ÉDITO
EN GUINÉE, LE BRUIT ASSOURDISSANT DES BOTTES
La Guinée vient tout juste de fêter ses soixante-six ans d’indépendance. Voici quelques semaines, elle célébrait également les trois ans du coup d’État de septembre 2021, qui avait vu Mamady Doumbouya, un ancien caporal-chef de la Légion étrangère de l’armée française devenu colonel de l’armée guinéenne et commandant de ses forces spéciales, renverser le président Alpha Condé. Ce coup d’État avait été très bien accueilli par la majorité de la population : peu de temps avant, Condé s’était assuré un troisième mandat après un bricolage constitutionnel des élections peu crédibles et une répression brutale ; en outre, il semblait incapable d’améliorer la situation socio-économique malgré le boom minier qu’a connu la Guinée dans la deuxième moitié des années 2010.
Mais les espoirs placés en Doumbouya, devenu général de corps d’armée, ont été rapidement déçus. D’abord, le retour à un pouvoir civil ne cesse d’être retardé. Dans l’entourage de Doumbouya, on laisse flotter l’idée que le général-président pourrait être candidat à la prochaine élection présidentielle, alors que cette possibilité avait été explicitement exclue dans la charte de transition adoptée après le coup d’État. À la tribune des Nations unies, en 2023, Doumbouya lui-même avait critiqué la supposée imposition du modèle démocratique à l’Afrique.
Plutôt que de se presser de mettre un terme à la transition, le régime s’emploie à la promotion d’un « Programme Simandou 2040 », du nom d’un massif montagneux où l’exploitation annoncée d’un immense gisement de fer suscite de grands espoirs – et de grands appétits – alors que la situation socio-économique reste mauvaise. 2040… bel horizon chronologique !
En outre, la répression est plus intense encore que sous Condé : les manifestations ont été interdites ; les grands médias privés, fermés ; les principales figures d’opposition, contraintes à l’exil. Plus inquiétant encore, Billo Bah et Foniké Menguè, deux des animateurs du Front national pour la défense de la Constitution (FNDC), qui avait mené la lutte contre Condé et s’employait à contester la gestion de la transition par le régime Doumbouya, ont disparu depuis leur enlèvement en juillet par des hommes encagoulés et en tenue militaire. Aujourd’hui, toutes les voix discordantes sont menacées.
Le régime n’en montre pas moins des signes de nervosité. Son origine militaire lui pèse sans doute. Rappelons que les deux régimes militaires précédents avaient suscité des violences au sein même des forces de sécurité – une tentative (manquée) de coup d’État contre le général-président Lansana Conté en 1985 et une tentative (manquée) d’assassinat contre le capitaine-président Moussa Dadis Camara en 2009.
Différents épisodes laissent penser que Doumbouya est inquiet : l’évasion spectaculaire d’un militaire influent qui était en détention, le colonel Claude Pivi, en novembre 2023 (il a été arrêté au Liberia récemment et extradé) ; la mort en détention de l’ancien chef d’état-major Sadiba Koulibaly, en juin, et du colonel Célestin Bilivogui, dont le corps vient d’être rendu à sa famille ; toute une série de radiations dans les rangs de l’armée ; des coups de feu entendus près du Palais présidentiel fin septembre… Lors du défilé organisé à l’occasion de la fête de l’indépendance, on a vu l’armée de terre marcher sans armes alors que les Forces spéciales, une unité formée par Doumbouya et qui lui doit tout, étaient armées et en force. Le message était clair : Doumbouya est sur ses gardes.
Cette dérive dictatoriale n’a pas empêché l’Organisation internationale de la francophonie de lever la suspension du pays – « chance » que n’ont pas eue les voisins malien, burkinabè et nigérien, également dirigés par des régimes militaires – et de l’inviter à participer au 19e sommet de la Francophonie, qui se tient ces 4 et 5 octobre en France. Il est vrai que Paris, subitement oublieux de ses appels au respect des droits humains et à la liberté d’expression, s’est vite rapproché de Doumbouya, notamment par le biais de la coopération militaire.
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DANS L’ACTU
UNE PREMIÈRE VICTOIRE POUR LES CHAGOSSIENS
Pour les Chagossiens, expulsés de chez eux il y a plus de cinquante ans, ce n’est pas encore la fin du combat, mais c’est une victoire majeure qu’ils viennent de remporter. Après un demi-siècle de litige, le Royaume-Uni a trouvé, ce jeudi, un « accord historique » avec l’île Maurice sur la souveraineté de l’archipel des Chagos dans l’océan Indien. Dans une déclaration commune des gouvernements britannique et mauricien, Londres reconnaît la souveraineté de l’île Maurice sur les îles Chagos. Cependant, la déclaration précise que, « pendant une période initiale de quatre-vingt-dix-neuf ans », le Royaume-Uni sera « autorisé à exercer des droits souverains » sur l’île de Diego Garcia, afin de permettre aux États-Unis d’y conserver leur base militaire.
Cela faisait près de deux ans que le Royaume-Uni et Maurice étaient entrés en négociations. Depuis plusieurs années, la rétrocession à Port-Louis de ce chapelet d’îles situé au milieu de l’océan Indien, et le retour sur leur terre natale des centaines de Chagossiens qui en furent expulsés sous la contrainte ou par la ruse, paraissaient inéluctables. Ce combat judiciaire a été magistralement raconté par le juriste Philippe Sands.
Cet archipel, constitué d’une cinquantaine d’îles, était rattaché à l’île Maurice durant la colonisation britannique. En 1968, Maurice a obtenu son indépendance. Mais les Chagos sont restées une « propriété » du Royaume-Uni. Afin de satisfaire les États-Unis, qui voulaient y installer une base militaire, les quelque 2 000 habitants de cet archipel, dont les aïeux avaient été amenés en tant qu’esclaves durant les siècles précédents, en furent expulsés à la demande de Washington. L’île de Diego Garcia fut ainsi transformée en immense base militaire à partir de 1971 – base d’où ont notamment décollé les avions qui ont bombardé l’Irak en 2003.
Maurice revendiquait le territoire des Chagos depuis 1975. Les Chagossiens, de leur côté, bien qu’éparpillés entre Maurice, les Seychelles et la Grande-Bretagne, n’ont cessé de réclamer le droit à retourner vivre sur leurs îles. Si cet accord ne leur offre toujours pas cette possibilité, et s’il « sacralise » la présence militaire états-unienne pour un certain temps encore, il leur ouvre au moins le champ des possibles.
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