La lettre hebdomadaire #105

Exemple

© Gregory Fullard / Unsplash

L’ÉDITO

PALESTINE. L’EXEMPLE SUD-AFRICAIN

Voilà deux mois et demi que l’armée israélienne, à la suite de l’attaque du Hamas du 7 octobre, mène un nettoyage ethnique dans la bande de Gaza – voire un génocide, selon un certain nombre d’organisations, parmi lesquelles figure la FIDH. Deux mois et demi que les plus de 2 millions de Gazaouis subissent l’enfer des bombardements, des déplacements forcés, de la faim et de la soif – au moins 20 000 d’entre eux ont perdu la vie et des dizaines de milliers d’autres ont été blessés. Deux mois et demi aussi que l’État hébreu a accéléré la colonisation de la Cisjordanie – plus de 300 Palestiniens y ont été tués par les forces israéliennes ou par les colons depuis le 7 octobre. En dépit de l’appel au cessez-le-feu soutenu par l’immense majorité de la communauté internationale, Israël semble décidé à mener jusqu’au bout sa guerre contre le peuple palestinien, sous le regard complice des grandes puissances. Pourtant, il faudra bien faire la paix un jour.

La solution à deux États reste l’option privilégiée par la communauté internationale et par l’ONU. Mais elle semble aujourd’hui plus illusoire que jamais. Au-delà des questions d’ordre purement politique – et aussi moral – qui touchent à l’essence colonialiste du sionisme, lequel a abouti à un régime d’apartheid, des considérations très pratiques devraient convaincre de l’impossibilité d’aboutir à un État palestinien viable : Gaza, au sortir de cette guerre, ne sera plus qu’un champ de ruines ; la Cisjordanie n’est aujourd’hui qu’un archipel de villes, de villages et de champs séparé par un mur, des routes et des colonies israéliennes interdites aux Palestiniens. Aucune organisation étatique durable ne pourra émerger de cette situation.

Dès lors, il serait peut-être temps de revenir à l’une des solutions que l’ONU avait envisagée au sortir de la Seconde Guerre mondiale, et que quelques (rares) militants, de part et d’autre de la frontière théorique imaginée en 1948, n’ont cessé de défendre depuis : un seul État dans lequel Israéliens et Palestiniens cohabiteraient. Les défenseurs de la solution à deux États arguent que c’est impossible, que la haine entre les deux peuples est trop grande, que le fossé est trop profond pour qu’ils envisagent une vie en commun. C’est vrai, ce ne sera pas simple. Des années de guerre, d’occupation, d’assassinats, de discours haineux ont rendu cet horizon difficile. Mais pas impossible. Le cas sud-africain le démontre.

On a souvent tendance à comparer l’Afrique du Sud de l’apartheid à Israël pour dénoncer la politique ségrégationniste de Tel-Aviv. Certes, les deux contextes sont différents, mais ils recèlent aussi de nombreux points communs. Dès lors, il faut s’intéresser à la manière dont les Noirs d’Afrique du Sud – et avec eux des métis et des Blancs, parmi lesquels de nombreux Juifs – ont combattu le régime raciste du Parti national au pouvoir durant plus de quatre décennies, et comment l’ensemble des communautés sud-africaines l’ont dépassé à partir du début des années 1990, pour aboutir à une nation dans laquelle tout individu est – dans la loi tout du moins – l’égal de chacun⸱e.

Il ne s’agit pas ici d’idéaliser la « Nation arc-en-ciel ». Les inégalités y sont frappantes : voilà des années que l’Afrique du Sud occupe la tête du classement des pays les plus inégalitaires du monde. La violence y est importante. La corruption et la pauvreté aussi. Les antagonismes n’ont pas été effacés, loin de là. Tout cela aboutit à des dérives : une grande insécurité, des épisodes récurrents de pogroms anti-étrangers, un « populisme de repli ». Malgré tout, les Sud-Africains ont démontré qu’il était possible d’envisager une vie commune, entremêlée, et de partager les mêmes institutions et parfois les mêmes rêves. Ils ont prouvé qu’il était possible, sinon de pardonner totalement, du moins de faire taire les rancœurs et d’accepter le legs de l’Histoire.

Depuis des années, les militants de la solution à un État en Palestine citent le cas sud-africain en exemple. Ils n’appellent pas, comme l’activiste Jeff Halper, cité par Ghada Karmi dans son livre Israël-Palestine, la solution : un État (La Fabrique, 2022), à faire cesser l’occupation, mais à établir des droits égaux dans un État qui, « de la mer au Jourdain », serait réellement démocratique, dans lequel les Israéliens et les Palestiniens auraient les mêmes droits. Ce faisant, ils sont peut-être plus réalistes que les tenants de la solution à deux États. Mais pour en arriver là, il faudra regarder le passé en face, peut-être organiser comme en Afrique du Sud une Commission Vérité et Réconciliation dans le but de documenter tous les crimes commis depuis plus de 75 ans mais aussi de permettre de libérer la parole. Ghada Karmi explique que « les conflits fondés sur une injustice, comme celui entre la Palestine et Israël, nécessitent ce que les psychologues appellent une “clôture”, quand le coupable reconnaît l’injustice commise et rend visible et matérielle la réparation en faveur de la victime ».

En ce sens, l’Afrique du Sud a un rôle majeur à jouer dans ce conflit. Sa population et ses dirigeants politiques peuvent et doivent rappeler au monde que dans ce pays aussi, la haine de l’autre était si profondément ancrée que l’idée de partager un territoire, des institutions et une ambition a semblé impossible pendant des années, mais qu’elle s’est finalement imposée. Les Sud-Africains doivent partager leur expérience pour montrer que c’est non seulement possible, mais surtout souhaitable.

Seulement, la volonté d’une seule nation ne peut pas tout. Avant cela, il faudra que le monde entier se rappelle que jamais les suprémacistes sud-africains n’auraient lâché le pouvoir si la communauté internationale – les peuples d’abord, puis les États – n’avait pas exercé de fortes pressions sur eux pour les y pousser, notamment en décrétant un embargo. Car tant qu’Israël sera soutenu par les grandes puissances, il n’aura aucune raison de faire des concessions.
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À LIRE

QUI A TUÉ DIDOT ET MAÏER ?

« Seul le témoignage d’un protagoniste qui voudra soulager sa conscience permettra de résoudre cette énigme » : voici mot pour mot la conviction du journaliste Pierre Lepidi, confiée en ce jour de décembre dans un restaurant non loin de son journal, le quotidien Le Monde. L’énigme dont il parle a hanté un certain nombre de journalistes français spécialistes du Rwanda : l’assassinat des gendarmes René Maïer et Alain Didot, de l’épouse de celui-ci, Gilda, et de leur jardinier, Jean-Damascène Murasira, retrouvé⸱es sommairement enterré⸱es dans le jardin de leur villa kigaloise le 11 avril 1994. Ils ont très probablement été tué⸱es le 8 avril 1994 (la date du 6 avril apparaît sur un certificat de décès jugé douteux), soit deux jours après l’attentat contre l’avion du président rwandais Juvénal Habyarimana et le déclenchement du génocide contre les Tutsi⸱es (au moins 800 000 morts en 100 jours).

Qui les a tué⸱es ? Pourquoi la justice française n’a jamais enquêté ? Voilà les questions auxquelles la journaliste Paradis Kayiranga va tenter de répondre au fil des 280 pages de Murabeho au revoir », en kinyarwanda), le dernier roman de Pierre Lepidi paru aux éditions JC Lattès le 25 octobre. L’histoire : Martin Pietri, un journaliste corse spécialiste de l’Afrique, prend sa retraite après quarante années de bons et loyaux services au sein de l’hebdomadaire Grand Reporter. Dans sa villa de Tallone, un village de Haute-Corse, où il reçoit sa protégée Paradis Kayiranga pour les fêtes de fin d’année, il passe le relais d’une affaire qui l’obsède depuis deux décennies, l’affaire Didot et Maïer. La jeune reporter, dont l’histoire personnelle est intimement liée au génocide des Tutsis, va tirer « les fils » de cette énigme avec le soutien constant du jeune retraité.

Cette enquête menée comme un polar promène le lecteur de la ligne 6 du métro parisien à la campagne lorraine, en passant par Namur, en Belgique, Kigali, au Rwanda, et, bien sûr, la Corse, sa gastronomie, ses chants et ses paysages. « Tallone est bien mon village, explique Pierre Lepidi, la maison achetée par Martin Pietri existe, elle appartient au meilleur ami de mon père et je m’y rends plusieurs fois par an. » À travers Paradis et Martin, Pierre Lepidi raconte en réalité la véritable enquête qu’il a menée pour Le Monde et qui a donné une série en deux épisodes publiée en janvier 2022, « Le mystère des gendarmes français assassinés à Kigali ». Ainsi, les noms, les lieux, les événements… « tout est vrai, poursuit l’auteur, mais le roman m’a permis de parler de manière détournée de certaines sources et, donc, de certains éléments, que je n’aurais pas pu utiliser dans un article. »

Le roman a également été l’occasion pour le reporter d’approfondir d’autres aspects, comme redonner une histoire – et presque un visage – à Jean-Damascène Murasira, le jeune gardien et jardinier retrouvé enterré au côté des victimes françaises. Il avait 24 ans lors de son assassinat. La veille au soir, il avait enlacé sa mère adoptive, qui était la cuisinière des Didot, et l’avait saluée, « Murabeho ».

À lire : Pierre Lepidi, Murabeho, JC Lattes, 25 octobre 2023, 283 pages, 20,90 €.
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