« Coconut Head Generation », une ode à la résistance des étudiants au Nigeria

Analyse · Le réalisateur Alain Kassanda a suivi la vie quotidienne d’étudiants de la célèbre université d’Ibadan en 2020, année où éclate le mouvement #EndSARS. Pour le chercheur nigérian Joshua Akintayo, ce film « est incontournable pour quiconque souhaite comprendre les particularités et les subtilités » des études supérieures au Nigeria.

L'image montre une foule dense rassemblée pour une manifestation. Au centre, une personne tient une grande pancarte avec des inscriptions demandant la fin d'abus de la police. Les manifestants portent des vêtements variés, certains affichent des signes de solidarité, comme des masques. En arrière-plan, on aperçoit des bâtiments et des palmiers, ce qui donne une idée que l'événement se déroule dans une ville. L'atmosphère est chargée d'énergie collective, marquée par un sentiment de lutte et de revendication pour des droits.
Etudiants de l’Université d’Ibadan (Nigeria) lors du mouvement #EndSARS (2020).
© DR

L’une des expériences les plus déroutantes que j’ai vécues en tant qu’étudiant dans un établissement public d’enseignement supérieur nigérian a été d’expliquer la réalité et les nuances du statut d’étudiant à des Nigérians issus de milieux socioculturels complètement différents, ainsi qu’à ceux qui étaient relativement peu familiarisés avec le terrain nigérian. Ma trop grande familiarité avec ces réalités et les conséquences qui en découlent, telles que la fatigue sociale, ont probablement contribué à mon incapacité à formuler un argument convaincant. Cependant, le cinéaste Alain Kassanda n’a certainement pas le même problème que moi – peut-être parce qu’il n’est pas émotionnellement attaché ou fatigué : il a réussi à capturer fidèlement ces réalités dans son rafraîchissant documentaire Coconut Head Generation.

Le réalisateur expose de manière captivante un argument que j’ai longtemps eu du mal à exprimer : l’écart considérable entre, d’un côté, les aspirations d’une génération et, de l’autre, les conditions matérielles épouvantables et l’hostilité sociopolitique plus large dans lesquelles ces aspirations sont façonnées. Le film – une observation des difficultés quotidiennes liées aux études et à la vie dans un établissement d’enseignement supérieur public nigérian – révèle les problèmes existentiels causés par un environnement sociopolitique répressif et la manière dont ces problèmes reflètent les défis systémiques plus vastes de l’État nigérian postcolonial.

Filmé pendant les célèbres manifestations EndSARS1 et ses expériences éprouvantes, qui ont eu un profond effet psychosocial sur les jeunes, cette diffusion est arrivée à un moment opportun.

Luttes constantes et exubérance juvénile

Le documentaire commence par une épigraphe qui décrit brièvement le cadre du film, l’université d’Ibadan (UI), considérée comme le berceau de l’enseignement supérieur et de l’intellectualisme au Nigeria et en Afrique subsaharienne. Cette scène est suivie de deux plans qui opposent les mondes passé et présent de l’UI : le premier montre la première inscription à l’université, et le second filme l’inscription à l’université de l’année universitaire au cours de laquelle le documentaire a été filmé. Alors que l’UI pose un micro-contexte pour le film, la deuxième ligne de l’épigraphe – un récit sur les « séries de films du jeudi » (Thursday Film Series, TFS), une initiative étudiante qui crée un espace sûr pour des conversations et des débats stimulants – fournit un macro-contexte pour les différentes discussions.

Ainsi, les scènes du film oscillent entre la salle de classe, la salle des TFS, les résidences et la communauté universitaire dans son ensemble. C’est précisément grâce à cette atmosphère que le film parvient à saisir le monde de la vie des étudiants nigérians : une lutte constante pour relever les divers défis quotidiens liés à des situations sociopolitiques endémiques dont ils ne sont pas à l’origine mais qui les affectent le plus souvent.

Alors que Coconut Head Generation donne une belle image de la vie sur le campus, c’est à travers les différentes scènes du TFS que nous avons une idée de la soif et de la capacité des étudiants à apprendre et à s’engager dans les grandes questions sociopolitiques contemporaines qui façonnent la société nigériane, même si c’est par des moyens non traditionnels de communication de la connaissance. Ces tendances sont évidentes dans les débats qui suivent les différentes projections de films au TFS. Ces films – africains et français – abordent des questions telles que le colonialisme, l’idéologie patriarcale, la sexualité, les structures de pouvoir hégémoniques et les élections, qui sont toutes emblématiques des questions existentielles auxquelles est confronté le continent africain. Il est important de noter que les étudiants abordent ces diverses questions sociales et politiques avec une exubérance juvénile, de la vigueur, des perspectives critiques et des points de vue divergents, façonnés par des positions idéologiques différentes. Ces débats reflètent des préoccupations qui dépassent le contexte nigérian.

Étudiants sans-abri et squatters

Ainsi, le TFS n’a pas seulement facilité des environnements pour des échanges stimulants d’idées non traditionnelles, mais a également créé un climat pour résister aux systèmes hégémoniques de pouvoir répressif. Ces traits caractéristiques pénètrent avec succès l’intériorité de l’attente d’un environnement intellectuel et donnent une image plus complète de ce que signifie forger des relations sociales et intellectuelles au sein d’une université. Il est important de noter que le ton des débats de ces scènes du TFS a également exprimé la frustration qui émerge lorsque les idées de la jeune génération sont rarement prises en compte et ne sont jamais intégrées à des solutions pratiques aux problèmes sociaux.

En outre, le TFS donne un aperçu des conditions structurellement hostiles qui incarnent les réalités vécues par les étudiants – des conditions horribles contre lesquelles ils luttent et malgré lesquelles ils s’épanouissent avec succès pour atteindre l’excellence et la reconnaissance intellectuelles et académiques au niveau mondial. Un étudiant de l’université de Lagos raconte ces réalités quotidiennes exaspérantes dans un documentaire-photo qui met en lumière les conditions sociales désastreuses. L’un de ces travaux montre des étudiants en train de passer leurs examens sous les lampadaires, au bord de la route, en raison d’une panne d’électricité à l’université. Une autre photo montre des chambres surpeuplées, conçues par défaut pour trois étudiants mais occupées par au moins six personnes, des squatters.

Malgré les nombreuses conséquences liées au squat (juridiques et sur la santé publique), cette pratique est considérée comme un mécanisme ou une stratégie de survie acceptable, en particulier face au sans-abrisme et au déplacement. La rareté et la surpopulation des espaces publics abordables et le coût exorbitant des foyers privés exacerbent la réalité (situation de sans-abri et de déplacement) avec laquelle les étudiants sont constamment aux prises sur les campus universitaires. Ainsi, les étudiants normalisent le squat comme une stratégie d’adaptation pour naviguer dans leur vie quotidienne.

Affronter et résister à la violence

En regardant cette scène, je me suis souvenu avec effroi de mes propres expériences en tant que squatteur et « squatté » à différentes périodes de mes études de premier et de deuxième cycles, au cours desquelles j’ai été confronté à des émotions de peur et d’anxiété. Ces expériences, telles qu’elles sont habilement capturées dans le documentaire, montrent comment les étudiants sont victimes de l’« État absent »2, un phénomène omniprésent dans l’Afrique postcoloniale qui explique parfaitement l’État nigérian.

Le portrait que dresse Coconut Head Generation des structures de pouvoir répressives des universités nigérianes ainsi que de la capacité des étudiants à affronter et à résister à ces dynamiques et à leur violence symbolique m’a frappé. Les scènes résument bien les circonstances entourant la suspension par le Conseil académique du président du Student Union Government (SUG) de l’université en raison des demandes de cartes d’identité des étudiants : l’université a retardé la délivrance des cartes d’identité personnelles pendant deux sessions universitaires, ce qui a conduit les agences de sécurité à harceler occasionnellement les étudiants parce qu’ils n’étaient pas en mesure de s’identifier. En réclamant ces cartes, le président du SUG s’est attiré les foudres du Conseil académique et a été suspendu.

Pour quelqu’un comme moi, qui a été témoin de la mesure au travers de laquelle les établissements
publics d’enseignement supérieur exercent leur pouvoir sur les étudiants, les récits de Coconut Head Generation constituent un rappel opportun et troublant du niveau de délabrement institutionnel qui affecte les établissements d’enseignement supérieur. En outre, en racontant ces histoires, le documentaire montre comment les dirigeants universitaires créent un discours et une image menaçants autour des SUG, qui instillent la peur et la paranoïa chez les étudiants, les poussant à vivre en silence par crainte des réprimandes et des mesures disciplinaires. Les universités utilisent intuitivement leur pouvoir de cooptation, d’endiguement et de contrôle pour discipliner les étudiants afin qu’ils se conforment à des politiques strictes.

« EndSARS » et les aspirations contrariées

Le documentaire réfute efficacement deux récits répandus dans les médias et parmi les donateurs étrangers au sujet des jeunes et des étudiants au Nigeria. Le premier limite l’efficacité des jeunes et des étudiants aux seuls répertoires violents en mettant l’accent sur leur résistance et en dévalorisant l’importance de la non-violence. Le second décrit les jeunes et les étudiants comme des acteurs violents et irrationnels qui ont besoin d’être guidés. L’habileté du TFS, notamment dans la sélection des films, déconstruit ces récits en suscitant des débats et des conversations stimulants sur des questions sociopolitiques cruciales. Ainsi, le documentaire remet en question la perception populaire des jeunes selon laquelle ils seraient irrationnels, abrasifs et agités. Le film les dépeint au contraire comme étant rationnels et capables de s’affirmer.

Malgré les réussites du documentaire, j’ai trouvé déconcertant le peu d’attention qu’il accorde à EndSARS. Je trouve frustrant que le film traite ce mouvement à la hâte, sans fournir de contexte, étant donné que le thème central tourne autour de la perpétuation de la violence structurelle et physique sous diverses formes. La couverture peu convaincante du moment EndSARS par le documentaire est d’autant plus surprenante qu’il a représenté et signalé un moment décisif pour la génération des protagonistes. EndSARS a non seulement mis en lumière les frustrations collectives des jeunes, mais a également démontré leur capacité à se mobiliser et à exiger des changements systémiques. Même si une grande partie de ces demandes n’ont pas été satisfaites, ce qui exacerbe les aspirations contrariées de cette génération.

Malgré tout, le documentaire Coconut Head Generation est incontournable pour quiconque souhaite comprendre les réalités, les particularités et les subtilités des études dans un établissement public d’enseignement supérieur nigérian. Par conséquent, comme le suggère l’épilogue du documentaire, si être « une tête de coco » signifie s’opposer fermement à la médiocrité, aux structures de pouvoir oppressives, à l’exploitation sexuelle et à l’assujettissement au genre, alors c’est une étiquette louable à adopter, et nous pouvons tous être fiers de l’incarner et d’être des « têtes de coco » !

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1En 2017, #EndSARS a commencé comme un hashtag sur Internet qui plaide pour l’abolition de la Special Anti-Robbery Squad (SARS), une unité de la police nigériane accusée de violations généralisées des droits humains telles que l’extorsion, la torture et les exécutions extrajudiciaires. Ce hashtag a pris de l’ampleur et s’est transformé en un mouvement de protestation en octobre 2020, prônant un changement systémique sociopolitique plus large.

2La notion d’«  État absent  » est utilisée en relation avec la fourniture de services sociaux et la fonction matérielle de l’État dans laquelle il a été constaté qu’il n’était pas à la hauteur de son statut actuel, qui est de maintenir sa domination et son contrôle sur les citoyens.