Au Mozambique, le Cabo Delgado oublié des élections

Portfolio · Alors que les élections générales se sont tenues le 9 octobre, la situation dans le Cabo Delgado continue de se dégrader. Les habitants de cette région riche en gaz, dans le nord du Mozambique, subissent les attaques des groupes armés tandis que l’essentiel des forces de sécurité protègent les multinationales, comme le français TotalEnergies.

L'image montre un monument composé d'une statue d'un homme saluant, érigée sur une base colorée avec des formes géométriques. La statue est en métal et représente un personnage au regard déterminé. La base est peinte en plusieurs couleurs vives : rouge, jaune, vert et noir, formant des triangles. En arrière-plan, on aperçoit des ruines de bâtiments, avec des murs partiellement effondrés et une végétation verdoyante qui entoure l'ensemble. L'atmosphère est à la fois historique et contemplative, suggérant un lieu chargé de mémoire.
Une statue de Samora Machel, premier président du Mozambique, trône sur la place centrale de l’île d’Ibo (1er férvier 2024).
© Paloma Laudet

Les Mozambicains ont été appelés aux urnes ce 9 octobre. Ces élections générales ont vu s’affronter deux camps emblématiques de la vie politique mozambicaine : le Front de libération du Mozambique (Frelimo), représenté par Daniel Chapo et au pouvoir depuis l’indépendance, en 1975, et la Résistance nationale du Mozambique (Renamo), d’Ossufo Momade. Au milieu de ces deux poids lourds, le candidat indépendant Venâncio Mondlane, ancien parlementaire de la Renamo, a tenté d’exister, sans grand succès.

Au-delà des enjeux électoraux habituels, la question sécuritaire et l’avenir de la région stratégique du Cabo Delgado, riche en gaz naturel et épicentre d’une insurrection djihadiste depuis 2017, a largement été débattu dans la campagne. Le Frelimo n’a jamais accepté de négocier avec le groupe terroriste alors que l’opposition s’est dite ouverte aux discussions et insiste sur les causes socio-économiques de l’insurrection.

Le résultat des élections présidentielle, législatives et provinciales ne fait cependant guère de doute : le Frelimo est promis à se maintenir au pouvoir. Trente-deux ans après la fin de la guerre civile, qui a dévasté le pays, il continue de régner de manière autoritaire. Ce conflit sanglant avait émergé des tensions post-indépendances, opposant le gouvernement marxiste-léniniste du Frelimo à la guérilla de la Renamo, soutenue par la Rhodésie et l’Afrique du Sud de l’apartheid. Après quinze ans de conflits, un accord de paix avait été signé en 1992.

Crise, dette et gaz naturel

Mais ce n’est qu’en 2019, sous la présidence de Filipe Nyusi, que les hostilités politiques et militaires ont officiellement pris fin avec la signature de l’accord de paix de Maputo. En parallèle, Nyusi a dû faire face à un autre héritage : une crise financière provoquée en 2016 par le scandale de « la dette cachée ».

Cette affaire met en lumière les dérives du régime engagé dans des montages financiers opaques, pour plus de 2 milliards de dollars. Ces prêts, contractés secrètement par des entreprises publiques et jamais approuvés par le Parlement, devaient financer des projets de sécurité maritime et de pêche (dont des commandes de navires passées à une entreprise française1), mais ont surtout alimenté des réseaux de corruption. Après ces révélations, l’aide internationale a été suspendue, et le Mozambique s’est retrouvé en défaut de paiement.

Cette crise est également fortement liée aux ambitions du pays autour des vastes réserves de gaz naturel découvertes au large du Cabo Delgado : certains de ces emprunts détournés devaient financer la protection des exploitations opérées par des multinationales étrangères telles que l’états-unienne ExxonMobil, la française TotalEnergies et l’italienne Eni.

Une plainte contre TotalEnergies

En 2019, TotalEnergies a acquis 26,5 % du gisement de gaz naturel et développé Mozambique LNG, un projet qui s’étend sur 7 500 hectares et qui comprend des trains de liquéfaction. Pour réaliser ce projet niché dans la baie d’Afungi, TotalEnergies a réalisé un investissement de 20 milliards de dollars.

Mais, depuis le 24 mars 2021, le projet est à l’arrêt. Ce jour-là, Palma, petite ville portuaire à une dizaine de kilomètres du site gazier, est assaillie par 500 djihadistes d’Ansar al-Sunna (AS), affilié à l’État islamique, qui, depuis 2017, sèment la terreur dans la province en pillant, torturant, violant et tuant des civils. Au moins 1 400 personnes ont perdu la vie ou sont toujours portées disparues, parmi lesquelles 55 employés de sous-traitants de TotalEnergies, d’après plusieurs enquêtes menées par le journaliste indépendant Alex Perry. Dans l’une d’elles, publiée par Politico le 26 septembre, le reporter accuse l’armée mozambicaine de massacres en représailles. Des soldats chargés de protéger les installations de TotalEnergies, qui a mobilisé 700 hommes en 2021, seraient impliqués dans des viols, séquestrations et tueries de plus d’une centaine de civils.

4 800 morts, mais le gaz n’attend pas

À la suite de l’attaque, la multinationale avait annoncé « le retrait de l’ensemble du personnel du projet du site Afungi ». Trois survivants et quatre ayants droit de victime ont par ailleurs porté plainte contre TotalEnergies pour « homicide involontaire et non-assistance à personne en danger ».

Malgré le renfort de 2 500 soldats rwandais déployés dans la région depuis 2021, la province du Cabo Delgado continue d’être le théâtre de violences. Après une légère accalmie en 2022, elles ont repris de plus belle depuis décembre 2023. Le bilan des victimes est lourd : plus de 4 800 morts, selon l’observatoire Cabo Ligado. Malgré cette instabilité persistante, TotalEnergies a maintenu dans le plus grand secret l’emploi de sous-traitants sur le site. Le 11 octobre 2023, la firme confirmait que « les activités actuelles sur site se [limitaient] au renforcement des infrastructures de sécurité et à l’amélioration des voies d’accès ».

L’entreprise se prépare même à une ouverture imminente et à l’arrivée de plus de 15 000 employés. Or, si le site d’Afungi et ses énormes richesses bénéficient d’un haut niveau de protection, il n’en est pas de même pour la population locale, qui continue d’être négligée. Cette situation a entraîné une grave crise humanitaire, avec plus de 1 million de déplacés, selon le Haut-Commissariat des Nations unies pour les réfugiés.

Dans ce reportage, réalisé entre janvier et février dans les villes de Pemba, Mocímboa da Praia, Muquite et sur l’île d’Ibo, des réfugiés ont accepté de livrer leur histoire.

© Paloma Laudet
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PEMBA, 28 JANVIER 2024. Neila (le prénom a été changé), 37 ans, a été kidnappée en 2020 par un groupe djihadiste à Mocímboa da Praia. Elle a été mariée de force à un combattant et violée au quotidien pendant sa captivité. « Le jour de mon enlèvement, ils ont attaché mon mari devant moi et m’ont dit de rester debout et de regarder ce qu’ils allaient faire. Ils lui ont tranché la tête avec un couteau, ainsi que les mains. Le reste de ma famille a également été tué. Je suis restée un mois dans un camp des Shebabs. Ils m’ont traitée comme un déchet. Dieu merci, j’ai réussi à m’enfuir. Je me suis cachée avant d’atteindre une ville où j’ai trouvé de l’aide. »

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CHIBANGA, 30 JANVIER 2024. « Je n’apprécie plus la vie depuis. J’ai tout perdu. Ma maison a été brûlée avec tous mes biens à l’intérieur. Je n’ai plus que les vêtements que je porte », raconte Sébastien Ntimamaque, 63 ans, devant sa maison détruite dans le village de Chibanga, proche de Mocímboa da Praia, après une attaque des Shebabs quelques jours plus tôt. Quatre personnes ont perdu la vie ce jour-là.

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MOCÍMBOA DA PRAIA, 30 JANVIER 2024. Rachid Moamad, 42 ans, sa sœur et ses enfants se trouvent dans un hôpital géré par Médecins sans frontières (MSF) à Mocímboa da Praia. D’août 2020 à août 2021, la petite ville de Mocímboa da Praia est restée sous le contrôle des Shebabs. L’hôpital était leur quartier général. « Mon neveu est très malade, il a la tuberculose. Il est difficile de se déplacer dans la région à cause de l’insécurité, et nous dépendons des motos que nous envoie Médecins sans frontières pour accéder à l’hôpital. »

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IBO, 1ER FÉVRIER 2024. Atija (le prénom a été changé) vit avec ses enfants dans le camp de déplacés de l’île d’Ibo. Elle espère pouvoir retourner sur le continent au plus vite. L’île d’Ibo, située dans l’archipel des Quirimbas, accueille plus de 35 000 déplacés internes du Cabo Delgado, selon le Fonds des Nations unies pour la population, notamment de la ville de Kisanga, en face de l’île, qui a subi de nombreuses attaques des insurgés.

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PEMBA, 3 FÉVRIER 2024. Marameni Abude, 23 ans, et sa grand-mère sont originaires de Macomia, qu’elles ont fui en 2019 après des attaques. Elles se sont d’abord réfugiées à Mocímboa da Praia, puis à Pemba, en 2020. Comme beaucoup d’autres déplacés, elles ont dû fuir plusieurs fois en raison de l’étendu des violences. « J’ai perdu deux frères dans les attaques. Ici, nous sommes en sécurité, mais nous n’avons même pas de quoi manger », explique Marameni.

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PEMBA, 2 FÉVRIER 2024. « Nous avons fui Muidumbe en 2022 pour nous réfugier à Macomia. Puis nous avons été forcés de fuir à nouveau. Cela a été terriblement dur avec notre frère handicapé qui ne peut pas marcher. On nous a abandonnés et nous avons dû nous cacher en attendant de pouvoir le transporter », confie Armanda, 27 ans (à gauche), avec son frère Muanajquna Ismael, 32 ans (au centre). Ils vivent maintenant à Pemba. Bien que certains déplacés aient pu regagner leurs lieux d’origine, 582 000 personnes étaient encore déplacées en janvier 2024, selon le Fonds des Nations unies pour la population.

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PEMBA, 3 FÉVRIER 2024. De nombreux déplacés internes qui fuient les violences arrivent dans le quartier de Paquitequete, à Pemba. Depuis le début de l’insurrection, en 2017, des centaines d’enfants ont été enlevés par les miliciens. Ils sont souvent utilisés comme soldats, espions, porteurs, ou pour effectuer des tâches domestiques dans les camps des insurgés. Les filles et les femmes kidnappées sont généralement forcées d’épouser les combattants, tandis que les garçons sont endoctrinés, formés à manier les armes dès leur plus jeune âge et obligés de rejoindre les rangs des combattants.

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PEMBA, 3 FÉVRIER 2024. Des pêcheurs sur une plage du quartier de Paquitequete, à Pemba. Les déplacés continuent d’affluer à Pemba par bateau depuis le nord de la province, mais la capitale provinciale est désormais surpeuplée, notamment dans le quartier des pêcheurs de Paquitequete, où les familles déplacées trouvent refuge auprès des communautés locales.

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MUQUITE, 31 JANVIER 2024. Des miliciens Naparama dans le village de Muquite. Les Naparama sont une milice locale aux croyances mystiques qui cherche à protéger la population. Les autorités ont autorisé l’existence de ces milices pour combattre les djihadistes.

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PEMBA, 3 FÉVRIER 2024. Arcuambe, 46 ans, a longtemps vécu à Palma. En 2023, il a quitté la ville pour chercher un endroit plus sûr et vit désormais à Pemba. Ancien agent de sécurité pour G4S, une entreprise sous-traitante de TotalEnergies spécialisée dans le gardiennage. Il dit avoir surveillé des entrepôts de marchandises à Palma jusqu’à l’été 2023. Il travaillait déjà sur le site lorsque Palma a été attaquée, le 24 mars 2021.

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PEMBA, 3 FÉVRIER 2024. Lina (le prénom a été changé), 28 ans, originaire de Macomia, vit aujourd’hui à Pemba, la capitale provinciale, qu’elle considère comme « la seule ville protégée de tout le Cabo Delgado ». Elle a fui sa ville natale il y a quatre ans après une attaque et s’est réfugiée à Pemba avec ses enfants. « Il y a deux jours, mon oncle a été tué lors d’une attaque terroriste dans mon village à Macomia. Je ne veux pas y retourner avec ma famille », explique-t-elle. Pour Lina, « l’armée ne protège pas les villageois, mais les ressources ».

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1Pour plus de détails sur cette affaire, lire Adrien Barbier, «  Scandale des dettes cachées au Mozambique : ce que ne dit pas le rapport de la commission d’enquête  », Le Monde, 16 décembre 2016.