L’Afrique dans l’ombre portée de l’extrême droite mondiale

Dans le brouhaha des nouvelles recompositions géopolitiques et géostratégiques mondiales, les alliances d’extrême droite doivent être abordées dans toutes leurs subtilités et complexités, en particulier pour ce qui concerne leur enchevêtrement avec l’Afrique, dont la lecture n’est pas aussi évidente qu’il y paraît.

L'image montre une grande foule rassemblée lors d'une manifestation. Les participants tiennent divers panneaux et banderoles. Certains panneaux expriment leur soutien à Donald Trump avec des messages comme "Thank you VERY MUCH" et "MAKE AMERICA GREAT AGAIN". D'autres affichent des revendications ou des slogans liés à des préoccupations politiques. Les manifestants présentent une variété d'âges et de styles vestimentaires, certains portant des chapeaux emblématiques. L'atmosphère semble animée, avec des expressions de passion sur leurs visages. En arrière-plan, des arbres et des panneaux de signalisation sont visibles, créant un cadre urbain pour cette manifestation.
Manifestations d’Afrikaners en février 2025 pour remercier Donald Trump.
© DR

Donald Trump a récemment fait les gros titres en accusant, sur sa propre plateforme Truth Social, le gouvernement sud-africain de « confisquer des terres et de traiter très mal certaines catégories de personnes ». Pretoria a adopté début 2025 une nouvelle loi sur l’expropriation des terres, et Trump a senti qu’il pouvait en tirer profit. Elon Musk, son homme de main milliardaire, a joué un rôle similaire sur sa plateforme X, où il a mis en avant le récit, d’extrême droite, d’un génocide blanc se produisant dans son pays natal, dont les principales victimes seraient les fermiers afrikaners.

Le célèbre groupe suprémaciste afrikaner AfriForum s’est senti entendu et a salué Trump en sauveur, même si peu de fermiers semblent finalement prêts à accepter son offre de quitter leur vie encore relativement privilégiée en Afrique du Sud pour commencer une nouvelle vie dans l’Amérique de Trump, le « Make America Great Again » (MAGA). La reconnaissance par le président états-unien de leur détresse est le fruit d’années de travail idéologique autour de la notion de génocide blanc. De nombreux groupes d’extrême droite dans le monde, y compris l’Alternative für Deutschland (AfD), en Allemagne, ont commencé à adopter cette idée, et l’expression déborde le cas sud-africain, comme le montre, par exemple, la revendication du terroriste de Christchurch, qui a tué 49 personnes dans une mosquée néo-zélandaise en 2019 (on pourrait aussi citer les attaques terroristes d’Anders Breivik en Norvège ou la fusillade de Buffalo en 2022 aux États-Unis).

Ce n’était pas la première fois que Trump avait les yeux rivés sur l’Afrique du Sud. En 2018, il avait tweeté : « J’ai demandé au secrétaire d’État @SecPompeo d’étudier de près les saisies et expropriations de terres et d’exploitations agricoles en Afrique du Sud, ainsi que les meurtres à grande échelle de fermiers. » Cette déclaration était, en fait, le retweet d’un message du présentateur d’extrême droite Tucker Carlson. L’ancien présentateur de Fox News avait accueilli une délégation d’AfriForum en tournée aux États-Unis pour forger des alliances avec des conservateurs autour de leur situation. Dirigé par Kallie Kriel et Ernst Roest, le groupe présentait les Afrikaners comme des victimes du racisme anti-Blancs, de l’expropriation des terres et de la violence génocidaire. Bien entendu, Trump ne se souciait pas vraiment des Afrikaners blancs, mais il avait récupéré cette affaire à des fins idéologiques : il est certain que la perte de privilèges et de biens sous l’effet de la domination de la majorité noire pouvait toucher un point sensible de sa base dans le monde entier.

Se garder d’une lecture trop étroite

Si ce seul élément devrait nous inciter à explorer davantage les liens entre l’extrême droite et ce qui se passe en Afrique, le risque est de se cantonner à une lecture trop étroite à partir d’une perspective africaine. Par exemple, d’un point de vue africain, on pourrait considérer la montée des tensions politiques et la polarisation sociale en Europe et en Amérique du Nord – sur lesquelles ont prospéré les Républicains MAGA de Trump, l’AfD en Allemagne ou les Fratelli d’Italia de Meloni – comme des problèmes internes à des pays étrangers ; des problèmes d’hommes blancs qu’ils n’ont qu’à résoudre entre eux. Pourquoi embrasser la guerre des autres ? Les Africains l’ont déjà fait, sous la contrainte, sans en tirer ni récompense ni reconnaissance.

Naturellement, on pourrait concevoir une autre position qui souligne la nature très transnationale1 de la progression de l’extrême droite reliant des pays aussi différents que les États-Unis, le Brésil, l’Allemagne, la Hongrie, l’Argentine, l’Inde et l’Afrique du Sud (ainsi que d’autres pays africains). Un autre point de vue, plus géopolitique, pourrait analyser la poussée de l’extrême droite, en particulier le second mandat revanchard de Donald Trump et sa volonté de bouleverser complètement l’ordre national et international, comme marquant le début d’une nouvelle ère avec laquelle les dirigeants africains devront composer. Dans cet ordre mondial en pleine recomposition, l’Afrique doit affirmer sa place ; elle doit tout repenser, de l’aide au commerce, des partenariats mondiaux à la transformation structurelle intérieure.

Nous avons choisi un autre point de vue, qui scrute les fondements idéologiques de l’extrême droite, qui cherche à comprendre pourquoi l’Afrique et la pensée d’extrême droite ne s’excluent pas mutuellement, pourquoi « l’Afrique », en tant que continent et catégorie, n’est pas insignifiante pour l’extrême droite mondiale. Je ne suis pas le premier à lancer cet appel2, mais dans les lignes qui suivent, je voudrais souligner quatre points, pour le moment absents du débat qui pointe sur l’Afrique et l’extrême droite (mondiale). Je laisse de côté l’évidence que l’« Afrique » joue également le rôle d’épouvantail migratoire pour galvaniser le soutien populaire contre l’immigration, comme l’ont montré maintes fois des partis comme l’AfD en Allemagne ou la Lega ou Fratelli d’Italia en Italie.

L’imbrication de l’Afrique avec l’extrême droite mondiale

Le premier aspect – et le plus inconfortable – de l’imbrication entre l’Afrique et l’extrême droite est celui de l’attirance. Il faut rappeler que l’extrême droite mondiale n’est pas un bloc homogène et que l’on peut observer, par exemple, des différences notables sur ce qu’elle veut faire de l’État-nation (de sa destruction à son renforcement). Néanmoins, certains éléments de l’appareil idéologique de l’extrême droite ont développé un pouvoir transversal et trouvent du soutien même parmi des groupes sociaux improbables compte tenu de la place de la suprématie de la race blanche dans la pensée de l’extrême droite : la méfiance de l’extrême droite à l’égard de la mondialisation et de l’universalisme libéral, son penchant ouvertement patriarcal et autoritaire et son adhésion à d’autres types de hiérarchies/inégalités sociales rigides, sa position sur les droits sexuels/de reproduction et les questions LGBTQ, ses divergences avec les institutions démocratiques et les bureaucraties indépendantes ainsi que l’attachement idéologique de certains groupes d’extrême droite à un monde d’États-nations relativement homogènes, organisés autour d’une culture dominante, peuvent trouver un écho auprès d’acteurs politiques et de populations sur le continent et ailleurs dans le Sud global.

Le dernier point, par exemple, explique pourquoi on peut considérer la politique hindoue-nationaliste et antimusulmane du Premier ministre indien, Narendra Modi, comme fortement marquée à l’extrême droite, beaucoup de ces mouvements croyant que « les hiérarchies sociales sont naturelles, voire ordonnées par Dieu (ou les dieux) ».

Dans le même ordre d’idées, les positions militantes et revanchardes contre les LGBTQ3 sont partagées par les politiciens et les activistes du Brésil, d’Ouganda, du Kenya et du Ghana et par les hommes politiques états-uniens d’extrême droite. La croisade des églises évangéliques fait, sans aucun doute, le pont entre ces géographies éloignées.

Des mégastars de la droite états-unienne séduisent en Afrique

En outre, le courant libertaire qui en est venu à définir la politique d’extrême droite aux États-Unis et ailleurs pourrait également séduire les jeunes et les entrepreneurs du continent socialisés dans un monde où l’« Africapitalisme »4, les start-up et les hommes d’affaires comme créateurs de richesse sont devenus des figures normalisées. Prenons l’exemple de la mégastar de la droite radicale états-unienne Jordan Peterson et de ses débats sur YouTube avec l’entrepreneur sénégalais Magatte Wade, membre du réseau Atlas.

Alors que l’on pourrait penser que l’ancien professeur de psychologie de l’université de Toronto ne s’adresse qu’à quelques dévots de sa « fraternité de la rationalité blanche » qui le considèrent comme la voix de la raison dans un monde en proie au « wokisme », le psychologue omniscient, qui aborde tous les sujets, de la dépression masculine à la science du climat, semble rassembler une audience considérable dans les cercles noirs du monde entier. Les discours de Peterson et de Wade sont très proches dans leurs diatribes contre le « collectivisme » et la « victimisation », et tous deux défendent une définition étroite de la liberté : celle du capital. Dans cette vision, les problèmes de l’Afrique n’ont pas pour racines un monde organisé autour de la suprématie blanche, des relations commerciales injustes ou d’autres dépendances postcoloniales. Sont plutôt à blâmer les héritages historiques de la planification socialiste, une bureaucratie étouffante et une mauvaise gestion publique qui contraignent les Africains à être des entrepreneurs nés : une affirmation déjà formulée auparavant par des penseurs comme Olumayowa Okediran ou l’économiste ghanéen disparu George Ayittey.

À l’autre extrémité du spectre libertaire campent des personnages comme Andrew Tate, une personnalité des médias sociaux qui s’enorgueillit de sa misogynie et fait l’étalage éhonté de sa richesse. Par sa performativité de mâle alpha, Tate séduit un grand nombre de jeunes hommes en Afrique et ailleurs dans le Sud. Mais les jeunes hommes africains n’ont pas besoin de sortir du continent pour ça. Le Kényan Eric Amunga (et probablement beaucoup d’autres) offre désormais une alternative africaine plus proche. Le libertarianisme a pris de nouvelles formes et l’on verra si la version néoréactionnaire de ce mouvement, qui façonne désormais les actions de la « fraternité techno »5 au sein ou à proximité du gouvernement états-unien, se manifestera dans d’autres zones géographiques.

Une utopie raciste surgie du passé

Le deuxième aspect de l’enchevêtrement Afrique-extrême droite est un désir utopique-nostalgique. Il est chargé de racisme et de sentiments anti-Noirs et symbolise le visage suprémaciste blanc plus ouvert de l’extrême droite, avec lequel la plupart des habitants du continent devraient avoir, d’emblée, un problème. Déjà, pendant le premier mandat de Trump, la Rhodésie était devenue le nouveau Valhalla de certains suprémacistes blancs, pour qui les luttes dans l’Amérique MAGA et le Zimbabwe étaient liées (« Make Zimbabwe Rhodesia Again ». En tant qu’État ethno-nationaliste géré par une minorité d’hommes blancs « rationnels » et hétérosexuels, ce pays semble avoir captivé l’imagination de certains membres de l’extrême droite comme une utopie passée à poursuivre. Dans ces cercles, il ne s’agit pas seulement de célébrer le gouvernement raciste de Ian Smith parce qu’il a dirigé un État discriminatoire (9 % de la population dictait sa loi aux autres), mais aussi parce qu’il est perçu comme ayant excellé dans l’autarcie et la résilience après avoir rompu avec la Grande-Bretagne lors de la déclaration unilatérale d’indépendance en 1965.

Comme nous l’avons vu plus tôt, l’Afrique du Sud a également attiré l’attention de l’extrême droite et elle est le seul pays du continent abritant une importante minorité de colons blancs aux inclinations d’extrême droite. Le Zimbabwe indépendant et l’Afrique du Sud contemporaine incarnent l’opposé de ce que veulent les suprémacistes blancs d’extrême droite. Les luttes foncières au Zimbabwe ont sans aucun doute réveillé des réflexes plus traditionnels chez les conservateurs et l’extrême droite, Mugabe s’étant attaqué à l’un des principaux piliers de la suprématie blanche coloniale, à savoir le droit de propriété privée. L’Afrique du Sud irrite plutôt l’extrême droite contemporaine, car sa politique d’émancipation économique des Noirs peut être efficacement perçue comme le cas ultime de la politique de Diversité, Équité et Inclusion honnie et démantelée par Donald Trump. Ainsi, l’Afrique du Sud est plus directement liée aux luttes idéologiques actuelles autour de l’attitude « woke » aux États-Unis et en Europe.

À ce stade, on ne peut que spéculer sur les raisons pour lesquelles la Rhodésie de l’apartheid l’emporte sur l’Afrique du Sud de l’apartheid dans l’imaginaire utopique et nostalgique de certains groupes d’extrême droite. L’une des raisons pourrait être que, son histoire étant moins connue, ses symboles peuvent être utilisés en public sans être immédiatement reconnaissables, ce qui confère à celui qui l’évoque un « statut d’initié ». Une autre raison pourrait être la nature du régime de Smith. Il s’aligne très bien avec les conceptions survivalistes du « dernier homme blanc debout ». En effet, le gouvernement rhodésien n’a pas seulement combattu les mouvements de libération des Noirs à l’intérieur et à l’extérieur de son territoire ; il a également défié l’autorité de l’ancienne mère patrie coloniale, la Grande-Bretagne, qui « cherchait désespérément à préserver la cohésion du Commonwealth […] et a été contrainte de faire des concessions aux membres africains qui exigeaient une position ferme à l’égard du régime d’apartheid de la Rhodésie », comme l’écrivait le site d’information Africa Is a Country dans l’article « The dangers of white totalitarianism », en décembre dernier. Aux yeux des suprémacistes blancs familiers du sujet, les manœuvres politiques du pays qui a donné naissance à Cecil Rhodes (Premier ministre de la colonie du Cap) ne sont rien d’autre que de la faiblesse.

Le syndrome du faux ami

Le troisième aspect de l’enchevêtrement Afrique-extrême droite est un aspect que j’appellerais le « syndrome du faux ami », une version du célèbre « l’ennemi de mon ennemi est le problème de mon ami ». Des États du Sahel comme le Mali et le Burkina Faso ont connu des coups d’État militaires portés par de forts sentiments populaires contre la Françafrique, la Russie remplissant le vide en tant qu’acteur géopolitique prétendument amical et anticolonial. Certains pourraient célébrer prématurément ces alliances comme une rupture avec la colonialité euro-atlantique – un désir qui doit être pris au sérieux, mais qui pourrait rapidement se révéler une nouvelle impasse. Il y a quelque temps, le théoricien décolonial Walter Mignolo a fait la une des journaux avec une critique du livre India, that Is Bharat, de Saj Deepak (rétractée par la suite). Deepak a été une source idéologique clé de l’Hindutva (nationalisme hindou) de Modi, mais son engagement décolonial a dû envoyer des signaux tentants.

Alexandre Douguine, homme politique et philosophe russe dont la pensée idéologique sur les grandes civilisations culturellement indépendantes est une source d’inspiration intellectuelle importante pour l’extrême droite, a récemment adopté Modi pour sa guerre contre la mentalité coloniale et contre les « récits contrôlés par l’Occident ». De même, Ramón Grosfoguel a été critiqué dans les cercles féministes radicaux pour avoir négligé la nature profondément patriarcale du régime iranien, symbolisée récemment par l’assassinat brutal de Mahsa Amini aux mains de la police des mœurs iranienne, dans son soutien à l’Iran en tant que force anti-impérialiste. Je suis moi-même très enclin à la pensée décoloniale, et les deux penseurs ont produit un travail important, mais je trouve ces alliances très problématiques. Elles ne peuvent fonctionner sans heurts que si l’on n’adopte pas une approche véritablement intersectionnelle déclinée le long du spectre alliant pensée et pratique (repoussoir que les critiques féministes d’Amérique latine et d’ailleurs ont utilisé à maintes reprises contre les théoriciens masculins de la décolonialité).

Revenons maintenant à l’Afrique. La Russie a été une force centrale des Brics, visant un ordre mondial alternatif « en solidarité avec les demandes africaines d’achèvement du processus de décolonisation »6, comme l’a déclaré il y a quelque temps le ministre russe des Affaires étrangères, Sergueï Lavrov. Ces dernières années, la Russie est passée maître dans l’art de déstabiliser les systèmes politiques des pays occidentaux par le biais de la cyberguerre et d’armées de trolls diffusant des fausses nouvelles. La Russie a ainsi joué un rôle clé dans la montée et le renforcement de l’extrême droite dans divers contextes. Le président Poutine a soutenu la politique de l’homme fort qui a fini par caractériser la montée de l’extrême droite, en particulier aux États-Unis – un soutien qui a donné naissance à une forme ouverte et profondément revancharde de suprématie blanche. En Allemagne, des centaines de pages Facebook « C’était mieux avant » ont vu le jour ces dernières années. Ces plateformes exploitent les attitudes racistes et nativistes d’une partie de la population allemande et représentent généralement un passé blanc, homogène et « monochrome », que les observateurs opposeraient cognitivement à un présent marqué par la diversité démographique et l’immigration : les effets destructeurs de la mondialisation. Les sentiments suscités par ces sites web profitent clairement aux partis d’extrême droite et résolument anti-Noirs tels que l’AfD, qui a beaucoup progressé en ravivant des conceptions ethniques de l’Allemagne que d’autres partis ont également adoptées.

La Russie chérit-elle vraiment la vie des Noirs ?

Si l’on considère que l’idéologie de Poutine est largement inspirée de la pensée ethno-nationaliste d’Alexandre Douguine7, l’invasion de l’Ukraine par la Russie peut être considérée comme une mise en œuvre des idées de ce dernier. Depuis de nombreuses années, Douguine plaide pour une résistance aux forces du libéralisme occidental et la construction d’une civilisation eurasienne plus grande, impénétrable au mondialisme de l’Otan et au libéralisme occidental. Comme nous l’avons déjà souligné, cet objectif s’étend désormais au continent africain, où les régimes favorables à la France en Afrique de l’Ouest ont été renversés par des coups d’État militaires soutenus par la Russie, et où le groupe mercenaire Wagner mène des guerres pour le compte de divers régimes africains.

Mais à quel point la Russie est-elle une amie ? Tout d’abord, son soutien à des forces ouvertement racistes et suprémacistes en Europe et en Amérique du Nord suggère que les Africains ne devraient pas trop lui faire confiance. Les ambitions impériales de la Russie jettent un doute supplémentaire sur la bienveillance de ses actions, dont les retombées ont déjà fait beaucoup de mal aux Africains, victimes de la flambée des prix des denrées alimentaires provoquée par la guerre en Ukraine ou des atrocités commises par le groupe Wagner au Mali, au Soudan, en Centrafrique ou au Mozambique. Le groupe lui-même est connu pour ses liens avec l’extrême droite. Ses atrocités portent l’empreinte de formes profondément racialisées d’ultraviolence infligée aux Africains. Rien que le nom de Wagner aurait dû tirer la sonnette d’alarme : son fondateur, Dmitri Outkine, était un admirateur du compositeur préféré d’Hitler, et sa musique est la bande-son de la guerre, de la conquête et des volontés totalitaires.

Enfin, il ne faut pas oublier les années de violence anti-Noirs en Russie. Peu de dirigeants africains ont reconnu ce problème, mais ces événements font douter que les autorités russes chérissent réellement la vie des Noirs. Comme le souligne le Moscow Times, un journal russe anglophone considéré comme un agent étranger depuis 2024, « cette image de Moscou ami de l’Afrique se heurte au problème persistant du racisme en Russie, où une discrimination quotidienne omniprésente est souvent ponctuée d’actes de violence extrêmes tels que le meurtre de Ndjelassili ». (Étudiant gabonais, François Ndejlassili a été victime d’un crime raciste en 2023 en Russie.) Je vous épargne un quatrième point, mais demandons-nous au moins pourquoi Tucker Carlson, une voix éminente contre Black Lives Matter et un détracteur des efforts de redistribution des terres en Afrique du Sud, se présente aussi comme un ami de Poutine : ça n’est évidemment pas l’amour des vies noires qui les réunit.

L’appétit pour les ressources

Il est certain que l’extrême droite mondiale ne constitue pas un bloc homogène, comme on peut l’observer dans le contexte européen, où les différents partis semblent se partager entre une « extrême droite occidentaliste et atlantiste » et une « extrême droite de gauche » : d’une part, une extrême droite occidentaliste et atlantiste fondée sur la suprématie de la race blanche et l’idée d’une nécessaire maîtrise de l’ordre mondial par l’Occident dont l’armée est identifiée à l’Otan, et, d’autre part, une extrême droite antiaméricaine, eurasienne et prorusse, qui voit dans la fin de l’ordre unipolaire états-unien une occasion à saisir. Mais il faut voir que le sentiment anti-Noirs et les conceptions profondément patriarcales du pouvoir, du genre et de la politique sont des points de convergence entre ces deux groupes.

Le dernier aspect de l’enchevêtrement Afrique-extrême droite que je voudrais mentionner est celui de la volonté d’accéder aux ressources. Si la Russie, par l’intermédiaire du groupe Wagner, ne fait pas exception, la course aux terres rares dans le cadre de la compétition géopolitique sur l’intelligence artificielle entre les États-Unis et la Chine mérite une attention particulière. Alors que le premier mandat de Trump a été marqué par une version adoucie de la doctrine « America First », ses récentes revendications sur le canal de Panama, le golfe du Mexique, le Groenland et le Canada évoquent une stratégie plus expansionniste conforme à la doctrine Monroe originale8. Afin de s’assurer l’accès à des infrastructures et à des ressources rares qui sont essentielles dans la course géo-économique et géopolitique avec la Chine, Trump est prêt à arracher par la force une plus grande Amérique dans laquelle aucune autre puissance ne saurait s’immiscer.

Étant donné que les frères techno de la Silicon Valley sont désormais directement liés au gouvernement états-unien, notamment Elon Musk et Peter Thiel, et que Trump a récemment lancé une nouvelle initiative d’intelligence artificielle (« Stargate »), on peut s’attendre à ce que la nouvelle administration états-unienne recoure à des moyens plus robustes pour accéder aux richesses africaines dont elle a besoin pour sa révolution IA. Après tout, « [c]es minerais ne proviennent pas des entreprises technologiques de la Silicon Valley ; ils sont extraits de trous creusés dans la terre, souvent par des travailleurs vulnérables dans des conditions difficiles », écrivait ODI Global en février 2025 dans un article intitulé « Critical minerals, critical moment : Africa’s role in the AI revolution ». L’Afrique détient 30 % des minerais essentiels au développement à venir de l’électronique et de l’IA, et les entreprises de la Silicon Valley se sont elles-mêmes jetées dans la ruée par des moyens plus directs. Par ailleurs, ce n’est probablement pas une coïncidence si le Rwanda s’est senti autorisé à utiliser son mandataire, le M23, pour annexer littéralement des parties de l’est de la RD Congo, riche en terres rares, à une époque où les forces d’extrême droite aux États-Unis et en Israël discutent ouvertement de l’annexion du territoire d’autres peuples.

Alors, que faire ?

La lutte pour un nouvel ordre mondial n’a pas seulement été un objectif historiquement important pour les acteurs politiques en Afrique et ailleurs au Sud : elle reste aussi inachevée. Alors que l’hégémonie euro-atlantique est en train de décliner, les penseurs, les mouvements sociaux et les dirigeants politiques africains doivent tracer un chemin résolument éclairé par une analyse intersectionnelle du pouvoir, du savoir et du capital, qui comprenne la genèse de la suprématie blanche, la façon dont elle peut emprunter différentes formes (et couleurs), et comment cela finit par entraver la quête de modèles économiques, sociaux et environnementaux plus égalitaires, plus inclusifs, plus durables, moins violents et moins nocifs.

Alors que l’extrême droite mondiale semble engranger trop de succès avec sa manière de briser et de bâtir le monde, les forces progressistes du continent doivent imaginer des horizons mondiaux qui échappent aux spectres de la colonialité, de la suprématie blanche et du patriarcat toxique. Les idées sont déjà là (9,10,11 et12). Il suffit de les adopter.

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1Conférence SciencesPo, Center for International Studies : «  Global Right, Global White, South Africa and the Geopolical Imaginary of the Radical Right  », septembre 2024, lien ici

2«  Unequal Worlds  ; an Inequality Research Podcast  », lien ici, «  Could Far-Right Politics Rise in Africa  ? Analyzing the Possibilities and Potential Manifestations  », Ujasusi Blog, lien ici, et, en particulier, projet «  World of the Right  », Cambridge University Press)

3«  It’s Not Just Uganda : Behind the Christian Rights Onslaught in Africa  », The Nation, 4 avril 2014.

4«  “Africapitalism” and the limits of any variant of capitalism  », Review of African Political Economy, 16 juillet 2020.

5La Silicon Valley a été le creuset d’un fascisme techno incarné notamment par Peter Thiel, le fondateur de PayPal, et Elon Musk, membres de ce qu’on appelle aussi la PayPal Mafia.

6«  Decolonialism of the Far-Right  », Miri Davidson, 24 mai 2024.

7«  Aleksandr Dugin and the ideology of national revival : Geopolitics, Eurasianism, and the conservative revolution  », Taylor & Francis Online, European Security, volume 11, 2002.

8voir ici.

9«  Imagining Global Futures  », Boston Review, lien ici

10«  The Audacity to Disrupt  », Feminist Macroeconomic Acamedy, lien pdf ici.

11The Paradox of Planetary Human Entanglements, Challenges of Living Together, Inocent Moyo et J. Sabelo Ndlovu-Gatsheni, 2022.

12Déclaration de Dakar, Musée des civilisations noires, 3 novembre 2022.