
L’ÉDITO
TOTALENERGIES, LE CONGO ET LE GREENWASHING OUTRANCIER
Depuis quelques années, TotalEnergies, qui, selon ses déclarations, émet par an autant de gaz à effet de serre que l’ensemble des Français (mais trois à quatre fois plus en réalité, selon une enquête de Greenpeace), pratique le greenwashing de manière outrancière. Alors que la multinationale est en train de mener un projet écocide en Ouganda et en Tanzanie pour exploiter le pétrole sur les bords du lac Albert et le transporter via un pipeline chauffé à travers plusieurs parcs naturels, elle annonce fièrement vouloir devenir neutre en carbone d’ici à 2050. Comment ? Notamment en plantant des arbres dans les pays du Sud pour compenser ses émissions. Jeudi 26 octobre, la Commission Diocésaine Justice et Paix, Pointe Noire (CDJP), le Secours Catholique Caritas France et le CCFD-Terre Solidaire ont publié un rapport sur l’un de ces projets, développé au Congo-Brazzaville, intitulé : « La Compensation carbone au prix des droits humains ? Le cas du projet BaCaSi de TotalEnergies au Congo ».
En 2021, TotalEnergies, via un partenariat avec l’État congolais et une société française spécialisée dans l’afforestation, Forest Resources Management (FRM), a pris possession de 55 000 hectares de terres sur les hauts plateaux Batéké, au nord de la capitale, Brazzaville. Ce projet prévoit la plantation d’acacias, de l’agroforesterie et des emplois pour les habitants des communes alentour… Le pétrolier n’a pas peur des superlatifs et qualifie ce projet d’« ambitieux » et de « pionnier ». Car, dans le monde merveilleux inventé par les scénaristes de TotalEnergies, les familles expulsées de leurs terres ancestrales et privées de leurs moyens de subsistance (« au moins 259 agriculteurs et agricultrices cultivaient sur les terres désormais occupées par BaCaSi », selon le rapport) sont des « cobénéficiaires », et les terres qu’elles occupaient étaient « la propriété de l’État », selon un communiqué publié le 15 décembre 2022. La société française rejette donc toute responsabilité dans d’éventuelles expropriations.
Tant pis si, dans le monde réel, une cartographie, fournie par l’État congolais aux paysans bien avant le projet et consultée par les ONG, identifiait un certain nombre de propriétaires sur une partie de ces terres. Le 8 octobre 2020, un décret est venu déclasser « 70 000 hectares de terres des plateaux Batéké en "domaine privé de l’État [...] en vue de la conclusion d’un bail emphytéotique d’une durée de 60 ans entre le gouvernement de la République du Congo et la société Forest Neutral Congo (FNC)" filiale congolaise de FRM ». Dans une enquête sur le projet publiée en décembre 2022 par Mediapart, le média SourceMaterial affirmait que le contrat de bail conclu entre l’État congolais et Forest Neutral Congo garantissait « au locataire l’expulsion de tous les propriétaires fonciers présumés, les titulaires de droits traditionnels et coutumiers qui revendiqueraient les terres ».
Certains de ces propriétaires se sont vu proposer une indemnisation : 1,90 euro par hectare. En tout, 76 000 euros ont été déboursés par l’État congolais. Une bien maigre compensation alors que, toujours selon Mediapart, FNC loue ces terres à l’État pour 100 000 euros par an. L’indemnisation consentie représente, rappelait le journal français, « cinq jours de salaire de Patrick Pouyanné », le patron de TotalEnergies.
Le projet a de plus été mené sans l’aval des populations, constate le rapport publié ce 26 octobre : « Les témoignages des populations locales ainsi que les informations fournies par TotalEnergies concordent sur le fait que ces dernières ont été mises au courant du projet et de ses implications seulement un an après la signature de l’accord du 3 novembre 2020, actant "l’éviction" des populations ». Et ce n’est qu’après la publication de l’enquête de Mediapart que le consortium (TotalEnergies, FRM et leurs filiales congolaises) a décidé de mettre en place des études d’impact afin de lancer une « remédiation »… En attendant, ces populations se sont vu interdire, du jour au lendemain, l’accès à leurs champs pour cultiver et récolter, à la forêt pour la cueillette et au cours d’eau qui la borde pour la pêche.
Quid des emplois promis par la multinationale ? Selon CCFD, les quelques personnes embauchées n’ont aucun contrat de travail, sont si mal payées qu’elles ont organisé une grève début juin 2023, et sont obligées de loger sur place « six jours sur sept pendant la période de plantation », loin de leurs familles. Les travaux laborieux de cerclage des acacias ont par ailleurs découragé nombre d’entre elles. D’un côté, TotalEnergies a privé ces familles de leur activité et de leur indépendance ; de l’autre, la multinationale propose à ces « cobénéficiaires » un emploi précaire à la solde d’une entreprise étrangère.
Dans un reportage de TV5 Monde, Brice Mackosso, coordinateur de l’ONG Commission Justice et Paix dans le département des plateaux, résume ainsi le cynisme de la compagnie pétrolière française : « Total fait des professions de foi en matière de responsabilité sociale depuis sa tour à Paris mais, ici, en Afrique, ils se retrouvent dans des zones de non-droit et se permet de violer impunément son propre code éthique, toutes les lois, toutes les normes de responsabilité sociale et environnementale auxquelles la compagnie TotalEnergies a adhéré » (sic).
Selon l’entreprise, ce projet permettrait de « séquestrer sur vingt ans plus de 10 millions de tonnes de CO2 », soit à peine plus de 2 % de ses émissions annuelles. Les auteur⸱es du rapport indiquent que cette ambition permettrait à « TotalEnergies de continuer à afficher des objectifs de neutralité carbone à l’horizon 2050 sans avoir à engager de réelles réductions de leurs émissions ». Et de poursuivre : « Si ces mécanismes sont de plus en plus plébiscités par les acteurs responsables d’émissions de gaz à effet de serre, dont les entreprises multinationales, leur efficacité est désormais largement remise en cause. » Notamment parce qu’il n’est pas possible « de postuler l’équivalence entre une émission immédiate et certaine, et un évitement d’émission présumé à long terme via l’achat de crédits carbone ».
En revanche, « sur le marché international du carbone, le CO2 qui sera séquestré sur vingt ans par la plantation de la multinationale est déjà estimé à 150 millions d’euros », calculait Mediapart.
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À lire
LAMPEDUSA, ÎLE-FRONTIÈRE, ÎLE-REFUGE
Longtemps inconnue de la plupart des Européens, l’île de Lampedusa fait aujourd’hui l’objet de bien des fantasmes, en Italie bien sûr, mais aussi sur l’ensemble du continent, et même au-delà. Depuis qu’elle est devenue le principal refuge des exilé⸱es qui tentent de franchir la mer Méditerranée, elle fait régulièrement la une de l’actualité. Mais qui connaît l’histoire de ce minuscule bout de terre posé au milieu des eaux, à mi-distance entre l’île de Malte et la côte tunisienne ? Qui sait qu’elle fut pendant des siècles un havre de paix déserté mais régulièrement fréquenté au milieu du tumulte marin, qu’elle offrait à quiconque y posait les pieds (chrétien ou musulman, commerçant ou corsaire) de quoi survivre avant de reprendre la mer, et qu’à ce titre elle a suscité l’intérêt de quelques intellectuels célèbres, parmi lesquels Denis Diderot ? Qui sait que, avant de devenir un lieu de débarquement de tous les damné⸱es de la terre, elle fut un port de pêche tranquille puis une destination touristique relativement confidentielle ?
C’est cette histoire méconnue et peu commune que l’anthropologue Dionigi Albera, directeur de recherche au CNRS, raconte dans Lampedusa. Une histoire méditerranéenne, qui sort ce vendredi 27 octobre en France. Dès les premières pages, Albera donne le ton : « Lampedusa est le bastion le plus méridional de la forteresse Europe, casemate sévère et autoritaire qui traque tous les intrus. En même temps, elle est une fente, une brèche étroite par laquelle perce un peu d’air et de lumière, lueur d’espoir pour ceux qui rêvent d’une vie meilleure. Elle est une terre bénie et fantasmée, au nom mythique : quatre syllabes murmurées par tant d’arpenteurs des routes africaines. Lampedusa est à la fois une prison à ciel ouvert et un jardin d’Eden. »
Au fil de la lecture, on découvre l’histoire étonnante de cette « île-monde » devenue, depuis quelques années, la principale scène du « théâtre de la frontière » et de ses macabres scénaristes.
À lire : Dionigi Albera, Lampedusa. Une histoire méditerranéenne, Le Seuil, en librairie le 27 octobre 2023, 21,50 euros.
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