L’ÉDITO
AFRIQUE DU SUD. L’ANC S’EST ÉLOIGNÉ DU QUOTIDIEN DE SES ÉLECTEURS
Les résultats des élections en Afrique du Sud, proclamés le 2 juin, où le Congrès national africain (ANC) n’a obtenu que 40,18 % des voix, a mis en évidence les profondes divisions politiques qui existent depuis longtemps dans le pays et les problèmes chroniques de pauvreté, de chômage des jeunes, d’effondrement des infrastructures et de corruption.
Le problème qui se pose aux négociateurs de l’ANC pour la formation d’une coalition permettant la formation d’un gouvernement viable est le parti uMkhonto we Sizwe (MK) de Jacob Zuma, qui a obtenu 14,58 % des voix. Les médias sud-africains sont remplis d’articles sur lui, dont le ton varie entre la froideur et la colère, notamment ceux rédigés par des anciens au passé illustre ayant participé aux guerres de libération, connu la prison de Robben Island et pris part à la direction politique après 1994, dans l’euphorie de la fin de l’apartheid et de l’étreinte chaleureuse de Nelson Mandela par le monde entier. L’ANC incarnait la victoire nationale dans le récit unificateur de la lutte, le sacrifice de Robben Island, les difficultés de l’exil, l’oppression de l’apartheid, l’opposition au racisme.
Pour une grande partie de ses membres historiques, Jacob Zuma est responsable de la division de l’ANC, de l’éviction truquée du président Thabo Mbeki lors de la conférence historique de l’ANC, à Polokwane, en décembre 2007, et, en tant que président de 2009 à 2018, d’un régime corrompu, d’une gestion médiocre et d’une captation de l’État. Tout cela est désormais bien documenté. Au cours de son second mandat, l’ANC a perdu des voix lors des élections nationales et locales de 2014 et 2016. MK serait donc un partenaire de coalition impensable.
Sur la SABC, le 5 juin, Lindiwe Sisulu, membre du Comité national exécutif de l’ANC et ancienne ministre, explique pourquoi l’Alliance démocratique (DA), qui a obtenu 21,81 % des voix, n’est pas non plus un partenaire approprié : « Il y a des différences flagrantes avec notre idéologie… La DA est anti-pauvres, anti-Noirs, contre le salaire minimum national [le fief de la DA, le Cap-Occidental, a un revenu vingt fois supérieur à celui de la province la plus pauvre du pays, NDLR]. »
Lindiwe Sisulu est issue d’une des plus grandes familles historiques de l’ANC. Elle souligne l’importance du rôle de l’Afrique du Sud sur la scène internationale. « [Depuis] plus de vingt ans, l’ANC est engagé dans des alliances au sein des Brics [Brésil, Russie, Inde, Chine, Afrique du Sud] avec la Palestine, la Russie et la Chine… Aucune de ces alliances n’est soutenue par la DA », a-t-elle expliqué. Comme tous les dirigeants de l’ANC, elle admet : « Nous n’avons pas encore tenu nos promesses », mais que « nous trouverons les partenaires qui le permettront ». Elle entend par là les Combattants pour la liberté économique (EFF) de Julius Malema (9,52 % des voix) et les six autres petites formations qui ont cumulé 13,91 % des suffrages (de 3,85 % à moins de 1 %).
L’ANC a rencontré tous les partis pour des pourparlers (MK n’a pas répondu à l’invitation) et a discuté avec les syndicats et la société civile. Pallo Jordan, ancien combattant de l’ANC et ministre dans les premières années qui ont suivi la fin de l’apartheid, a rappelé que, par le passé, l’ANC avait participé à deux gouvernements de coalition avec des « ennemis jurés », malgré les violences continues contre les townships et en dépit de « la révocation de certaines de [ses] figures clés… ». « Des temps très durs », a-t-il rappelé, ajoutant : « Je m’attendais à un déclin de notre vote, je ne m’attendais pas à une déroute. » Selon lui, « des intérêts de classe sont apparus, des problèmes de société que l’ANC n’a pas pu résoudre... Il s’agit peut-être d’un nouveau départ ».
Dès son arrivée au pouvoir, l’ANC a buté sur les questions économiques. Le successeur de Nelson Mandela, l’intellectuel Thabo Mbeki, a par ailleurs brillé par un étrange déni de la réalité du VIH/Sida, qui a entraîné des centaines de milliers de morts en Afrique du Sud.
Sur les divergences internes à l’ANC depuis son accession au pouvoir, Pallo Jordan a tenu à rappeler que l’ANC avait toujours été une formation composite, unie par l’objectif absolu de la fin du régime raciste oppresseur. Une fois cet objectif atteint, les diverses composantes politiques et idéologiques de l’ANC se sont manifestées en entrainant des ruptures internes et en renforçant des ambitions personnelles.
Ses politiques sociales (et il y en a eu) ont souvent été contrastées par la nature capitaliste de l’économie nationale, avec laquelle l’ANC a pactisé depuis les accords de paix de la Codesa (décembre 1991), qui ont précédé les premières élections libres. Maintenant que l’on fait face à une génération qui n’a pas connu l’apartheid, rappelle Jordan, l’ANC n’est jugé, à juste titre, que pour ses capacités à assurer un développement économique plus équitable et à garantir une meilleure distribution des richesses. Et, aujourd’hui, à négocier avec les regroupements les plus radicaux de l’échiquier politique sud-africain à majorité noire, afin de redonner l’espoir aux plus démunis
Les chiffres de la Banque mondiale et des agences des Nations unies ont montré l’incapacité de l’ANC à produire des programmes de service public efficaces : l’indice de développement humain (calculé par les Nations unies) est passé de 0,73 en 1994 à 0,65 en 2004, reléguant l’Afrique du Sud à la 121e place sur les 177 pays étudiés, juste derrière la Guinée équatoriale. Le revenu par habitant a augmenté de 30,7 % entre 1990 et 2022, mais les 20 % les plus aisés détiennent 68 % des richesses (contre 47 % dans des pays au profil similaire), tandis que les 40 % les plus pauvres en détiennent seulement 7 % (contre 16 % dans des pays similaires). L’Afrique du Sud a l’écart de revenu le plus important au monde. Le chômage des jeunes dépasse les 50 % (contre 12 % dans des pays similaires) et le chômage général est de 28 % (contre 6 % en moyenne dans des pays similaires).
L’EFF et d’autres nouveaux partis considèrent certains dirigeants de l’ANC comme des « super-riches ». Comme l’a dit Pallo Jordan : « L’ANC peut tirer les leçons de la défaite. Regardez ce qui s’est passé dans la société : il s’agit d’une génération d’électeurs très éloignée de moi ou du député moyen de l’ANC. Cette diversité dans notre société est synonyme de démocratie. » À la question de savoir s’il resterait au sein de l’ANC malgré les alliances possibles, il a répondu avec un grand sourire : « Bien sûr, j’y ai consacré toute ma vie. »
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À LIRE
NIGERIA. UN AN APRÈS SON ÉLECTION, QUEL EST LE BILAN DE BOLA TINUBU ?
Le dernier numéro du journal sud-africain The Continent est consacré au premier anniversaire de l’élection du président nigérian, Bola Tinubu. Ce dossier analyse ses résultats, principalement sur le plan économique. Au moment de son accession au pouvoir, en mai 2023 (après avoir battu Peter Obi), les Nigérians se demandaient s’il serait capable de « sauver » le pays. Outre les enjeux sécuritaires dans le Nord, notamment dans les zones où sont actifs les groupes djihadistes Jama’at Ahl el-Sunna lil-Da’wa wal-Jihad (JAS) et Islamic State West Africa Province (ISWAP), Tinubu avait également pour mission de résoudre la crise économique dans laquelle est plongé le pays.
Le journal s’est notamment intéressé à la réforme qui a mis fin aux subventions sur les combustibles, adoptée dès les premiers jours de son mandat. Les auteurPIB par habitant (passant de 1 688 dollars en 2023, soit 1 550 euros, à 1 110 dollars estimés en 2024) et de la valeur du naira, et conduit à l’augmentation des prix du gaz et de la nourriture (+38 % sur un an). Le dossier met en lumière les changements que la politique économique du nouveau président a provoqués dans la vie quotidienne des Nigérians, des petits vendeurs de légumes aux étudiants (African Argument, partenaire d’Afrique XXI, a également consacré un article à ce sujet).
es constatent que cette décision a entraîné la chute duThe Continent se demande si le gouvernement de Tinubu sera en mesure de mettre en place des programmes de protection sociale afin d’amortir les conséquences de sa politique économique et de mieux soutenir la population.
Le dossier traite également d’autres évolutions depuis l’arrivée de Tinubu. Par exemple, les auteurattaques contre les journalistes, notamment par la police qui, bien souvent, joue le rôle de « pistolet pour le compte de personnes puissantes ». Depuis un an, quarante-cinq attaques contre les médias ont été dénombrées. « Selon Edetaen Ojo, qui dirige Media Rights Agenda, une organisation nigériane de défense de la presse, environ 62 % de ces attaques sont le fait des services de sécurité de l’État », précise le journal. Pourtant, rappelle The Continent, le président lui-même avait tenu des discours pour la défense de la profession, jusqu’en décembre dernier.
es notent un net recul de la liberté de la presse et une progression desÀ lire : The Continent, « Three stars : Tinubu’s tricky first year », juin 2024.
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