
Membre du comité éditorial et coanimateur de la rédaction d’Afrique XXI, le journaliste Michael Pauron a publié le 22 septembre 2022 chez Lux une enquête sur les diplomates français en Afrique : Les Ambassades de la Françafrique. L’Héritage colonial de la diplomatie française. Afrique XXI publie ci-dessous un extrait tiré du chapitre 5, intitulé « Au palais des colonies » et consacré à un aspect méconnu de la diplomatie française dans ses anciennes possessions : la place de l’architecture.
Des bâtiments « à la hauteur de l’art européen »
« Les ambassades de France dans les anciennes colonies, en plus d’occuper des places de choix dans la géographie urbaine, demeurent parmi les plus beaux bâtiments du continent. « Le parc de la résidence de France est à l’heure actuelle la plus belle oasis de verdure de Libreville », écrivait encore dans les années 1980 l’ambassadeur au Gabon, Maurice Delauney1. Il en était fier : c’est lui qui avait fait ériger, au lendemain de l’indépendance gabonaise, cette luxueuse chancellerie posée sur un parc de cinq hectares en bord de mer avec, bien sûr, sa piscine et son court de tennis, son sport favori. Pour Jacques Cabanieu, ancien sous-directeur du service constructeur des Affaires étrangères, « l’architecture est un ambassadeur de la France »2.
Lors d’une intervention devant la Society of Arts en 1873, l’architecte anglais Thomas Roger Smith décrivait une administration coloniale européenne qui « fait preuve de justice, d’ordre, de droit et d’honneur » et, à ce titre, défendait l’idée que « nos bâtiments doivent être à la hauteur de l’art européen. Ils doivent être européens, à la fois comme un point de ralliement pour nous-mêmes et comme un signe distinctif de l’Europe et de notre présence, qui doit être considérée avec respect et même admiration par les Indigènes du pays »3. L’architecte français Joseph Marrast jugeait quant à lui qu’il fallait incorporer dans la conception des bâtiments certains éléments de l’esthétique locale, non pas pour préserver la culture des peuples colonisés ou échanger avec eux, mais bien pour faciliter l’acceptation du colon, « apaiser la résistance locale », conquérir « le cœur des Indigènes » et gagner « leur affection, comme il est de notre devoir de colonisateur ». De grands architectes nationaux, comme Le Corbusier, ont participé à cette entreprise de domination culturelle.
« Cette question du prestige français transparaît clairement dans de nombreux discours, émanant aussi bien des analystes que des acteurs eux-mêmes », explique Marie-Alice Lincoln, autrice d’un mémoire sur le sujet4. Ainsi, pour l’ancien ambassadeur Yvon Roé d’Albert, le patrimoine diplomatique est délibérément associé au fait qu’il « contribue à l’affirmation de notre présence » et « à la défense de notre culture »5. Les architectes eux-mêmes relaient ce discours sur le caractère « français » des édifices, comme Pierre Dufau, architecte français au Cambodge : « Si nous faisons un centre culturel à Phnom Penh, c’est pour permettre la diffusion de la culture française et l’architecture fait partie de cette culture. Si le bâtiment est d’une médiocrité excessive, cela deviendra de la contre-propagande.6 » Mais quel est le prix d’une telle politique ?
Baisse des budgets et sponsoring
À Dakar, Abidjan, Yaoundé ou encore Libreville, les résidences luxueuses des ambassadeurs français entretiennent chèrement l’image surannée de cet « empire qui ne veut pas mourir »7. Des « trésors » coûteux érigés dans des pays où les revenus par habitant sont parmi les plus faibles du monde [...].
Mais si l’on souhaite connaître avec précision les dépenses de fonctionnement des représentations françaises en Afrique, il faut se lever tôt : aucune donnée n’est disponible poste par poste. On doit donc se contenter de chiffres globaux – les dépenses à Washington n’ont pourtant rien à voir avec celles de Libreville. Même chose pour la valeur du patrimoine français à l’étranger. Selon le dernier rapport de la Commission des finances de l’Assemblée nationale sur l’action extérieure de l’État, celle-ci est aujourd’hui estimée à 4,17 milliards d’euros pour l’ensemble du parc à l’étranger. En 2022, le total des dépenses de fonctionnement et d’investissement atteint 410,3 millions d’euros, soit une hausse de 10,2 millions (+ 2,6 %) par rapport à 2021 (environ 14 % du budget global du ministère des Affaires étrangères, qui s’élève à 2,9 milliards d’euros). Sur ce montant, 77 millions d’euros sont consacrés à « la remise à niveau » de ce patrimoine (en plus des 9,2 millions d’euros dépensés pour l’entretien « courant »). Pour le rapporteur, ces dépenses contribuent « à façonner l’image de la France à l’étranger »8.
Côté représentation, « le budget a considérablement été réduit ces dernières années », explique l’intendant d’une ambassade en Afrique. « Le nombre d’invités n’a, lui, pas diminué », ajoute-t-il. Afin de combler cette baisse de moyens, le sponsoring est devenu monnaie courante. Il n’est pas rare de voir des stands de marques, avec hôtesses, au sein des réceptions.
Ces chiffres ne nous éclairent pas vraiment sur le coût d’une représentation française en Afrique. Une source diplomatique requérant l’anonymat a cependant accepté de lever un coin du voile pour l’ambassade de France en Côte d’Ivoire. Abidjan est l’une des chancelleries les plus vastes du réseau français dans ses anciennes colonies d’Afrique subsaharienne. [...] Quelque 150 personnes, dont la moitié sont des agents de droit local, font tourner la boutique. Selon notre source, le budget de l’année 2020 s’élevait à 1,5 million d’euros. Avec les ressources liées à la coopération militaire et l’aide au développement, le budget de la France en Côte d’Ivoire s’élève à près de 3,7 millions d’euros par an. En raison de l’épidémie de Covid-19, des économies réalisées sur les frais de représentation ont permis de réaliser des travaux à hauteur de 250 000 euros.
Un tunnel avec la résidence présidentielle
Une partie du personnel diplomatique est logée au sein d’une résidence fermée et sous bonne garde, Les Palmes, située sur le boulevard François-Mitterrand, face à l’École de gendarmerie et l’École nationale de police. Accolé à son parc, on trouve aussi le siège de l’Agence française du développement, le bras financier de la coopération française. La résidence de France se trouve à trois kilomètres de là, plus au sud, nichée dans un gigantesque parc au bord de la lagune Ébrié. Le locataire des lieux, Jean-Christophe Belliard, m’ouvre ses portes. Une démarche assez exceptionnelle, faut-il le préciser.
La villa, située dans un quartier où sont installées d’autres emprises diplomatiques (dont celle de l’Iran et de la Suisse), n’est pas visible de la route, cachée par de hauts murs blancs équipés de caméras. Le voisin immédiat n’est autre que l’ancienne résidence présidentielle ivoirienne, en partie détruite par des bombardements français lors de la crise postélectorale de 2010-2011. L’ancien président, Laurent Gbagbo, avait trouvé refuge dans son bunker, d’où il a été délogé avec l’aide des troupes françaises. Un tunnel, imaginé par Félix Houphouët-Boigny, relie les deux villas : aujourd’hui bouché, Henri Konan Bédié l’avait emprunté lors du putsch de 1999 pour se réfugier à la résidence de France.
Après avoir passé deux sas de sécurité, il faut traverser le parc qui accueille d’autres résidences, dont celle de l’attaché de défense, qui possède sa propre piscine. L’ensemble boisé est si vaste qu’il est difficile d’en apercevoir le bout, comme c’est souvent le cas des résidences françaises en Afrique. En haut d’un grand escalier, l’ambassadeur patiente, un garde français à ses côtés. Pour le rejoindre, il faut passer sous un bâtiment en béton et en forme de U construit sur pilotis. Il crée un périmètre supplémentaire de sécurité : là sont logés les militaires français chargés de la sécurité des lieux. L’un d’eux est en plein footing.
L’ambassadeur ne cache pas le caractère un peu suranné de son logement, dont la plaque inauguratrice dorée à l’entrée indique « 1963 ». À gauche de l’entrée s’étire une longue salle de réception. En face, après être passé sous deux immenses défenses d’éléphant fixées sur leurs socles et formant presque une arche – « ça ne fait pas très bon genre de nos jours », ironise le diplomate – s’ouvre un grand salon. Au fond, une large baie vitrée donne accès à une vaste terrasse en surplomb du parc, avec vue sur la lagune. Au loin, le ponton d’où s’est échappé l’ex-président Henri Konan Bédié. L’ambassadeur partage son envie de « changer les canapés ». Ils ont perdu leur couleur d’origine, aujourd’hui difficile à déterminer. Au mur, des tableaux retirés ont laissé des marques. « Notre logement personnel se trouve à l’étage, précise-t-il. En bas, il y a les cuisines, la réserve… » Et le fameux tunnel. [...]
Une « oasis de verdure » en chantier
À Abidjan, Paris n’a pas lésiné sur les mètres carrés de ses bâtiments ni sur les hectares de ses parcs pour maintenir visuellement sa présence. Or, comme nous l’avons déjà montré, cet héritage a un coût que l’État a de plus en plus de mal à assumer. Après une période faste dans les années 1960-1980, les projets de construction d’ambassades françaises en Afrique se sont raréfiés. Depuis une dizaine d’années cependant, le vieillissement des bâtiments, les nouvelles contraintes sécuritaires et la nécessité de faire des économies en regroupant les services dans des « campus diplomatiques » ont conduit le Quai d’Orsay à lancer de nouveaux chantiers. Une manne pour les architectes français – et les entreprises tricolores.
Au Gabon, l’« oasis de verdure » de Maurice Delauney n’est plus strictement réservée à la résidence, son locataire et aux invités de marque. Une partie de cet écrin boisé en plein centre de Libreville, et à moins d’un kilomètre du Palais du bord de mer, doit accueillir une nouvelle ambassade. C’est par souci de sécurité et d’économie que le ministère des Affaires étrangères a finalement décidé de remplacer l’ancien bâtiment. La première pierre du chantier, confié au cabinet français Fabienne Bulle basé à Montrouge en région parisienne, a attendu six ans pour être posée après le lancement du concours, en 2014. Le parc accueillera bientôt tous les services de la chancellerie : le service économique, le consulat général, la trésorerie générale, un service commun de gestion…
Le 9 janvier 2020, Jean-Baptiste Lemoyne, secrétaire d’État auprès du ministre de l’Europe et des Affaires étrangères, s’est déplacé en personne pour la pose de la première pierre, escorté par Léandre Nzué, le maire de Libreville, et Alain Claude Bilie-By-Nze, ministre gabonais des Affaires étrangères. D’abord prévue fin 2020, la livraison du bâtiment n’a toujours pas été effectuée9.
À la question de savoir si ce grand chantier a profité aux artisans de la région, Pascale Poirier, l’architecte chargé du projet, précise : « Le cabinet Archipro suit les travaux sur place. Nous, on se rend à Libreville une fois par mois. Des entreprises locales s’occupent des travaux et nous utilisons des matériaux locaux. » Archipro International, une agence gabonaise dirigée par Thierry Ngomo, est donc « associée » au projet. Il ne pouvait en être autrement : pour chaque construction, un permis est exigé, si bien que le recours à un acteur local au fait des rouages administratifs est une nécessité. Des éléments « indigènes » sont utilisés, dans la plus pure tradition coloniale exprimée par l’architecte Joseph Marrast.
Quid des entrepreneurs ? Un communiqué de l’ambassade distribué à l’African Press Organization met en avant la « promotion du tissu économique local : achat du bois provenant du Gabon ; implication des acteurs gabonais : sur 13 entreprises de travaux travaillant sur le projet, 10 entreprises sont de droit gabonais ». La sémantique a son importance : il s’agit d’entreprises de « droit gabonais » et non d’entreprises « gabonaises ». Aucune d’entre elles n’appartient en réalité à des Gabonais, à l’exception de la Menuiserie des bois d’Azingo.
Des contrats juteux... pour les Français
L’entreprise CGPR, quant à elle, est dirigée par Claude Cano, un ingénieur français passé par l’École spéciale des travaux publics à Paris. Hans Fahrni, le patron de FACO Construction, est franco-suisse, quand Jardigab appartient au français Jean-Philippe Biteau. Et que dire de Sobea, filiale de Sogea-Satom, elle-même filiale de… Vinci, entreprise française du CAC 40. Satom, créée en 1951, a fait fortune dans des colonies africaines (Gabon, Cameroun, Bénin, Niger…). Enfin, SNEF Gabon est la filiale d’une maison mère basée à Marseille et dirigée par Jean-Pierre Dréau. Point d’entreprises gabonaises, donc.
La question de la nationalité réelle des capitaux de ces entreprises est essentielle, puisqu’elle détermine aussi les retombées économiques que pourrait en attendre le pays hôte. C’est d’ailleurs le point de vue de la législation gabonaise. En effet, même si ces sociétés sont enregistrées localement, elles ne sont pas, pour autant, considérées comme « gabonaises » et certains marchés publics leur sont refusés. [...]
Pour justifier ce recours à des entreprises françaises largement hérité de la période coloniale, deux arguments sont avancés : la difficulté de trouver des compétences locales et les contraintes sécuritaires, qui nécessiteraient de recourir à des « prestataires de confiance », dont les employés ne sauraient devenir des agents du renseignement contre rémunération. « Nous cherchons toujours à faire travailler des ouvriers locaux, mais ce n’est pas toujours possible, explique Kirkor Kalayciyan. Certains grands groupes français avec qui j’ai travaillé sous-traitaient ensuite à des entreprises locales : au final, sur les chantiers, les ouvriers sont quand même locaux. » Des ouvriers payés aux conditions contractuelles locales forcément avantageuses pour les entreprises, assurant des marges confortables et des bénéfices qui seront rapatriés dans les coffres-forts de patrons français. Cocorico. »

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1Maurice Delauney, Kala-Kala. De la grande à la petite histoire, un ambassadeur raconte, Robert Laffont, 1986.
2Marie-Alice Lincoln, « L’architecture des ambassades dans la seconde moitié du XXe siècle, une “architecture française” ? »
3Fassil Demissie (dir.), Colonial Architecture and Urbanism in Africa. Intertwined and Contested Histories, Routledge, 2012.
4Marie-Alice Lincoln, « L’architecture des ambassades... », article déjà cité.
5Yvon Roé d’Albert, « Préface », dans Martin Fraudreau, Ambassades de France, Tome 2, Les trésors du patrimoine diplomatique, Perrin, 2003.
6Cité par Marie-Alice Lincoln, op. cit.
7Lire L’Empire qui ne veut pas mourir. Une histoire de la Françafrique, sous la direction de Thomas Borrel, Amzat Boukari-Yabara, Benoît Collombat et Thomas Deltombe, Seuil, 2021.
8Vincent Ledoux, « Annexe no 1. Action extérieure de l’État », dans Laurent Saint-Martin, Rapport fait au nom de la Commission des finances, de l’économie générale et du contrôle budgétaire sur le projet de loi de finances pour 2021, Assemblée nationale française, 8 octobre 2020.
9Contacté le 19 décembre, le cabinet d’architectes indique que la livraison n’est pas prévue avant le 1er trimestre 2023.