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Littérature

Ebrahim Hussein, la poésie, le kiswahili et la liberté

La sortie de Diwani ya tuzo ya ushairi ya Ebrahim Hussein Anthologie du prix de poésie Ebrahim Hussein, 2014-2020 ») est l’occasion de (re)découvrir le célèbre poète, auteur et dramaturge tanzanien, dont l’œuvre en langue kiswahili a influencé de nombreux étudiants de la région.

L'image montre un tableau noir sur lequel sont écrits des caractères en lettres cursives, à la craie. Les lignes commencent par les voyelles "a", "e", "i", "o", "u", suivies de combinaisons de consonnes et voyelles, telles que "ba", "be", "bi", "bo", "bu", puis "ma", "me", "mi", "mo", "mu", et ainsi de suite. L'écriture est claire et simple, et le tableau a une texture légèrement rugueuse. L'ensemble de l'image évoque un environnement d'apprentissage.
Alphabet kiswahili.
© DR

Diwani ya tuzo ya ushairi ya Ebrahim Hussein Anthologie du prix de poésie Ebrahim Hussein, 2014-2020 ») est une sélection de poèmes en kiswahili reçus en vue de l’attribution du prix qui porte le nom du célèbre poète, dramaturge et auteur tanzanien. Ce prix créé en 2014 rend hommage à l’artiste et à la langue, le kiswahili, qu’il a implicitement défendue tout au long de sa vie. Ce troisième volume réuni quarante-cinq textes. Les poèmes originaux sont en kiswahili, accompagnés de leur traduction en anglais.

Né en 1943, Ebrahim Hussein est un puissant conteur de l’histoire de la Tanzanie et de l’Afrique. Chroniqueur infatigable de la situation du continent après les indépendances, il est une figure emblématique des arts et de la littérature en Afrique de l’Est et en Afrique centrale. Ses œuvres – Kinjeketile (1965) en particulier – sont étudiées dans toute la région par les universitaires et constituent un texte imposé au lycée pour ceux qui étudient le kiswahili. Ses pièces Mashetani (1971) et Jogoo Kijijini (1976) sont également célèbres dans toute l’Afrique de l’Est.

Kinjeketile raconte l’histoire du soulèvement des Maji Maji contre les Allemands en Tanzanie entre 1905 et 1907. Il utilise la voix et le point de vue du leader du soulèvement, Kinjeketile Ngwale, pour reconstituer la lutte épique entre le colonisateur et le colonisé, qui a défini les contours de la nation tanzanienne et a fait écho à des luttes similaires dans toute l’Afrique. Un étudiant de Hussein explique : « Nous avons trouvé Kinjeketile beaucoup plus accessible que Mashetani... Le professeur Hussein n’a pas froid aux yeux – en cela, il ressemble à Wole Soyinka dans son attitude –, c’est à vous de faire le voyage de la connaissance et de l’illumination avec lui. »

L’impact qu’il a eu sur celles et ceux à qui il a enseigné est palpable, que l’on s’adresse à des Tanzaniens, à des Kényans ou à des étudiants d’autres nationalités. « Kinjeketile est une exploration profonde, mordante et riche du processus de libération de l’Afrique du colonialisme », explique l’un de ses étudiants des années 1980. « Mashetani est une critique plus profonde et plus sophistiquée de l’Ujamaa1 et du gouvernement de Mwalimu Nyerere... Le professeur Hussein m’a appris comment les mécanismes du kiswahili éclairent les Africains qui cherchent à se comprendre eux-mêmes. Intellectuellement, Hussein est une personne d’une rare et grande profondeur qui ne se limite pas à un domaine étroit, mais qui aurait quelque chose de sage à dire si vous l’interrogiez sur la politique ou la physique nucléaire. »

Proche de la vérité manifeste

Ironiquement, bien qu’il soit très probablement le penseur et l’auteur le plus influent au monde en langue kiswahili, le professeur Hussein reste largement inconnu en dehors de l’écosystème dynamique et croissant des locuteurs du kiswahili – parce qu’il écrit en kiswahili ! Cependant, contrairement à d’autres, le professeur Hussein ne s’est jamais engagé dans la défense de l’utilisation de la langue et de son accessibilité. La place centrale qu’occupent la culture et la pensée africaines dans tout ce qu’il fait est implicite – dans sa vie comme dans sa « politique ». L’utilisation du kiswahili pour Hussein est aussi proche que possible de la vérité manifeste.

Le débat n’est pas nécessaire car la prédominance du kiswahili dans les récits les plus durables de la réalité africaine est incontestée et, avec le temps, cela est devenu encore plus vrai. Parmi les collègues écrivains de Hussein qui s’expriment dans leur langue africaine, on peut citer : les Kényans Ngũgĩ wa Thiong’o et Ken Walibora (1965-2020) ; les Tanzaniens Peninah Muhando (1948-...), Shaaban Robert (1909-1962), Euphrase Kezilahabi (1944-2020) et Ben R. Mtobwa (1958-2008). À l’exception de Ngũgĩ wa Thiong’o, qui vit aux États-Unis depuis des décennies, le reste de cette communauté accomplie est largement inconnu en dehors de l’Afrique de l’Est et de l’Afrique centrale.

Le professeur kényan Chacha Nyaigotti-Chacha, ancien doyen de la faculté des arts et des sciences sociales de l’université d’Egerton (Nairobi), ancien secrétaire exécutif du Conseil interuniversitaire pour l’Afrique de l’Est, actuellement président de la Commission pour l’enseignement universitaire au Kenya, pédagogue, dramaturge, spécialiste du kiswahili et contemporain du professeur Hussein, explique : « Hussein est un profond créateur de connaissances dans la langue kiswahili, dont la contribution au discours littéral a aidé le kiswahili à pénétrer le domaine de la politique sur le continent africain. » Le professeur Chacha se souvient avec émotion de l’époque, dans les années 1980, où ils ont presque réussi à obtenir que le professeur Hussein aille enseigner au Kenya. La bureaucratie universitaire a malheureusement été trop lente, et le projet n’a pas abouti. Hussein a toutefois pu passer un certain temps au Kenya avec des étudiants de l’université Kenyatta. Ils gardent encore aujourd’hui un souvenir impérissable de lui.

La déception de l’Ujamaa

Le professeur Hussein s’exprime rarement et est surtout connu pour ses pièces de théâtre et ses livres publiés dans les années 1960 et 1970. L’une de ses dernières apparitions en public remonte au lancement du prix de poésie baptisé en son honneur, après quoi il a rarement été vu. Il est intéressant de noter qu’il est surtout connu et étudié dans la région comme l’un des fondateurs du théâtre expérimental africain. Si sa réputation de dramaturge l’emporte sur celle de théoricien et d’observateur de la condition africaine, les choses ont considérablement changé au cours des deux dernières décennies. Sa thèse de doctorat, achevée en 1973 à l’université Humboldt de Berlin-Est, s’intitulait : « Sur le développement du théâtre en Afrique de l’Est ».

Ses œuvres explorent les principaux thèmes politiques de l’époque et, bien qu’il soit clairement un panafricaniste convaincu, son œuvre la plus politique, Jogoo Kijijini (1976), était censée exprimer sa déception à l’égard de la politique « Ujamaa » définie par la Tanzanie. Hussein n’a cessé d’étudier la situation postindépendance de l’Afrique, de la nation et de la résilience des modèles coloniaux d’organisation politique et économique.

Il a rencontré le cinéaste canadien Gerald Belkin (1940-2012) lorsque ce dernier était lui-même plongé dans l’« Ujamaa » et étudiait le socialisme dans les villages de la campagne tanzanienne dans les années 1960. Hussein a également aidé Belkin à apprendre le kiswahili, d’abord lorsque Hussein était encore basé à Berlin, puis lorsqu’il a rejoint Belkin et sa femme, Paule, dans le village de Ngamu, dans la région de Singida (centre de la Tanzanie). Le lien qu’ils ont tissé a conduit Belkin à lui léguer un capital de 57 000 dollars (52 171 euros environ) – sa façon à lui d’honorer son ami et le point de départ du prix de poésie Ebrahim Hussein. Le prix et l’organisation qui l’entoure ont été soutenus, entre autres, par le Gatsby Trust, aujourd’hui devenu le Tanzania Growth Trust (l’éditeur de ce troisième volume). Il n’existe pas d’autre prix de ce type dans toute la région.

La langue de ceux qui vivent les vies

Le kiswahili a toujours conféré un pouvoir unique à l’œuvre du professeur Hussein, car il écrit dans la langue de ceux qui vivent les vies qu’il décrit. Pendant des centaines d’années, le kiswahili a été considéré comme une langue bâtarde – un mélange de langues bantoues et d’arabe –, et ses locuteurs comme une nation hybride issue du sang bantou et arabe. Cette idée reçue a été largement démentie, et la nation kiswahili est aujourd’hui reconnue comme l’un des peuples, l’une des cultures et l’une des langues les plus anciens de la côte Est de l’Afrique.

Elle est aujourd’hui la langue indigène la plus puissante d’Afrique. Elle est parlée du Nord, à Oman, jusqu’au Sud, en Afrique du Sud, où son enseignement dans les écoles a été approuvé en 2018. Le kiswahili est l’une des langues nationales de la Tanzanie, du Kenya, de l’Ouganda, du Burundi, du Rwanda, de la République démocratique du Congo, du Mozambique et du Soudan du Sud. En 2019, le kiswahili a été désigné comme l’une des langues de travail officielles dans l’ensemble des seize pays membres de la Communauté de développement de l’Afrique australe (SADC). C’est également une des six langues officielles de l’Union africaine (avec le français, l’anglais, l’arabe, le portugais et l’espagnol).

Le kiswahili permet de traiter les sujets les plus douloureux avec respect et avec une nuance africaine que l’on ne retrouve pas en anglais. Cette aisance procurée par l’utilisation de cette langue est maîtrisée par tous les poètes réunis dans le recueil : ils abordent tous les sujets, depuis les défis du leadership en Afrique jusqu’à la pédophilie, le viol, les mutilations génitales féminines et d’autres angoisses et complexités de sociétés en mutation rapide.

La plupart des poètes de l’anthologie sont des hommes, mais ce sont les femmes qui fournissent les œuvres les plus touchantes et les plus intéressantes. Leurs poèmes sont puissants, personnels, instantanés, et abordent les sujets les plus inconfortables. Les thèmes développés sont ceux qui ont préoccupé Ebrahim Hussein tout au long de sa vie artistique, qu’il s’agisse de la culture africaine, de l’appartenance à une nation ou du leadership. Mais c’est lorsqu’elles explorent les problèmes auxquels seules les femmes sont confrontées pour maintenir l’unité des communautés que leur art est le plus convaincant. Leurs luttes quotidiennes sont les défis les plus durables de la société.

Une cohorte de poètes « ordinaires »

Il est rare que des recueils de poésie soient publiés en Afrique et qu’ils présentent non pas des auteurs notables, mais des poètes citoyens ordinaires. Ce qui est fascinant dans ces recueils de poèmes issus du concours, ce sont les biographies de tous les poètes. Parmi eux figurent de nombreux enseignants, mais aussi des universitaires, des chauffeurs, des mineurs et d’autres profils – des Tanzaniens ordinaires qui ont la poésie en eux et qui l’ont partagée grâce à ce prix.

Dans le cadre de la politique « Ujamaa » du père fondateur de la Tanzanie, Mwalimu Julius Nyerere (président de 1964 à 1985), qui consistait à utiliser le kiswahili pour construire la nation, les Tanzaniens qui fréquentent les écoles nationales étudient en kiswahili depuis l’école maternelle jusqu’à l’examen final avant de passer au lycée. Au lycée, ils reçoivent ensuite un enseignement en anglais. Le kiswahili est aujourd’hui une langue mondiale, mais nulle part dans le monde elle n’est mieux parlée et étudiée aussi intensément qu’en Tanzanie. Peu de pays peuvent produire une cohorte de poètes citoyens en kiswahili aussi importante et totalement organique.

La Tanzanie est également le berceau de l’école Bagamoyo et de la tradition des arts du spectacle. Les meilleurs dramaturges et poètes du pays disposent donc d’un éventail de moyens d’expression indigènes qui ne sont pas disponibles dans de nombreux autres pays. Taasisi ya Sanaa na Utamaduni Bagamoyo (TaSuBa), ou l’Institut des arts et de la culture de Bagamoyo – anciennement Collège des arts de Bagamoyo –, est la seule institution spécialisée de ce type dans la région et accueille des étudiants et des praticiens de tous les pays de la région.

1«  Ujamaa  » signifie «  travailler et vivre ensemble  ». Ce terme est devenu la base du socialisme tanzanien dont les objectifs et les moyens ont été exprimés dans la déclaration d’Arusha du 5 février 1967.