La lettre hebdomadaire #123

Charters

© Jurica Koletić

L’ÉDITO

RWANDA-GRANDE-BRETAGNE. ACCORD DE LA HONTE ET EXTRÊME-DROITISATION EUROPÉENNE

Après deux années d’atermoiements, de recours en justice, de condamnations d’à peu près toutes les organisations de défense des droits humains du monde, la Grande-Bretagne a adopté une loi indigne : des demandeurs d’asile entrés illégalement sur le territoire pourront être déportés au Rwanda, à plus de 6 000 kilomètres, en plein cœur de l’Afrique centrale.

Après avoir fui la guerre et la misère, traversé des déserts, connu les geôles libyennes, avoir vu certains de leurs compagnons de fortune mourir en mer Méditerranée ou dans la Manche, après avoir endetté leurs familles restées au pays et subi la traque sans relâche des polices européennes, des hommes, des femmes et des enfants devront tout recommencer de zéro dans un pays inconnu.

Certes, la dernière mouture du texte adopté par les deux chambres parlementaires britanniques le 22 avril, tard dans la nuit, apporte quelques garde-fous : un recours pourra être effectué devant la justice avant leur déportation (la décision devra être rendue en vingt-trois jours) et le candidat à l’exil ne pourra pas être renvoyé dans son pays d’origine. Il recevra aussi 3 000 livres (environ 3 500 euros) – bien moins que la somme totale que la plupart d’entre eux ont dépensée pour rejoindre les côtes anglaises.

À Kigali, où ils seront logés dans le Hope Hostel, les autorités rwandaises étudieront leur dossier. Deux choix s’offriront à eux : rester au Rwanda dans le cadre d’un programme spécifique d’intégration, ou tenter d’obtenir un asile dans un autre pays. Dans le premier cas, le Rwanda recevra 3 000 livres par mois pendant cinq ans pour loger, former ou financer des études et pourvoir aux besoins élémentaires du nouvel arrivant. Voudront-ils rester ? Rien n’est moins sûr : cette proposition est déjà faite depuis quelques années à des demandeurs d’asile évacués de Libye et accueillis au Rwanda dans le cadre d’un partenariat d’urgence entre le Haut-Commissariat aux réfugiés des Nations unies, le Rwanda et l’Union africaine. Sur les 2 000 réfugiés passés par ce mécanisme, aucun n’a souhaité s’installer au pays des Milles Collines.

Mais il est vrai que, dans ce modèle financé par l’Union européenne à hauteur de 25 millions d’euros pour la période 2022-2026, aucune enveloppe n’est prévue pour soutenir une installation. « L’argent proposé aux exilés venus de Londres convaincra sûrement bon nombre d’entre eux de rester, pense Alain Mukuralinda, porte-parole adjoint du gouvernement rwandais. Avec ces fonds, ils pourront réaliser beaucoup de choses, y compris en faire parvenir une partie à leur famille au pays. »

Au Rwanda, on assure vouloir avant tout « aider ». Même si l’argent versé par Londres (environ 627 millions d’euros pour les 300 premiers réfugiés accueillis) bénéficiera, directement ou indirectement, à l’économie. Surtout, Kigali pourrait s’assurer un soutien indéfectible outre-manche en cas de critique sur sa gouvernance, sur les droits humains ou quant à son implication dans la guerre dans l’est du Congo.

D’autres voix rappellent que le Rwanda est déjà surpeuplé. La croissance démographique de ce pays est impressionnante : d’un peu plus de 5 millions au sortir du génocide des Tutsis il y a trente ans, le nombre d’habitants est passé à 14 millions aujourd’hui. Avant le génocide, alors qu’un peu plus de 7 millions de Rwandais vivaient sur les collines, le régime génocidaire arguait déjà de la surpopulation (à certains endroits, la densité atteignait 400 habitants au kilomètre carré) et du manque de terres pour refuser le retour des exilés. Aujourd’hui, le pouvoir assure qu’il s’agissait d’une fausse excuse.

En Grande-Bretagne, de nombreuses alertes ont été lancées : les policiers qui devront effectuer la tâche inhumaine de les mettre dans des charters craignent des agressions ; les organisations civiles craignent des suicides ; d’autres encore craignent une augmentation des violences car toute personne ayant un casier judiciaire est exclue de l’accord. Seul espoir : que la Cour européenne des droits de l’homme bloque les avions et que les élections législatives, prévues au dernier semestre 2024, portent au pouvoir les travaillistes, qui ont promis de mettre un terme à cet accord en cas de victoire.

L’expérience britannique est observée par d’autres pays européens, dans un contexte d’extrême-droitisation du Vieux Continent. Selon le porte-parolat rwandais, des États « du nord de l’Europe » ont pris contact dès le début des négociations avec la Grande-Bretagne, il y a deux ans. Les pays « riches », devenus perméables aux thèses racistes du « grand remplacement », veulent faire peser la « misère du monde » sur les pays les plus « pauvres » de la planète.
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À VOIR, À ÉCOUTER

AU PORTUGAL, LES GRAINES AFRICAINES DE LA « VOLUTION DES ŒILLETS »

Il y a cinquante ans, le 25 avril 1974, la révolution des Œillets menée par « les capitaines d’avril » emportait la plus vieille dictature d’Europe. Elle emportait aussi avec l’empire colonial portugais, déjà écorné en 1961 par la reprise des comptoirs indiens par le pouvoir de Nehru. Les années 1960 sont aussi le moment d’une politique de colonisation par le peuplement en Angola et au Mozambique promettant la richesse et l’ascension sociale dans les « joyaux de l’empire ».

La dictature portugaise reposait notamment sur une mystique impériale qui conduisit le pouvoir à maintenir à tout prix sa domination sur ses « territoires ultramarins » en Afrique. Quitte à sacrifier sa jeunesse, contrainte de servir à des milliers de kilomètres de chez elle ou à opter pour l’immigration clandestine, et d’user des moyens les plus cruels (massacres, napalm…) pour mater les luttes indépendantistes.

En effet, dès le début des années 1960, les luttes armées font vaciller les colonies. L’impact des guerres coloniales sur la population portugaise est souvent comparé à celui du Vietnam dans la société états-unienne. Au moins 10 000 morts, des dizaines de milliers de traumatisés côté portugais, des centaines de milliers de jeunes préférant l’exil à la guerre ; au moins 45 000 civils tués, des bombardements massifs et l’usage du napalm.

En Guinée-Bissau, le PAIGC, mené par Amílcar Cabral, inflige de très lourdes pertes à l’armée portugaise et déclare son indépendance en septembre 1973 (accordée officiellement un an plus tard). Les autres colonies suivront la voie en 1975. La révolution portugaise est ainsi une révolution africaine, tant l’expérience violente des guerres coloniales pour toute une génération contrainte sera décisive dans le renversement du pouvoir en 1974.

À écouter :
Une série d’émissions du Cours de l’Histoire sur France Culture revient sur cette histoire :
Aux racines de la révolution des Œillets, un empire colonial en crise, Radio France, disponible depuis le 23 avril 2024.

À voir :
La chaîne franco-allemande Arte consacre également un documentaire au rôle des colonies portugaises en Afrique dans la révolution :
Brigitte Kleine, Des Œillets pour la révolution, Arte, 2024, 44mn.

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Podcast ⸱ Il n’y a pas que des hommes qui prennent la route de l’exil. Des femmes aussi se lancent dans l’aventure, pour le meilleur et parfois pour le pire. Dans cette série de sept podcasts réalisée au Sénégal, des migrantes parlent des raisons qui les ont poussées à partir (et parfois à revenir), des difficultés qu’elles ont rencontrées au cours de leur exil, mais aussi des joies et des réussites.
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