes militaires nationales, des mercenaires russes et des entreprises chinoises.

Ne plus distinguer simulation et réalité

Bien que j’ai ruminé ces pensées depuis des mois, je n’ai rien écrit là-dessus parce que j’étais dépourvu des outils me permettant de comprendre en profondeur ce conflit régional. Ce qui m’a finalement donné envie d’écrire sur le sujet est la lecture d’un article sur le même site web voué à l’éloge d’Ibrahim Traoré et celle du livre Simulacres et Simulation (Éditions Galilée, 1981) du philosophe français Jean Baudrillard. Je suis arrivé à la conclusion qu’il est très difficile de juger correctement cette « révolution » du Sahel parce qu’elle se situe dans l’hyperréalité. L’hyperréalité est plus ou moins un état de postmodernité où l’on ne peut plus distinguer simulation et réalité. Comme pour la plupart des idées philosophiques, je crois que c’est mieux de l’expliquer intuitivement.

Par exemple : à l’origine, le porno est supposé, théoriquement, être une simulation du sexe, ce que Baudrillard appellerait « le reflet d’une réalité profonde ». Vous pouvez imaginer une idole de fertilité utilisée pour évoquer les sentiments intenses et les images de la sexualité réelle dans tous ses aspects profonds. Avec le temps, elle commence à « masquer et dénaturer une réalité profonde ». Une photo d’une femme nue invite à un engagement érotique mais elle le fait d’une façon qui dissimule les aspects plus riches d’une vraie expérience sexuelle, peut-être même comme une forme d’échappatoire à la réalité désordonnée des relations humaines, sur le plan physique, la reproduction, etc. Avec le temps, elle « masque l’absence d’une réalité profonde » jusqu’à ne plus avoir aucune relation avec la réalité.

Les films pornographiques montrent des actes qui prétendent être du sexe mais sont plutôt un processus industriel suscitant une expérience érotique visuelle. À un certain point, cela devient un « simulacre » ou une copie sans original. La pornographie n’essaye pas de simuler le sexe. Plutôt, elle s’imite elle-même. La pornographie est sa propre chose ; ce n’est pas du sexe. Il serait faux de dire qu’elle est séparée du sexe, parce que le sexe postmoderne est hyperréel. Des gens grandissent en pensant que le « sexe » se produit en regardant du porno et ils emportent cela dans la chambre à coucher quand ils trouvent finalement des partenaires. Les gens ont des relations sexuelles dans le but de se filmer, comme dans les sex tapes des célébrités. La capacité d’excitation et de plaisir des hommes est infusée par la pornographie, ce qui conduit à l’éjaculation précoce et à des dysfonctionnements érectiles. Des gens qui sont mariés et pères de famille développent des addictions à la pornographie qui ruinent leur vie sexuelle. De façon générale, les gens pratiquent moins le sexe aujourd’hui. La pornographie EST la réalité, dans le sens où elle est la seule composante de la vie sexuelle d’un nombre croissant de personnes.

Une « révolution hyperréelle »

Je suis sûr que vous pouvez penser à d’autres exemples d’hyperréalité. Des gens prennent des vacances pour poster des photos sur Instagram puis les regardent en faisant le vœu que leurs vies soient aussi parfaites que leur reflet photographique. Des soldats s’entraînent à faire fonctionner des armes à distance avec des simulateurs, au point que tuer des vraies personnes fait le même effet que la simulation. La guerre en Ukraine est disputée par des drones et des campagnes d’information en ligne, si bien que vous pouvez aussi bien regarder les dernières secondes de vie d’un homme à partir de votre lit. La vague politique de nationalisme blanc qu’on subit actuellement a été incubée sur les médias sociaux avant de devenir la vraie politique du plus puissant pays du monde, qui se réjouit de poster sur les réseaux sociaux des mèmes conçus avec l’IA à partir de vraies images de ses crimes. La limite entre la simulation et la réalité est de plus en plus difficile à tracer.

La « révolution » du Sahel est hyperréelle de bien des façons. Comme le souligne Jibrin Ibrahim, une grande partie de la conviction que se forgent les observateurs sur la situation vient de la désinformation. Beaucoup de riches Russes ont des intérêts stratégiques au Burkina Faso, qui sont défendus par des campagnes de classe mondiale du groupe Wagner. Les mines les plus productives de Nordgold, selon leur dernier rapport disponible, de 2021 (je me demande s’il s’est passé quelque chose en 2022), sont situées au Burkina Faso. Une récente vidéo du compte YouTube Black Culture Diary annonce triomphalement, à travers une voix artificielle, que « la Russie découvre 50 milliards de barils de pétrole au Burkina Faso après le départ de la France ». La Russie est le pionnier le plus avancé dans l’écosystème médiatique « post-vérité », et l’Afrique est l’un des espaces les plus importants de son développement.

Toute la presse positive que j’ai trouvée sur Ibrahim Traoré se concentre surtout au niveau des symboles et des signaux. Cela pour dire qu’il n’y a pas de base matérielle permettant de savoir en quoi il était bon pour le Burkina Faso de se tourner vers la Russie plutôt que vers la France. Il suffit de remarquer qu’il s’affranchit de son vieux maître colonial. La chaîne YouTube HomeTeam History, quand elle décrit le « règne bouillant » de Traoré, se dit convaincue que celui-ci « est absolument dévoué à une vision africaine de l’avenir » parce qu’il fait la promotion des textiles locaux. Protéger les industries locales peut être une bonne stratégie pour développer une économie, mais c’est le genre de politique que proposerait le théoricien du protectionnisme du XVIIIe siècle Alexander Hamilton. Traoré réussit à se présenter comme un révolutionnaire marxiste à travers une série de décisions politiques qui ne seraient pas incongrues venant du parti travailliste britannique, parce qu’il parvient à exploiter un symbolisme et une esthétique qui résonnent avec les panafricanistes. La révolution EST l’usine de Faso Dan Fani [tissu emblématique du pays, NDLR], est le béret rouge, est la consternation imaginée du président français Emmanuel Macron.

« Une version foireuse de ce que beaucoup font »

Je me demande à quel point ceux que cette « révolution » excite sont familiers de la politique du continent. Il m’a fallu environ trente secondes pour trouver des exemples de sociétés minières nationales et de protectionnisme textile. En 2016, la Communauté d’Afrique de l’Est a adopté une interdiction de l’importation de fripes, même si tous les pays, sauf le Rwanda, ont reculé sous les pressions états-uniennes. La RD Congo a acheté et revendu certains sites miniers qui restent importants. Elle essaye même d’empêcher la Chine de récupérer des opérations minières nationales. De ce que je peux en dire, Traoré, pour l’essentiel, n’accomplit qu’une version foireuse de ce que beaucoup de pays du continent font depuis des décennies, mais avec une exceptionnelle propagande médiatique pour la vendre au public.

Le manque de réflexion concrète, de façon générale, est frappant. Je n’ai pu trouver qu’une analyse des réformes constitutionnelles de 2023, par exemple. C’est de là que viennent, apparemment, beaucoup d’affirmations sur « la responsabilisation d’un conseil des communautés pour revitaliser les valeurs ancestrales d’unité et d’autonomie ». Comme pour le programme textile national, on dispose de peu de détails sur le « Conseil national des communautés ». L’analyse est beaucoup plus sobre sur l’efficacité dans le monde réel des différents changements mis en œuvre, comme, par exemple, sur le fait d’interroger « les différences pratiques entre une langue de travail et une langue officielle », en référence au remplacement très célébré du français, comme seule langue officielle, par une ou deux « langues de travail ». Il y a une sorte d’irréalité dans ces changements. Les admirateurs présentent la politique de la langue, le Conseil des communautés, le protectionnisme textile et tout le reste comme l’aube d’un nouvel âge pour l’Afrique. Mais quand j’essaye de trouver des informations sur ces nouvelles, même de sources peu fiables, les détails manquent ou ne sont pas cohérents. Est-ce que « l’habillement colonial » est aboli ? Qu’est-ce que l’habillement colonial ? Est-ce que les uniformes scolaires et de justice cousus dans du Faso Dan Fani sont désormais obligatoires ? Les importations de fripes sont-elles interdites ? Qui sait ? Qui s’en préoccupe ?

Nous allons rendre sa grandeur à l’Afrique. Heureusement, pour les amateurs de sauce tomate d’Afrique subsaharienne, cette affirmation est complètement fausse. Pour preuve, les Nigérians, bien que colonisés par les Anglais, prennent leur concentré de tomate tellement au sérieux qu’ils ont menacé une femme de sept ans de prison pour avoir qualifié de trop douce une marque nationale.

« Une explosion d’interprétations »

« Tout ceci est vrai simultanément. C’est le secret d’un discours qui n’est plus simplement ambigu, comme peuvent l’être les discours politiques, mais qui traduit l’impossibilité d’une position déterminée de pouvoir, l’impossibilité d’une position déterminée de discours », écrivait Jean Baudrillard6.

L’une des caractéristiques de l’hyperréalité est une explosion d’interprétations, plus ou moins ce qu’on appelle désormais la « post-vérité ». Quand quelqu’un fait un salut nazi lors d’une cérémonie d’inauguration présidentielle, il y a un faisceau d’interprétations : c’est un malentendu, un signe extérieur d’autisme (autodiagnostiqué), un geste ironique pour provoquer les progressistes, un « salut romain ». Toutes ces interprétations sont vraies simultanément, ce qui signifie qu’aucune n’est vraie. Les affirmations de post-vérité occupent le royaume du simulacre, se référant à des événements déconnectés de la réalité et à des non-événements qui masquent le vide.

La société de conserves alimentaires du Sénégal produit du concentré de tomate dans le pays depuis 1969. Un article que j’ai trouvé mentionne que des pays comme le Mali et le Ghana ont ouvert des conserveries importantes dans les années 1960 et 1970, qui ont ensuite été balayées par la concurrence mondiale et les programmes d’ajustement structurel des années 1990 du Fonds monétaire international et de la Banque mondiale.

Un non-événement plutôt qu’une révolution

Selon moi, la « révolution » du Sahel est un non-événement. Les partisans de Traoré sont contraints de présenter tout ce qui arrive au Burkina Faso comme un triomphe orgiaque sans précédent pour le sous-continent ou comme un coup dévastateur porté aux Français furieux, parce qu’une analyse froide démontre que ces politiques sont surtout la continuité tiède de tendances persistantes en Afrique depuis des décennies. Cela fonctionne au niveau de l’imaginaire, du symbolique et du réel d’une façon très voisine du mouvement MAGA (Make America Great Again) aux États-Unis.

Traoré et Trump offrent à leurs partisans une opportunité de se libérer du réalisme capitaliste. Traoré est un dictateur qui promet simultanément un retour en douceur à la démocratie, l’accouchement sans intervention d’un Burkina Faso libéré de l’insurrection islamiste, la refonte marxiste complète de la nation, une Afrique profondément connectée, libérée des interférences extérieures, et un Burkina autosuffisant, autarcique, travaillant avec la Russie et la Chine bienveillantes contre les valets français de la Cedeao. L’incohérence est la clé. En se déployant seulement dans le royaume du symbole et en évitant d’être lié à une plateforme cohérente, Traoré s’est déplacé au-delà de toute possibilité de critique. Il incarne l’imaginaire révolutionnaire panafricain à travers les legs mythiques de Nyerere, Sankara, Nkrumah, Touré et Kenyatta, sans être obligé de se dédier à aucun de leurs projets spécifiques. Il est un signifiant vide sur lequel chacun peut projeter ses propres idéaux ou aucun d’entre eux, si l’on préfère rêver en images. Toute personne qui le critique est automatiquement suspecte. Après tout, tous ces révolutionnaires ne voulaient-ils pas la grandeur de l’Afrique ?

Traoré est un exemple de ce que Mark Fisher appelle la « hantologie7 » (à partir du verbe « hanter »). Il est le retour d’un passé qui avait un avenir, revenu sous la forme d’un pastiche. Les pères fondateurs légendaires de l’Afrique étaient convaincants parce qu’ils avaient une vraie vision du futur. Quelque chose qui est mort, en gros, entre la fin de la guerre froide et le cynisme des années 1990. Traoré est une parodie superficielle des vieux révolutionnaires africains, le fantôme de l’avenir avorté du continent. Il est la manifestation de la nostalgie d’un temps où il n’était pas né, de la même façon que la vidéo musicale d’Ariana Grande « We Can’t Be Friends » ressuscite les années 1980.

Un « gouffre profond » entre les faits et leur récit

Je ne veux aucunement trivialiser la situation au Sahel. Quand je dis que Traoré est un non-événement, je veux faire le même genre de constatation que Baudrillard dans sa fameuse phrase : « La guerre du Golfe n’a pas eu lieu. » Il s’agit de mettre le doigt sur le gouffre profond entre la façon dont les événements sont rapportés et les faits sur le terrain. Je pourrais pointer les différentes accusations de massacres de Peuls commis par son régime ou l’envoi des opposants sur le front pour qu’ils se fassent tuer par les djihadistes, mais ces accusations pourraient être disqualifiées comme étant de la propagande du colon. Tout cet article peut l’être de la même façon. C’est la nature de l’hyperréalité.

« Les communistes attaquent le Parti socialiste comme s’ils souhaitaient l’éclatement de l’union de la gauche, donnant ainsi de la consistance à l’idée que ces résistances pourraient venir d’un besoin politique plus radical. En fait, c’est parce qu’ils ne veulent plus le pouvoir », écrit encore Jean Baudrillard.

Je dis que l’incohérence est le sujet, et je voudrais terminer en expliquant comment cela fonctionne spécifiquement pour la gauche. Ça a toujours été un genre de mème que « personne ne hait un gauchiste plus qu’un gauchiste ». Au début du XXe siècle, la gauche était si forte que les syndicats socialistes pouvaient combattre les syndicats anarchistes qui pouvaient combattre les syndicats trotskistes qui pouvaient combattre les syndicats staliniens. En Espagne, cela aida Franco à prendre le pouvoir et à anéantir la gauche pendant quatre décennies. Maintenant que Franco est mort, la gauche a resurgi et le Parti des travailleurs socialistes espagnol est le premier parti du pays, mais des formations plus radicales, comme la Confédération nationale du travail-Fédération anarchiste ibérique (CNT-FAI), n’ont pas survécu. Ce genre de choses est arrivé partout dans le monde. Au moment de la parution de Simulacres et Simulation, les Black Panthers se déchiraient à cause des infiltrations du FBI. Dix ans plus tard, l’Union soviétique tombait, entraînant dans sa chute les partis communistes du monde entier. En Afrique, les partis de gauche se sont combattus au cours de la sanglante guerre civile éthiopienne, qui s’est achevée à peu près au moment de l’effondrement de l’URSS. Des hommes forts corrompus, comme Robert Mugabe (Zimbabwe) et Joseph Kabila (RD Congo), ont imprégné de leur profond cynisme le mouvement communiste africain.

Une gauche « allergique au pouvoir »

La gauche est devenue sans cesse plus allergique au pouvoir, parce qu’essayer de changer le monde signifie se confronter à l’ampleur de son infini désordre. Toute personne qui entreprend un projet indéniablement positif se verra inévitablement reprocher qu’il ne soit pas assez bon. Traoré échappe à ce risque par le vide. Il représente une émotion, pas une idéologie, et ceux qui le regardent peuvent se prélasser dans le halo de la révolution glorieuse sans faire quoi que ce soit de révolutionnaire. C’est de la politique à l’aune du spectateur de sport.

Baudrillard représente une autre tendance autodestructrice de la gauche : celle qui ne désire pas créer du changement positif dans le monde mais plutôt critiquer indéfiniment le pouvoir. Traoré est aussi, d’une certaine façon, une réaction à cela : la gauche n’a plus rien en quoi croire, et tout ce qui prendra une quelconque forme substantielle sera finalement discrédité (comme le traitement des communistes italiens par Baudrillard). Donc la seule façon de croire en quelque chose est de le cantonner à une forme non substantielle. J’ai souvent remarqué cela chez mes camarades anarchistes de gauche : les gens adorent se comporter vaguement comme les Rojava, les Zapatistes, les anarchistes espagnols, les Makhnovistes, etc. Mais très peu se donnent la peine de contempler ces projets dans leur chair. Peut-être qu’ils sont plus utiles en tant qu’inspiration évaporée que comme phénomène réel, quelque chose à poser en face des sociétés actuelles pour leur montrer comme elles sont mauvaises. Apprendre sur ces mouvements peut conduire à se confronter à l’alternative entre abandonner leur idéologie et agir avec le risque d’échouer.

Je crois que cette histoire toxique de la gauche a contribué à nous mettre dans la situation où nous sommes aujourd’hui, où le fascisme remonte à nouveau. C’est pourquoi j’essaye d’écrire des articles sur des projets de gauche qui ont existé réellement et de les analyser avec sobriété. Nous sommes appelés à agir maintenant, pas à observer. Cela implique d’être honnêtes avec nous-mêmes et d’accepter que nous devrons forcément prendre des risques.

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1La chaîne «  FIq The Signifier, black media analysis and reviews  » est disponible ici.

2L’Alliance des États du Sahel, AES, ou Confédération des États du Sahel, est issue d’un pacte de défense mutuelle scellé le 16 septembre 2023 dans le contexte de la menace d’intervention militaire de la Cedeao contre le coup d’État ayant renversé, deux mois plus tôt, à Niamey, Mohamed Bazoum.

3Les conditions de l’élection présidentielle de 2021 ont été précédées et suivies de nombreuses contestations dans le pays.

4Jibrin Ibrahim est directeur du Centre pour la démocratie et le développement, une organisation non gouvernementale régionale dédiée à la recherche, au plaidoyer et à la formation en Afrique de l’Ouest. Auparavant, de 2000 à 2006, il a été directeur national pour le Nigeria de Global Rights.

5Terme est devenu populaire après une série de coups d’État au début des années 2020, notamment au Mali en 2020 et 2021, en Guinée, au Tchad et au Soudan en 2021, deux au Burkina Faso en janvier et septembre en 2022, et au Niger et au Gabon en 2023. Après le coup d’État nigérien de 2023, ces pays ont formé une chaîne continue s’étendant entre les côtes est et ouest de l’Afrique.

6Simulacres et Simulation, Éditions Galilée, 1981.

7Mark Fisher, Ghosts of My Life : Writings on Depression, Hauntology and Lost Futures, Zero Books, 2014 (traduit en français sous le titre Ghosts of my life : écrits sur la dépression, l’hantologie et les futurs perdus, Entremonde, 2021).