La lettre hebdomadaire #131

Émancipation

L'image montre une main tendue vers le haut, en direction de chaînes suspendues qui descendent. La main, légèrement ouverte, semble chercher à atteindre les chaînes, qui sont bien visibles sur un fond sombre. Les chaînes sont métalliques, avec une texture rustique, et elles évoquent une sensation d'emprisonnement ou de lutte. L'éclairage met en valeur les détails des chaînes et de la main, créant une atmosphère à la fois troublante et poignante. Cette composition suggère un thème de quête ou de désir de liberté.
© Zulmaury Saavedra

L’ÉDITO

UNE NOUVELLE ÈRE

Il fut un temps où chaque épisode de la vie politique française, même les plus insignifiants, était commenté dans la presse des pays africains dits « francophones ». Une nouvelle loi, un échange musclé au Parlement, une déclaration du président ou de son principal opposant, un scandale politico-financier : rien n’échappait à l’œil avisé, et souvent expert, des journalistes, et ces péripéties étaient ensuite commentées avec passion dans la rue, dans les bureaux et dans les maquis. Pour les Français de passage ou installés sur le continent, il n’était pas rare de discuter avec des personnes qui étaient plus au fait des débats en cours à Paris qu’eux-mêmes. Parfois, ces interlocuteurs semblaient plus inspirés par la politique en France que par celle de leur propre pays, et la marche de la « démocratie » française servait souvent de repère – un exemple à suivre ou à ne pas suivre, en fonction des circonstances.

Cette époque semble aujourd’hui sinon révolue, du moins en passe de l’être. Dans leur grande majorité, les médias de l’Afrique de l’Ouest, les plus « proches » de l’actualité française, n’ont couvert qu’à la marge les résultats des élections européennes qui se sont tenues le 9 juin et l’annonce par le président français Emmanuel Macron de la dissolution de l’Assemblée nationale et de l’organisation d’élections législatives anticipées. L’événement est pourtant de taille : après être arrivée largement en tête lors du scrutin européen, l’extrême droite pourrait récidiver les 30 juin et 7 juillet prochains, et obtenir la majorité à l’Assemblée. Cet épisode pourrait non seulement marquer une rupture dans l’histoire politique de la France, mais aussi impacter directement le quotidien des Africains. Non pas que la politique africaine de la France pourrait changer du tout au tout : le Rassemblement national (RN) s’inscrit pleinement dans l’histoire de la Françafrique, et cela fait bien longtemps que les Le Pen père et fille ont noué des relations décomplexées avec les chefs d’État africains. En janvier 2023, une Marine Le Pen tout sourire avait été reçue au palais présidentiel par Macky Sall à Dakar. Mais l’arrivée au pouvoir de l’extrême droite aurait forcément des répercussions immédiates sur la vie de millions d’Africains, de Franco-Africains et de Français originaires du continent.

Le RN veut non seulement intensifier la lutte contre l’immigration (déjà très répressive sous Emmanuel Macron), notamment celle qui vient d’Afrique, mais il entend en outre rogner les droits des étrangers installés en France, s’attaquer à la double nationalité et réprimer la pratique de l’islam. S’il obtenait la majorité, les premières victimes de sa politique mortifère seraient les personnes racisées. Pourtant, en Afrique subsaharienne, cette menace n’intéresse plus grand-monde. Hormis quelques articles dans la presse burkinabè ou sénégalaise, elle n’est que très peu commentée. La plupart des titres se contentent de reprendre des dépêches d’agences, et aucun n’en a fait sa une.

Ce relatif désintérêt, qui confine à l’indifférence dans un tel contexte, illustre le changement d’époque auquel nous assistons. Il est évident, aujourd’hui, que ce qui se passe en France n’intéresse plus autant qu’avant les Africains. C’est comme si le cordon qui a été maintenu artificiellement pendant des décennies avec l’ancienne puissance coloniale – cordon médiatique en l’occurrence – avait été rompu ; comme si (enfin !) la France était redevenue un pays comme un autre. Cela peut s’expliquer assez facilement dans les pays sahéliens où les autorités ont censuré les médias audiovisuels français, RFI et France 24 (ou encore TV5 Monde cette semaine au Burkina), et où parler de la France expose des journalistes à des critiques, voire à des menaces. Mais ailleurs, où l’on continue, dans nombre de foyers, d’écouter et de regarder ces médias (bien souvent pour la qualité de l’information et du dispositif scénique qu’ils proposent plus que pour un intérêt particulier pour l’actualité française), cela signifie que l’on a fini par tirer un trait sur cette forme de dépendance intellectuelle.

Cette évolution s’inscrit dans un contexte plus large de rejet de la politique française en Afrique, et de tout ce qui renvoie à la France et aux formes de néocolonialisme développées après les indépendances : le franc CFA, les bases militaires, les multinationales. Il démontre que ce rejet, bien loin de n’être qu’un « sentiment antifrançais », est le fruit d’un processus historique d’émancipation vis-à-vis d’une tutelle aujourd’hui perçue comme anachronique, voire insupportable. Vue de ces pays, la France n’est plus le centre du monde.
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À VOIR

DISCRIMINATIONS DANS LE SPORT : LES INSTITUTIONS MONDIALES POINTÉES DU DOIGT

« Un homme qui fait une très belle performance devient un surhomme. Une femme qui fait une très belle performance doit forcement être un homme », résume Payoshni Mitra, chercheuse et activiste pour les droits des athlètes, interrogée dans le documentaire de la réalisatrice canadienne Phyllis Ellis, Des Sportives trop puissantes. Sorti au Canada en 2022, lauréat du Donald Brittain Award en 2024, le film est désormais disponible en libre accès sur la chaîne franco-allemande Arte.

Le documentaire suit la lutte de plusieurs avocats et activistes qui s’engagent pour les droits des femmes athlètes discriminées par les réglementations de l’International Association of Athletics Federations (IAAF) et du Comité international olympique. En retraçant l’histoire de cinq athlètes, Castor Semenya (Afrique du Sud), Margaret Wambui (Kenya), Annet Negesa (Ouganda), Evangeline Makena (Kenya) et Dutee Chand (Inde), le documentaire met en lumière les violations des droits des femmes athlètes, principalement celles qui sont racisées, et les discriminations qu’elles vivent sur la base de l’intersexuation.

Accusées d’« hyperandrogénie », obligées de subir des examens humiliants et des opérations réduisant leur taux de testostérone, souvent exclues des compétitions internationales sur la base d’études scientifiques fantaisistes qui se révèlent souvent fausses, ces athlètes sont exposées à des conséquences psychologiques, sociales et financières dramatiques. À garder à l’esprit alors que les Jeux olympiques de Paris démarreront dans un peu plus d’un mois.

À voir : Phyllis Ellis, Des sportives trop puissantes, 2022. Sur Arte et sur sa chaîne youtube.
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LES ARTICLES DE LA SEMAINE

Au Katanga, les manigances oubliées de la Françafrique
Bonnes feuilles ⸱ Dans sa nouvelle enquête, le journaliste Maurin Picard s’intéresse à un épisode oublié de l’histoire de la Françafrique : le soutien apporté par le régime gaulliste à la sécession katangaise, dans l’ex-Congo belge, en 1961. Il dévoile comment la France a appuyé cette rébellion dans le but d’étendre son « pré carré », et pourquoi cette ingérence s’est soldée par un échec.
Par Maurin Picard

Au Nigeria et en Ouganda, une déforestation sauvage malgré les fonds « verts »
Enquête ⸱ Alors que les donateurs occidentaux versent des centaines de millions d’euros au gouvernement ougandais pour protéger les forêts, une puissante mafia continue de couper à tout-va. Au Nigeria, malgré un financement « vert » important, c’est le gouvernement lui-même qui fait disparaître les arbres. Dans les deux pays, les communautés riveraines en payent un lourd tribut.
Par Uchenna Igwe et James Onono Ojok (Zam Magazine)

Congo. L’indépendance sur le divan
Littérature ⸱ Avec Le Psychanalyste de Brazzaville (prix Orange du Livre en Afrique 2024 et Grand Prix Afrique 2023), l’écrivain congolais Dibakana Mankessi ausculte habilement les premières années de l’indépendance, de la chute de Fulbert Youlou à la prise de pouvoir de Marien Ngouabi en passant par l’assassinat de Lazare Matsocota. Un roman d’amour qui est aussi un texte à clefs.
Par Adrien Vial

Les dessous de la coopération migratoire entre l’Égypte et la France
Enquête ⸱ Redoutant un effondrement du pays et l’afflux de migrant(e)s qui en découlerait, l’Union européenne renforce les frontières de l’Égypte à coups de centaines de millions d’euros, malgré le risque d’atteintes aux droits humains. Un projet poussé et mis en œuvre par la France et l’Organisation internationale pour les migrations (OIM), toutes deux proches du régime égyptien, dont Orient XXI révèle les coulisses via plusieurs documents exclusifs.
Par Antoine Hasday

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