
« Si l’entretien est long, il faut que nous trouvions un endroit sûr pour discuter. » Après plusieurs minutes à parcourir les rues d’Hoïma à bord d’un boda-boda (vélo-taxi ou moto-taxi), Innocent Tumwebaze s’arrête à proximité d’une petite maison. « Je suis toujours sur mes gardes. J’ai constamment peur d’être suivi », raconte-t-il d’un air craintif. Pour cause : ce jeune père d’une trentaine d’années, membre de la Oil Refinery Residents Association (Orra), est une des principales voix qui défend les personnes déplacées dans le cadre de la construction d’un parc industriel (raffinerie, aéroport, installation de gestion des déchets) à quelques kilomètres de cette ville située dans l’ouest de l’Ouganda. Il se bat depuis une décennie pour que les droits des communautés locales affectées par les projets pétroliers soient respectés.
En 2006, les premiers gisements de pétrole commercialement viables sont découverts en Ouganda dans la région du Rift Albertin, sur les rives du lac Albert, dans l’ouest du pays. Les compagnies pétrolières – la britannique Tullow Oil, la française Total et la chinoise Cnooc – estiment alors les réserves à 2,5 milliards de barils. À cette époque, la présidence ougandaise et son gouvernement entreprennent de définir un cadre politique et juridique pour accompagner le développement du secteur pétrolier. En 2008, le ministère de l’Énergie et du Développement des mines approuve la politique nationale du pétrole et du gaz1, élaborée par une équipe dirigée par Fred Kabagambe Kaliisa, conseiller présidentiel pour l’industrie du pétrole, du gaz et des minéraux.
Ce texte de 56 pages vise à guider le développement du secteur pétrolier émergent et prévoit, entre autres, la mise en place de projets de raffinage à moyenne ou à grande échelle « afin de satisfaire les besoins nationaux et régionaux en produits pétroliers ». Or la construction d’une grande raffinerie fait débat lors des discussions entre les compagnies pétrolières et le gouvernement ougandais. Deux visions s’opposent : les sociétés privées souhaitent que le pétrole soit vendu sur le marché international grâce à la construction d’un oléoduc, tandis que le président ougandais exige la construction d’une grande raffinerie capable de produire plus de 150 000 barils par jour2.
Face aux pressions diplomatiques de la France, de la Grande-Bretagne et de la Chine, Yoweri Museveni cède. Les deux parties s’accordent en 2014 sur la construction d’une raffinerie capable de produire entre 30 000 et 60 000 barils par jour et sur la construction de l’oléoduc East African Crude Oil Pipeline (Eacop) afin de desservir le marché international3. Le gouvernement fait appel en 2017 à l’Albertine Graben Energy Consortium Partners pour concevoir, financer, construire et entretenir l’infrastructure dans le cadre d’un partenariat public-privé. Ce consortium, composé de quatre entreprises, Yaatra Ventures LLC (États-Unis), Nuovo Pignone International Srl (États-Unis), LionWorks Group Ltd (Maurice) et Saipem Spa (Italie), financera 60 % du projet, tandis que les 40 % restants seront apportés par la filiale de la compagnie pétrolière ougandaise publique : l’Uganda Refinery Holding Company Limited (URHC).
Des compensations sous-estimées
Quelques années auparavant, en 2012, le gouvernement ougandais avait choisi de construire sa raffinerie dans le sous-comté de Buseruka (district d’Hoïma). Le ministère de l’Énergie et du Développement des mines avait alors engagé la société Strategic Friends International (SFI) afin d’évaluer le prix des terres appartenant à des centaines de familles, et qui seront par la suite acquises par le gouvernement. Treize villages, dans lesquels vivaient 7 118 paysans, ont ainsi été entièrement détruits pour laisser place à une raffinerie qui, à ce jour, n’a toujours pas été construite. Deux propositions avaient à l’époque été faites aux personnes concernées : une compensation financière ou une relocalisation sur de nouvelles terres.

Une personne déplacée qui a souhaité rester anonyme dénonce les pratiques de Strategic Friends International : « Lors du processus d’évaluation de nos terres, SFI sous-estimait en permanence la valeur et la taille de nos propriétés », s’emporte-t-il. Innocent Tumwebaze dresse le même constat : « Des personnes avaient plusieurs propriétés dans différents villages. Certaines n’étaient pas comptabilisées dans l’évaluation de leur terre. » « Moi, j’ai hérité mes terres de mes parents, précise-t-il. Elles n’étaient pas cadastrées auprès d’une autorité. Dès lors, il était impossible de contester leur évaluation. » Dans l’ouest de l’Ouganda, peu de terres sont titrisées, et la plupart des familles détiennent leur parcelle en vertu des régimes fonciers coutumiers. La propriété privée n’existe pas dans les villages de la région.
L’activiste poursuit : « J’avais 4,5 acres [18 000 m2] de terres. Quand j’ai demandé à être indemnisé financièrement, SFI m’a proposé 42 millions de shillings ougandais [10 200 euros] pour compenser la perte de mes terres et de mes cultures. » Il a finalement opté pour une relocalisation sur de nouvelles terres. « On me proposait 4,5 millions de shillings pour 1 acre. Mais juste à côté de moi les terres étaient achetées 7 millions de shillings par acre. Vous imaginez combien d’argent je perdais ? »
Par ailleurs, les indemnités se basent sur une évaluation effectuée en 2012. Or de nombreux retards de paiements ont été documentés par des chercheurs, des journalistes et des associations4. Lorsque certaines familles reçoivent leur argent des années plus tard, des terres d’une valeur équivalente ne leur sont plus accessibles financièrement à cause de l’inflation.
Privés de moyens de subsistance
Quant aux familles qui ont choisi la relocalisation, elles ont dû patienter jusqu’en 2018 avant d’obtenir leurs nouvelles terres. « Le ministère de l’Énergie et du Développement des mines a imposé une date butoir en août 2012. À partir de ce moment, on nous a interdit de cultiver nos terres, se souvient Emmanuel Ongyeer, un jeune d’une vingtaine d’années dont la famille a choisi d’être relocalisée. Ils nous ont dit : “Ne plantez aucune culture de longue durée parce que vous allez bientôt partir.” Mais nous sommes restés beaucoup plus longtemps que prévu. De nombreuses personnes ont souffert », souffle-t-il.
Dans le district d’Hoïma, en milieu rural, près de 80 % des habitants sont des agriculteurs5. Ils subviennent aux besoins de leur foyer grâce à leurs récoltes et se rémunèrent en vendant les surplus. « Lorsqu’on m’interdit de cultiver mes terres, je ne peux plus gagner d’argent, explique une autre personne déplacée. On dépend de l’agriculture. Nos moyens de subsistance ont été impactés par ce projet. Je ne pouvais plus envoyer mes enfants à école et soutenir ma famille pour avoir des médicaments ou d’autres services. »
Ces familles ont finalement été relogées en 2018. Quarante-six maisons ont été construites à quelques dizaines de kilomètres de la ville d’Hoïma. Emmanuel Ongyeer vit aujourd’hui dans ce petit village nommé Kyakaboga. Assis dans un de ces nouveaux logements, le jeune homme raconte les changements engendrés par son déplacement et celui de ses proches : « Avant, nous vivions dans des petites maisons en terre cuite et mal isolées. Les routes étaient en mauvais état. » Désormais, les routes comme les maisons sont de meilleure qualité. L’électricité a été installée, et un poste de police, un marché, une salle de réunion ainsi qu’une école ont été bâtis. En revanche, toutes les personnes rencontrées dans ce nouveau village regrettent le manque de concertation dans le cadre de leur relogement. « Le ministère de l’Énergie et du Développement des mines n’a pas pris en compte notre culture locale, relève Emmanuel Ongyeer. Selon les traditions alur, les enfants, à partir de 15 ans, ne dorment plus dans la maison avec les parents. » En effet, les filles comme les garçons possèdent leur propre maison, à côté de celle des parents. Le reste de la parcelle sert à planter du manioc, des bananes, du maïs, des patates et d’autres cultures vivrières.
Désormais, ces familles (souvent plus de dix personnes) doivent cohabiter dans une maison de 40 mètres carrés. « En plus, ma maison est à 1 kilomètre de mes terres », commente Innocent Tumwebaze, avant de poursuivre : « Une vieille femme possède ses terres à plus de 1 kilomètre de sa maison. Imaginez le temps que ça lui prend d’y aller, de cultiver et de revenir. » Emmanuel Ongyeer vit la même situation : « Les terres de mon père sont loin. Beaucoup de personnes dans le village ont le même problème. Juste à côté de chez moi, un vieux monsieur doit parcourir plus de 2 kilomètres pour cultiver ses terres. » Par ailleurs, les nouvelles maisons sont collées les unes aux autres. « Avant, nos maisons étaient bien plus espacées, détaille Emmanuel Ongyeer. Il n’y avait pas de problème majeur entre les voisins. Mais lorsqu’on est arrivés, des familles sont entrées en conflit puisque nous étions trop serrés. “Ta chèvre est venue sur mon terrain… Ta poule a mangé dans ma cuisine…” C’est devenu un gros problème. »
Des audiences sans cesse repoussées
Face aux défis posés par l’expropriation de ces milliers de personnes, Oil Refinery Residents Association est créée en 2012. Cette association accompagne les familles pour leur permettre de s’adapter à leur nouvel environnement. En 2014, avec l’appui d’une autre association, Africa Institute for Energy Governance (Afiego), Orra et une dizaine de personnes déposent plainte pour protester contre les retards de paiements et la sous-évaluation des terres.
Depuis neuf ans, les audiences ne cessent d’être repoussées. Dans un premier temps, elles sont prévues à Kampala. Finalement, le juge décide de transférer l’affaire à Masindi, une ville située à plusieurs dizaines de kilomètres du village. Lorsque les plaignants se rendent à la Haute Cour de Masindi, un nouveau juge leur apprend que le procès aura finalement lieu à Hoïma. L’association se déplace donc pour la troisième fois en décembre 2022 à la cour d’Hoïma. Sans succès. En février 2023, le procès est encore repoussé. Cet enchaînement de reports ne désespère pourtant pas Emmanuel Ongyeer : « Pourquoi ne veulent-ils pas juger notre affaire ? Nous ne savons pas mais je reste optimiste, le jour viendra où justice sera rendue car nous la méritons. »
Au ministère de l’Énergie et du Développement des mines, les divers responsables de ce projet interrogés par Afrique XXI affirment que les évaluations et les paiements d’indemnités ont été effectués conformément à la loi. Mais, pour eux, l’intérêt stratégique de ce projet est plus important encore : « Le pétrole raffiné pourra être utilisé localement, explique une source au sein du ministère qui a souhaité garder l’anonymat. Mais on pourra aussi l’exporter vers le Rwanda, le Burundi, le Soudan du Sud. Ça nous permettra d’avoir une position stratégique vis-à-vis des pays voisins. »
Le gouvernement met tout en œuvre pour étouffer les mobilisations citoyennes. Au cours de la dernière décennie, des dizaines d’activistes de la société civile ougandaise ont subi des représailles pour avoir critiqué le mode de gestion du développement de l’industrie pétrolière6. « Le gouvernement a un problème avec la critique, constate un activiste sous anonymat. Dès lors que nous prenons la parole pour discuter des problèmes liés aux projets pétroliers, le gouvernement nous considère comme des saboteurs. Pour cette raison, le régime emploie tous les moyens pour nous réprimer. »
« Ils m’ont braqué un pistolet sur la tête »
Innocent Tumwebaze a été arrêté et intimidé à plusieurs reprises. Il affirme avoir été frappé par des agents de la sécurité intérieure (Internal Security Organisation, ISO). « Ils m’ont interrogé en 2013. Ils m’ont frappé et m’ont braqué un pistolet sur la tête. Ils ont aussi pointé leurs armes sur des personnes qui sont venues me défendre », se remémore-t-il. Une personne présente lors des faits confirme sa version.
Cette répression est à mettre en lien avec la militarisation de la région. Fin 2008, l’armée y a déployé entre 7 500 et 10 000 soldats supplémentaires, commandés par le colonel et fils du président, Muhoozi Kainerugaba7. Deux bases militaires ont été installées, et de nombreux postes de police ont été ouverts. Dans la ville d’Hoïma, il n’y a pas une heure sans que l’on voie passer une patrouille de la police ou de l’armée.
« C’est notre devoir d’apporter la sécurité à notre peuple, justifie une personnalité politique locale, membre du parti au pouvoir, le Mouvement de résistance nationale (National Resistance Movement, NRM). Avec les découvertes de pétrole, la ville a attiré des voleurs et des terroristes. On a des informations qui disent que les zones pétrolières attirent les terroristes. On doit faire attention et protéger la région. On ne veut pas que les personnes vivent dans la peur. » Une position loin de rassurer la société civile, qui perçoit plutôt cette présence comme des manœuvres d’intimidation.

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1Ministère de l’Énergie et du Développement des mines, Politique nationale du pétrole et du gaz pour l’Ouganda, 2008.
2Benjamin Augé, L’Afrique de l’Est, une géopolitique pétrolière à haut risque, Ifri, 2012.
3Luke Patey, Oil in Uganda : Hard bargaining and complex politics in East Africa, Oxford Institute for Energy Studies, 2015
4Jörg Wiegratz, Giuliano Martiniello, Elisa Greco, Uganda : The Dynamics of Neoliberal Transformation, éditions ZED, 2018, non traduit. Yusuf Serunkuma and Eria Serwajja, Before the First Drop : Oil, Capitalists, and the Wretcheds of Western Uganda, éditions House Facility, 2022, non traduit. Ismail Bategeka, « Frustration as court adjourns oil refinery payout case », Monitor, 2022. Voir aussi les travaux de Orra, Afiego ou encore Nape.
5Hoïma District Local Government, District Development Plan 2020/2021–2024/2025, 2019.
6Voir Maxwell Atuhura, Christopher Mahoi, Un cauchemar nommé Total, Les Amis de la Terre & Survie, octobre 2020.
7Benjamin Augé, Produire du pétrole en zone de conflit : cas de l’Afrique médiane, Institut français de géopolitique, 2012.