JOURNAL DE BORD DE LA FLOTTILLE GLOBAL SUMUD

De Tunis à Gaza. Hisse et oh !

Épisode 2 · Zukiswa Wanner, écrivaine et activiste sud-africaine, publie dans Afrique XXI son journal de bord de la flottille Global Sumud, en route pour Gaza. Son bateau, rebaptisé par elle Mendi Réincarné, a rallié vendredi 19 septembre le reste de la flotte parti avant lui.


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Imaginez un bateau de plaisance élégant, amarré à un quai au bord de l'eau. Sa coque est blanche, et le soleil illumine son pont supérieur qui est équipé d'un auvent vert. Plusieurs personnes se trouvent sur le bateau et sur le quai ; certaines semblent s'apprêter à embarquer, tandis que d'autres discutent joyeusement. L'arrière-plan montre un mur de pierre beige qui contraste avec le bleu de l'eau. L'atmosphère est animée et estivale, évoquant une journée de détente en bord de mer.
À Porto San Paolo (Sardaigne), le 19 septembre 2025.
© Zukiswa Wanner

Vendredi 19 septembre

Nous sommes partis mercredi au crépuscule. Sauf que non. Après environ trois heures à bord, tout le monde, sauf l’équipage, était pris de fou rire. Certains plus que d’autres. Il existe peut-être de meilleurs moyens, mais je continue de penser que rien ne rapproche plus vite des inconnus que de partager le mal de mer. Vous ne le croiriez jamais si l’Acteur homonyme du Prophète – celui qui, selon ce que nous avons convenu, jouera le rôle du Capitaine, un jour, lorsque nous en ferons un film – ne l’avait filmé et posté sur Instagram. Soit dit en passant, je pensais jusque-là que l’Acteur faisait partie de l’équipage du bateau, car, avant notre départ, « Mandem »1 était toujours là pour aider en cas de besoin. C’est lui qui nettoyait les barils de gasoil, soulevait des choses, attachait ce qui devait l’être. Quand ils nous ont dévoilé les noms des participants, imaginez ma surprise en apprenant qu’il n’était qu’un participant parmi d’autres et non un membre de l’équipage ! Mais revenons au mal de mer.

Le Capitaine, du premier vomissement au dernier, s’est montré attentionné et a veillé à ce qu’on se sente tous bien pris en charge. Et remarquant une embellie générale pendant une minute, il a sorti son téléphone, commencé à filmer et dit : « Tout le monde dit “free free”... [“libérez, libérez”]... »

Notre faible « ... Palestine. Libérez la Palestine » aurait été hilarant s’il n’avait pas été dit avec conviction. Par un groupe d’hommes et de quelques femmes malades, ne perdant pas de vue que leurs maux d’estomac étaient insignifiants par rapport à la plus grande mission. Le Capitaine a fait demi-tour et nous nous sommes retrouvés au port de Gammarth, où nous avons dormi jusqu’à ce qu’il lève l’ancre à nouveau, à 4 heures du matin. Je le sais parce que j’étais réveillée à ce moment-là.

Plus tard dans la matinée, Eurozone, mon camarade franco-allemand, a commencé à préparer le petit déjeuner avec mon aide. Bizarrement, on avait tous bon appétit. Preuve, peut-être, qu’aucune vague adverse ne prospérerait ? À regarder notre groupe, à l’exception de deux personnes, on aurait pu croire que la nuit dernière n’avait jamais existé. Mais il était trop tard. Aucun acteur, imam, journaliste, chercheur, philosophe ou avocat ne pouvait plus revenir au formalisme des relations entre étrangers : nous étions tous liés par le mal de mer.

« Un anglais approximatif et un français encore pire »

Et puis, une illumination. Le Chercheur. Je l’ai vu lire Ghassan Kanafani, et je me suis aussitôt mise à discuter avec lui de Kanafani. Un écrivain que je tiens pour l’un de mes aînés en littérature, au même titre qu’Ama Ata Aidoo, Ahdaf Soueif, Ahmadou Kourouma, Maryse Condé, Paulina Chiziane, Conceição Evaristo, Shimmer Chinodya et Zakes Mda. C’est en les lisant que j’ai compris que je n’avais pas le privilège de « l’art pour l’art », et, inspirée par eux, j’ai toujours voulu poser des questions morales difficiles, à moi-même et à mes lecteurs, tout en respectant la capacité des lecteurs à tirer leurs propres conclusions, et, j’espère, sans paraître trop sérieuse.

Zukiswa Wanner.
Zukiswa Wanner.

Nous avons échangé, le Chercheur et moi, lui, dans un anglais approximatif et moi dans un français encore pire, mais nous nous sommes compris. Le Journaliste, me voyant préparer du thé pour ceux qui ne se sentaient pas bien, m’a demandé de lui faire du café. Euh, pardon ? Il a répété sa demande. Je lui ai montré la cuisine.

Finalement, ni lui ni moi n’avons fait de café. Il n’a eu sa tasse de café que lorsqu’un membre de l’équipage en a préparé pour lui-même. Maintenant, vous vous demandez si j’étais obligée d’adopter cette attitude passive-agressive. Est-ce que je n’aurais pas pu tout simplement lui faire un café ? C’est simple : nous allons passer ensemble les dix prochains jours au moins. Si je commence à faire la stagiaire préposée au café maintenant, je serai la stagiaire préposée au café jusqu’à ce qu’on brise le siège.

« Une foi plus grande qu’une graine de moutarde »

Et oui. Je suis consciente de la possibilité d’une interception par les FIO (Forces israéliennes d’occupation), mais même si on nous a entraînés à nous y préparer autant que possible, je fais le choix d’ignorer cette éventualité. À la fin de la formation, le 5, j’étais sûre à 25 % que nous atteindrions Gaza. Puis les deux attaques de drones ont eu lieu, et mon estimation est tombée à 10 %. Si les FIO agissaient ainsi alors que les bateaux étaient à quai dans les eaux d’un autre pays, quelles étaient nos chances de réussite ? Mais quelque chose s’est produit entre le moment où j’attendais que les bateaux soient réparés et celui où j’ai finalement pu embarquer. C’est peut-être grâce à mes discussions avec mon frère gazaoui, l’auteur et universitaire Haïdar, qui vit maintenant à Johannesburg, et qui m’a dit : « Avec ces évacuations, je ne sais pas où se trouve ma famille. Mais je sais que tous mes quarante parents encore en vie auraient été honorés de vous accueillir à votre arrivée à Gaza. »

À votre arrivée. Pas si vous arrivez. Une foi plus grande que la graine de moutarde de la Bible2. J’aurais déshonoré Haïdar, sa compagne – ma sœur Rifka – et leurs deux enfants si j’avais embarqué sans être convaincue de la victoire. Alors maintenant, je crois que nous avons 75 % de chances d’y parvenir, même si je me prépare aussi à l’éventualité des 25 % restants. Je ne le souhaite pas, mais j’y suis préparée.

Aujourd’hui, tout le monde a enfin le pied marin. La personne qui avait le plus souffert du mal de mer était debout et nous a même préparé du thé vert.

Aujourd’hui aussi, j’ai pris une douche « accidentelle ».

Nous ne pouvons pas nous doucher tous les jours, car le bateau transporte une quantité d’eau limitée. Pour une raison que j’ignore, l’un des membres d’équipage a dit au Chercheur qu’il pouvait prendre une douche, et j’étais à côté. Après le Chercheur, le membre de l’équipage m’a demandé si je voulais y aller. J’ai acquiescé avec enthousiasme. J’étais prête depuis ma dernière douche, mercredi. Les lingettes humides et un peu d’eau de ma propre bouteille ne permettent pas de se sentir fraîche bien longtemps. Il m’a montré comment faire fonctionner la douche en s’assurant que l’eau s’écoule bien. Consciente du peu d’eau dont nous disposons (nous sommes limités à 1,5 litre par personne ; tous ceux qui me connaissent vous diront que j’en bois 5 litres par jour en temps normal), j’ai pris une douche courte mais ô combien merveilleuse. Maintenant, toute fraîche et propre, je suis montée et j’ai demandé : « Qui est le prochain pour la douche ?  » Le capitaine m’a regardée comme si j’étais folle. « Tu as pris une douche ? Tu n’étais pas censée prendre de douche. Personne n’est censé se doucher avant le quatrième jour, quand nous aurons rechargé de l’eau. » Le membre d’équipage qui m’avait incitée à prendre une douche a pris ma défense et a expliqué qu’il avait supposé... qu’il pensait... Cher lecteur, vous êtes-vous déjà senti coupable d’être propre ? Cela peut paraître étrange, mais c’est exactement ce que j’ai ressenti.

« L’extermination de lignées entières »

Une conversation avec le Philosophe m’a réconfortée. Je connaissais le Philosophe en tant qu’universitaire spécialiste d’économie. Mais aujourd’hui, il m’a révélé qu’il avait d’abord étudié la philosophie. Comme toujours quand je bavarde, j’ai appris quelque chose de nouveau. Le Philosophe m’a parlé d’Ibn Khaldoun3. Ce qui m’a fait plaisir, c’est que j’ai enfin compris qui représentait la statue du centre-ville de Tunis, ce que personne n’avait pu me dire jusqu’alors. De plus, le Philosophe m’a fait parvenir quelques articles universitaires sur Ibn Khaldoun, ce penseur tunisien qui philosophait à une époque où l’Europe était encore au Moyen Âge... Je parle de ça parce que je me demande comment nous avons fini par être colonisés alors que nous avions, sur notre continent, tant de personnalités sages qui semblent avoir des intellectuels et des aventuriers équivalents à ceux d’Europe.

Toujours aujourd’hui, nous avons enfin rattrapé les autres bateaux de la flottille. Les cris, les célébrations, la joie étaient absolument palpables. C’était comme si nous retrouvions des gens que nous n’avions pas vus depuis des années, alors que nous n’étions ensemble que depuis dimanche. Cela m’a fait réfléchir lorsque j’ai dégrisé de l’allégresse. Je ne connais toutes ces personnes que depuis deux semaines, et pourtant je suis ravie de voir chacune d’entre elles, même de loin sur d’autres bateaux. Et je serais peinée si quelque chose leur arrivait. Alors que ressentent les Gazaouis en voyant mourir ceux avec lesquels ils ont grandi ? En enterrant des jeunes qu’ils connaissent depuis leur naissance et des aînés qui les réprimandaient quand ils étaient encore des enfants ? Que ressentent les Gazaouis lorsque les FDI détruisent les lieux qui abritent leurs souvenirs ? Et que ressentent les membres des FIO, ceux des gouvernements du nord en sachant que les bombes qu’ils envoient à « la seule démocratie du Moyen-Orient » sont responsables de l’extermination de lignées entières ? De l’écocide ? Du scholasticide4 ? Comment les dirigeants mondiaux, qui se réunissent ce jour en grande pompe à l’Assemblée générale des Nations unies, justifient-ils que le profit prime sur les vies humaines ?

Aujourd’hui encore, mon cœur souffre pour l’humanité.

1Mec, en argot de la rue en Grande-Bretagne et aux États-Unis. Le mot «  Mandem  » est issu du créole jamaïcain et est devenu populaire dans les milieux du rap.

2Évangile selon saint Matthieu, chapitre 13, versets 31-32 : «  Le royaume des Cieux est comparable à une graine de moutarde qu’un homme a prise et qu’il a semée dans son champ. C’est la plus petite de toutes les semences, mais, quand elle a poussé, elle dépasse les autres plantes potagères et devient un arbre, si bien que les oiseaux du ciel viennent et font leurs nids dans ses branches.  ».

3Né le 27 mai 1332 à Tunis et mort le 17 mars 1406 au Caire, Ibn Khaldoun, issu d’une famille andalouse d’origine yéménite, est un historien, économiste, géographe, démographe, précurseur de la sociologie.

4Myriam Benraad, «  Scholasticide, éducide, épistimicide : la guerre d’Israël à Gaza, une “vengeance contre le savoir”  », Confluences Méditerranée, 2024, 4, n° 131.