
Lorsque, au printemps 2025, David1 débarque au parc national de Zakouma, au Tchad, pour commencer son nouvel emploi, il est stupéfait. Convaincu qu’il va travailler pour une ONG moderne, qui « fait de belles choses, dans le respect des droits humains », son rêve est rapidement brisé par la réalité sur le terrain : tout comme d’autres cadres qui ont travaillé pour ce parc jusqu’à récemment, il constate que le braconnage, les abus de pouvoir, les conditions de travail déplorables et la disparition de sommes importantes provenant en grande partie de l’Union européenne font partie du quotidien.
Depuis 2010, c’est l’ONG African Parks qui s’occupe de la gestion de Zakouma, l’un des 24 parcs administrés par l’organisation dans 13 pays africains. African Parks, qui compte le prince Harry et l’ancien Premier ministre éthiopien Hailemariam Desalegn parmi les membres de son conseil d’administration, considère la réserve tchadienne comme sa vitrine. En 2018, après huit années de gestion, Zakouma « s’est relevé de ses cendres », affirme l’ONG basée à Johannesburg, en Afrique du Sud. Entre 2018 et 2020, de grands médias internationaux, comme National Geographic, The Economist et The New York Times s’en sont fait l’écho. Ce dernier salue même « la plus belle réussite de la conservation de la nature en Afrique ».
Pour en arriver là, African Parks dit avoir investi près de 60 millions d’euros à Zakouma depuis 2010, dont plus d’un tiers2 provient de l’UE.
Où est passé tout cet argent ?
Sur place, David a du mal à comprendre où est passé tout cet argent. Il loge dans une simple tente, et les employés tchadiens dorment à même le sol à l’extérieur. Faute de toilettes, ils sont contraints de faire leurs besoins dans les buissons. Il observe que le parc automobile est obsolète et négligé, que l’équipement de surveillance des rhinocéros noirs, une espèce en danger critique d’extinction, fonctionne mal et que les projets de développement destinés à aider les populations locales sont peu ambitieux.
David n’est pas le seul à s’inquiéter. Fin mars, après une série d’incidents de braconnage, le ministre de l’Environnement, de la Pêche et du Développement durable, Hassan Bakhit Djamous, a dénoncé « une défaillance notoire et l’inefficacité de l’Unité de gestion [d’African Parks], tenue pour responsable de cette situation chaotique dans le parc ». Le ministre a exigé des améliorations considérables, faute de quoi il menace de résilier l’accord de partenariat.
Six mois plus tard, les performances d’African Parks continuent à décevoir le gouvernement. Le 6 octobre, Bakhit Djamous met ses menaces à exécution et rompt tous les contrats3 avec l’ONG, se plaignant d’une « attitude récurrente d’indélicatesse et d’irrévérence affichée vis-à-vis du gouvernement de la République du Tchad » et dénonçant « l’opacité de gestion et le manque de transparence dans la mobilisation des ressources financières, la gestion et le réinvestissement des fonds locaux et internationaux », « la perception illégale des recettes du tourisme » et « l’existence de plusieurs comptes offshores », notamment sur l’île de Man.
Virulentes protestations européennes
C’est la première fois dans son histoire qu’African Parks est mise à la porte par un gouvernement.4.
Dans les locaux de l’Union européenne, à N’Djamena, c’est une décision qui dérange. Dans une missive virulente – consultée par Afrique XXI – envoyée le 13 octobre au ministre de l’Environnement, l’ambassadeur européen Przemyslaw Bobak a menacé de retirer 20 millions d’euros de subventions pour la conservation de la nature si le gouvernement ne faisait pas marche arrière.
Quatre jours plus tard seulement, mission accomplie. African Parks est autorisée à rester, « dans un esprit de respect mutuel et de coopération », selon un communiqué conjoint du gouvernement et de l’ONG5.
Le précédent de 2009
En 2009 déjà, l’ambassadeur de l’époque de l’Union européenne au Tchad, Gilles Desesquelles, avait fait pression sur le gouvernement pour qu’il coopère avec African Parks. À cette date, l’UE finançait déjà le parc de Zakouma, alors géré par le gouvernement. L’ambassadeur, mécontent des résultats, avait menacé le Premier ministre tchadien dans une lettre consultée par Afrique XXI de bloquer une subvention de 7 millions d’euros si le gouvernement ne coopérait pas avec l’ONG.
Dans un autre courrier au PDG d’African Parks, Peter Fearnhead, toujours en fonction, Desesquelles écrivait : « Afin d’éviter tout risque de retard administratif qui serait dommageable à l’action, sachez que j’interviendrai personnellement dans le suivi du dossier auprès des organes compétents du siège de la Commission européenne. » La loyauté et le dévouement de M. Desesquelles ont été récompensés. Après avoir mis fin à sa carrière diplomatique, en 2011, il a été nommé directeur national d’African Parks au Tchad en 2014 et il a également occupé plusieurs postes d’administrateur dans les deux Congos et au Tchad, jusqu’en 2018.
« Un vrai bordel »
Au cours de ces derniers mois, Afrique XXI s’est entretenu avec cinq anciens managers et un assistant de la direction du parc national de Zakouma – trois Africains et trois Européens. Sur la base de leurs témoignages et de documents internes, dont sept plaintes officielles, nous avons découvert que les problèmes dans la réserve naturelle étaient bien plus graves qu’on ne le pensait jusqu’ici. « Un vrai bordel », selon les termes d’un ancien directeur.
Trois sources internes ont décrit une situation chaotique dans laquelle les factures des projets de construction étaient gonflées, des paiements effectués pour des activités inexistantes, la consommation d’essence et les achats de pièces automobiles insuffisamment enregistrés, et des tee-shirts produits pour être offerts aux enfants revendus.
« Dans la mise en œuvre des activités du département développement communautaire, [il] y avait une grande disparité entre le budget dépensé et les réalisations sur le terrain », a écrit un ancien directeur dans une plainte interne. « De nombreux cas de vols internes ont été signalés mais systématiquement étouffés. Les auteurs, protégés par des délégués influents, jouissent d’une forme d’impunité », a dénoncé un autre cadre dans une plainte distincte adressée au siège social. Un troisième a regretté, pour sa part, qu’il soit devenu « de plus en plus difficile de conserver la confiance des donateurs institutionnels, en particulier lorsqu’il s’agit de fonds publics ».
Une gouvernance qui met en péril des financements futurs
Ce dernier, chargé de la collecte de fonds et du rapportage, s’est dit préoccupé par le manque de transparence et de progrès. Il a estimé que le parc n’était pas en mesure de rendre compte correctement de la manière dont l’argent des donateurs était dépensé. « Cela met également en péril le financement futur, car les donateurs attendent non seulement le respect des procédures, mais aussi un impact démontrable conforme aux objectifs. »
African Parks a répondu que l’ONG n’avait « pas connaissance » de problèmes avec les bailleurs de fonds institutionnels et qu’elle appliquait une « politique de tolérance zéro en matière de malversations financières ». Selon un porte-parole, trois membres du personnel ont été licenciés pour avoir détourné environ 12 000 euros en 2025. Les comptes sont vérifiés chaque année par le cabinet d’audit KPMG conformément aux normes internationales IFRS et EU PRAG, a-t-il insisté.
Un ancien directeur estime que cette affirmation ne signifie pas grand-chose. « Ces audits se limitent à des vérifications administratives effectuées à N’Djamena. Les auditeurs ne se rendent pas sur le terrain, n’interrogent pas le personnel local et ne vérifient pas les opérations sur place, ce qui rend impossible la détection par cette seule méthode de nombreuses formes d’irrégularités financières ou d’utilisation abusive des ressources », a-t-il expliqué.
Une série d’événements dramatiques
Les allégations de mauvaise gestion et d’abus de pouvoir vont bien au-delà du financement. « Depuis que je suis ici, c’est pratiquement toujours le chaos », a déclaré Robin, un ex-manager qui a également travaillé dans d’autres aires protégées sur le continent. « Mais les neuf derniers mois ont été pour le moins dramatiques. »
Au cours de l’hiver 2024 et du printemps 2025, des actes de braconnage à grande échelle ont été perpétrés, avec un bilan de douze girafes, une douzaine de buffles et deux rhinocéros noirs tués. Un troisième rhinocéros noir est mort noyé lors d’une tentative d’anesthésie pour lui attacher un collier.
Deux pisteurs d’African Parks chargés de la surveillance des rhinocéros, poursuivis pour n’être pas intervenus lorsqu’ils ont vu les braconniers, ont été arrêtés et ont passé plus de deux semaines en prison. Ils semblent avoir joué le rôle de fusibles. « Ils ne pouvaient pas communiquer, car leur talkie-walkie et leur connexion satellite étaient défectueux. La direction était au courant, mais n’a rien fait », explique Franck, un ancien responsable. Selon cinq anciens collègues, ils n’ont pas eu droit à un avocat, ni à une indemnisation pour leur séjour en prison, ni à un suivi psychologique. Leur photo, accompagnée de la légende « présumés braconniers », est toujours en ligne. « Je suis heureux que les pisteurs n’aient pas poursuivi les braconniers. Sinon, nous aurions probablement dû déplorer non seulement la mort de deux rhinocéros, mais aussi celle de deux personnes », accuse Franck.
« Quand deux rhinocéros sont braconnés, le PDG vient de Johannesburg »
Et de poursuivre :« Je sais qu’African Parks ne se soucie pas des gens. Mais quand deux rhinocéros sont braconnés, le PDG vient de Johannesburg. »
Le PDG Peter Fearnhead s’est effectivement rendu au Tchad à la suite de cet incident. Selon quatre employés de l’époque, il est arrivé en avion privé. Son voyage a probablement coûté plusieurs dizaines de milliers d’euros.
Un porte-parole de l’ONG a démenti, sans toutefois préciser le coût de ce déplacement. « African Parks utilise des avions à hélice et des hélicoptères pour la surveillance, la logistique et les déplacements officiels, notamment lors de la visite du PDG et des membres du conseil d’administration de Zakouma en avril 2025. »
Boucs émissaires et complicités internes
Bien que le directeur du parc et le chef des forces de l’ordre soient les premiers responsables de la persistance du braconnage, African Parks a licencié un biologiste chargé de la conservation de la nature. Robin pense que ce biologiste a servi, lui aussi, de bouc émissaire et il craint que les braconniers n’aient bénéficié de complicités internes. L’un des témoins interrogés dans le cadre de cette enquête explique qu’il était pratiquement impossible de retrouver les deux seuls rhinocéros noirs dont les cornes étaient intactes, et que leurs coordonnées GPS ont probablement été divulguées. « Nous soupçonnons fortement l’implication de notre propre chef de la lutte antibraconnage », a dit Robin.
Ce chef antibraconnage (« LAB ») avait déjà été soupçonné dans un incident de braconnage à Zakouma, en 2014, mais il avait été relaxé par le tribunal. Au printemps 2024, il a repris son travail dans le même parc, et, quelques mois plus tard, les incidents de braconnage ont repris.
Dans un courriel au directeur du parc, envoyé le 1er avril 2025, un fonctionnaire européen au Tchad a douté de « l’efficacité [des] procédures internes de vérification des antécédents judiciaires et autres risques relatifs au personnel ». Le courriel évoquait un « lien de causalité qui reste à prouver » entre l’emploi du chef de la lutte antibraconnage et la reprise de la chasse interdite, mais il notait que « la coïncidence [était] inquiétante ».
Lors d’un entretien téléphonique avec Afrique XXI, l’ancien chef LAB a nié toute implication. Selon African Parks, « les équipements de surveillance sont mis à jour en permanence et leur fonctionnalité est vérifiée chaque mois ». L’ONG a ajouté qu’« à la suite d’un incident de braconnage, en 2025, deux pisteurs ont été licenciés pour non-respect des procédures ». Le responsable de la lutte antibraconnage a, lui, été remercié en avril 2025.
Accident d’avion mortel
Puis, le 14 mai 2025, le crash d’un avion qui surveillait les deux derniers rhinocéros noirs de Zakouma a causé la mort du pilote sud-africain et du conservationniste tchadien employé par African Parks. À en croire des plaintes internes, le directeur du parc faisait régulièrement pression sur les pilotes pour qu’ils volent, même lorsqu’ils ne se sentaient pas en forme physiquement ou que les conditions météorologiques étaient dangereuses. « Ce sera de votre faute si un rhinocéros est braconné », s’est-il ainsi exclamé un jour, selon un témoin cité dans l’une des plaintes.
De plus, le pilote en question n’aurait pas dû être autorisé à voler, car il avait falsifié son examen médical, selon trois anciens collègues.
En réponse aux questions d’Afrique XXI, African Parks affirme que les pilotes « ont toujours le pouvoir de retarder ou d’annuler des vols sur la base d’évaluations de sécurité » et que l’incident a fait l’objet d’une enquête approfondie. « Des recommandations ont été mises en œuvre. Les certifications du pilote étaient valides au moment de l’incident. » Un ancien responsable de l’organisation réitère ses accusations et estime qu’il n’y a aucune preuve que des recommandations ont été mises en œuvre ou même relayées sur le terrain.
Ivoire disparu
Moins d’un mois plus tard, le 11 juin, un inventaire a révélé que quinze défenses d’éléphants avaient disparu du dépôt où sont stockés l’ivoire et les cornes de rhinocéros. Cela a été signalé par deux anciens employés, et des questions sur l’ivoire ont également été soulevées dans l’une des plaintes écrites.
Les cornes et l’ivoire conservés dans cet entrepôt sont la propriété de l’État, et leur disparition présumée aurait dû être signalée au gouvernement, qui aurait dû lui-même la signaler ensuite à la Convention sur le commerce international des espèces de faune et de flore sauvages menacées d’extinction (Cites), ce qui n’a pas été le cas. African Parks affirme que les registres relatifs à l’ivoire sont gérés et supervisés par les autorités gouvernementales tchadiennes et nie toute disparition : « Il n’y a aucune divergence dans nos registres relatifs à l’ivoire dans le parc national de Zakouma », a déclaré un porte-parole.
Mais, encore une fois, cette défense est trompeuse. « Dans la pratique, les clés du dépôt d’ivoire sont gérées par le personnel du parc, et non exclusivement par les autorités gouvernementales tchadiennes », explique un ancien directeur. Il ajoute que, lors des récents inventaires, aucun représentant indépendant du ministère tchadien n’était présent, ce qui a privé le processus de vérification de tout contrôle externe et de toute transparence.
La valeur de quinze défenses sur le marché illégal en Asie peut atteindre plus de 200 000 euros. À nos questions, le gouvernement tchadien a déclaré qu’il répondrait plus tard, et la Cites n’a pas répondu.
Une culture de la peur
À la suite de toutes ces plaintes, le siège d’African Parks a envoyé le directeur du département risques et assurances pour conduire une enquête au Tchad. « [Ce dernier] s’est principalement intéressé à la question du respect de nos propres procédures opérationnelles standard et aux risques auxquels nous sommes exposés. C’est un type sympa, mais on ne peut pas parler d’enquête approfondie », a commenté Robin.
Finalement, de nombreux responsables ont été licenciés ou n’ont pas vu leur contrat renouvelé, y compris certains des lanceurs d’alerte cités dans cet article.
Cependant, le directeur du parc, un Français qui fait l’objet de critiques de toutes les sources interrogées, est toujours en poste. African Parks n’a pas répondu aux questions sur ce dernier mais a déclaré qu’à la suite d’« un examen interne de la gouvernance, en avril 2025 », les voies de recours et les normes éthiques avaient été « renforcées » et les rôles de direction « clarifiés ».
« Un État dans l’État »
Quant aux conditions de travail des employés sur le terrain, décrites par un ancien responsable comme « bien en deçà de ce qui serait acceptable sur d’autres sites d’African Parks », l’ONG a déclaré qu’elles « dépassaient les normes comparables en Afrique » et que « les véhicules étaient entretenus et remplacés en permanence ». L’organisation a nié l’existence de « véhicules non opérationnels au-delà de la norme ».
Pour Louis, un ancien directeur qui attendait beaucoup de son poste chez African Parks, toute cette situation a été une grande déception :
African Parks est un État dans l’État. Le directeur considérait le parc comme son royaume, avec à sa disposition le chef de la lutte antibraconnage, qui exécutait fidèlement ses ordres. Il faut deux jours de voyage pour rejoindre la capitale, N’Djamena, et 50 kilomètres pour atteindre la ville la plus proche. Quand il pleut, les routes sont impraticables et vous êtes coincé là. Je trouvais cet endroit parfois vraiment dangereux.
Tout comme ses collègues, il a été surpris que le directeur du parc, dont les fonctions sont civiles, porte une arme à feu6. « Il règne une culture de la peur qui empêche les employés de s’exprimer librement. Je suis content d’être parti. »
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1Les prénoms des personnes citées dans cet article sont fictifs, car leur contrat leur interdit de divulguer des informations compromettantes sur leur (ancien) employeur.
222,75 millions d’euros, selon un porte-parole de la Commission européenne.
3Y compris celui de la réserve désertique d’Ennedi, dans le nord du Tchad.
4En 2007 et 2008, African Parks a également quitté le Soudan et l’Éthiopie, mais à son initiative.
6African Parks indique que le directeur du parc a le droit de porter une arme, mais qu’il ne le fait pas « en ce moment ».
7Les prénoms des personnes citées dans cet article sont fictifs, car leur contrat leur interdit de divulguer des informations compromettantes sur leur (ancien) employeur.
822,75 millions d’euros, selon un porte-parole de la Commission européenne.
9Y compris celui de la réserve désertique d’Ennedi, dans le nord du Tchad.
10En 2007 et 2008, African Parks a également quitté le Soudan et l’Éthiopie, mais à son initiative.
12African Parks indique que le directeur du parc a le droit de porter une arme, mais qu’il ne le fait pas « en ce moment ».