
ÉDITO
CÔTE D’IVOIRE. 20 ANS APRÈS LE BOMBARDEMENT DE BOUAKÉ, L’ENQUÊTE IMPOSSIBLE
Il y a vingt ans, le 6 novembre 2004, un bombardement aérien dans le nord de la Côte d’Ivoire, sur le lycée Descartes de la ville de Bouaké, tuait neuf soldats français et un civil américain. L’établissement scolaire accueillait un régiment de la force française Licorne. Cette opération était présente depuis 2002 dans le pays, officiellement pour garantir un cessez-le-feu entre des rebelles venus du Nord et installés dans cette zone et les Forces armées nationales de Côte d’Ivoire. Le pays, coupé en deux, était alors dirigé par Laurent Gbagbo depuis quatre ans.
Sans même attendre de connaître les raisons d’un tel acte, les militaires français décidèrent de détruire l’aviation ivoirienne. Cette réponse provoqua l’ire des Jeunes Patriotes, un mouvement fidèle à Gbagbo, et mobilisa la rue à Abidjan contre la France. Craignant pour la vie de ses ressortissants, Paris décida de leur évacuation. L’armée française fut mobilisée. Le régiment de Bouaké descendit sur Abidjan. Lors d’affrontements avec la population, les soldats français tuèrent des dizaines d’Ivoiriens et en blessèrent des centaines. Voilà le résumé (rapide) d’un des épisodes les plus sombres de la Françafrique.
Depuis, aucune vérité implacable n’a éclaté. Les auteurs du bombardement ont été identifiés : les avions Sukhoï étaient pilotés par des mercenaires biélorusses, mais la France, en capacité de les arrêter au Togo quelques jours plus tard, les a laissés filer – une part de la vérité a donc échappé à la justice pour toujours. Pourquoi ? Et qui étaient les commanditaires de ce bombardement ? Depuis vingt ans, plusieurs thèses s’affrontent : la France a-t-elle manipulé l’armée ivoirienne pour légitimer un coup d’État contre un président qu’elle n’appréciait guère ? La Côte d’Ivoire a-t-elle souhaité provoquer le départ des troupes françaises pour avoir les mains libres et reconquérir le Nord – ce qu’elle était en train de réussir avec l’opération Dignité au moment du bombardement ?
Le monde éditorial n’a pas manqué de « célébrer » cet anniversaire. Outre les articles de presse et les émissions de radio, deux livres ont en particulier attiré l’attention en France. Le premier, Bouaké. Le dernier cold case de la Françafrique (Fayard), est signé Thomas Hofnung. Ancien journaliste Afrique à Libération, l’actuel chef du service Monde de La Croix suit l’affaire depuis le début. Il a réuni l’ensemble de ses notes, cherché à revoir les protagonistes (côté français comme côté ivoirien) et livré le tout dans un récit mélangeant reportages (parfois romanesques) et enquêtes. Il en tire une autre « proposition » de scénario : les rebelles, « qui avaient des connexions avec des membres de l’armée ivoirienne puisqu’ils se connaissaient », explique-t-il, auraient pu intoxiquer cette dernière pour provoquer une réaction de la France contre Laurent Gbagbo et faire échouer l’opération Dignité – voire pour faire tomber le chef de l’État ivoirien.
Le second ouvrage, Bouaké. Hautes trahisons d’État (Nouveau Monde), est signé par le journaliste de France Inter Emmanuel Leclère, (qu’Afrique XXI a reçu le 29 octobre dans son émission Horizons XXI). Présent en Côte d’Ivoire dès 2002, il a suivi de près le procès qui s’est tenu en France en 2021 et qui s’est conclu par la condamnation par contumace des pilotes. Lui se concentre sur la partie judiciaire. On pourrait la résumer ainsi : l’enquête a été bâclée dès le départ ; les protagonistes (militaires, ministres de l’époque…) n’ont pas été correctement interrogés ; de nombreux acteurs ne l’ont tout simplement pas été ; la justice a été défaillante (le rôle trouble du magistrat François Molins y est particulièrement pointé)… Emmanuel Leclère ne défend aucune thèse bien que ces défaillances à répétition laissent un arrière-goût : la France a-t-elle cherché à saboter l’enquête ? Et si oui, pourquoi ?
Aucune de ces deux enquêtes ne valide la thèse défendue depuis vingt ans par l’avocat des victimes (les militaires français), Jean Balan, auteur en 2021 chez Max Milo de Crimes sans châtiment. Affaire Bouaké. Le complot franco-français (un complot qui aurait consisté à provoquer une bavure ivoirienne pour renverser Laurent Gbagbo) est au cœur de son argumentaire. Il a été repris par d’autres observateurs de l’époque, parmi lesquels le journaliste de la chaîne indépendante Le Média Théophile Kouamouo. Ce dernier, qui était correspondant en Côte d’Ivoire à l’époque, s’est lancé dans une contre-enquête : article après article, il s’attache à démonter l’ouvrage, en particulier, de Thomas Hofnung, qu’il soupçonne d’avoir été manipulé par ses sources, principalement françaises (l’ancien journaliste de Libération explique avoir tenté de voir les protagonistes ivoiriens, sans succès).
Théophile Kouamouo réfute notamment l’idée que la France ait pu observer la crise de manière « neutre » et laissé Laurent Gbagbo partir à la reconquête du nord de la Côte d’Ivoire sans broncher. Un « feu orange » défendu par Thomas Hofnung. « Thomas Hofnung sème des petits cailloux blancs pour nous conduire sur le chemin qu’il a choisi de nous convaincre d’emprunter », tranche le journaliste du Média. En parallèle, l’association Survie, dans un article publié le 6 novembre, reproche notamment à Thomas Hofnung de minimiser les affrontements à Abidjan (les tirs de l’armée française qui ont fait des dizaines de morts) en regard des victimes françaises à Bouaké. Ou encore de balayer trop vite les déclarations contradictoires des responsables français... Bref. Pour l’un comme pour l’autre, rien n’irait dans l’enquête du journaliste de La Croix.
Depuis deux décennies, l’affaire de Bouaké déchaîne les passions. Quelles qu’auraient pu être les conclusions des enquêtes aujourd’hui publiées, aucune n’aurait pu être satisfaisante. Et, in fine, aucun des camps n’établit une vérité irréfutable. Cette affaire s’apparente à une enquête impossible. Au grand dam des victimes ivoiriennes et françaises. Mais à la satisfaction des vrais responsables. Ivoiriens et français.
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À LIRE
« JACARANDA » EST UNE HISTOIRE FONCIÈREMENT RWANDAISE
Trente ans après, l’histoire du génocide des Tutsis au Rwanda, qui a fait près de 1 million de victimes entre avril et juillet 1994, continue de s’écrire. Entre les procès de génocidaires (le 30 octobre à Paris, Eugène Rwamucyo a été condamné à vingt-sept ans de prison pour complicité de génocide et complicité de crime contre l’humanité) et de révisionnistes présumés (l’auteur franco-camerounais Charles Onana est poursuivi à Paris, son verdict est attendu le 9 décembre), le recours contre l’État français accusé de complicité (le Tribunal administratif de Paris doit se prononcer le 14 novembre sur la recevabilité d’une démarche déposée par des victimes il y a un peu plus d’un an) et les enquêtes sur le régime de Paul Kagame (Forbidden Stories, HRW…), le dernier livre de Gaël Faye est une parenthèse (presque) enchantée. Paru chez Grasset, Jacaranda vient de recevoir en France le prix Renaudot.
« Il faut écrire avec les mots de tout le monde mais comme personne » : cette phrase, dont l’origine est incertaine (certains l’attribuent à Colette), résume assez bien le style de Jacaranda. Avec des mots de tous les jours, l’auteur franco-rwandais propose une traversée de trois décennies à travers les yeux de Milan, un Versaillais né d’un père français et d’une mère rwandaise. Son premier contact avec le pays de sa mère se fait par la télé, en 1994, quand des « massacres interethniques » transforment ce pays lointain en un chaos généralisé et dont la nature génocidaire échappe à la plupart des observateurs. Puis il va se lier à Claude, un jeune rescapé recueilli par Venancia, sa mère. Il apprendra plus tard que Claude n’était autre que le demi-frère de celle-ci.
Lorsqu’il se rend pour la première fois au Rwanda, en 1998, Milan retrouve Claude, rencontre Sartre (un érudit qui a recueilli des orphelins mais qui cache un lourd secret) et découvre ses racines à leurs côtés. Il croise le chemin de Stella, la fille de la meilleure amie de sa mère. Elle et un arbre, un jacaranda qui renfermerait des âmes, seront les piliers du parcours initiatique de Milan. Jusqu’à sa disparition, sa mère garde pour elle son histoire (les conditions de sa fuite, en 1973) et tente même de dissuader Milan de s’intéresser à son pays natal. C’est ce récit après lequel Milan ne cesse de courir au fil des quelque 280 pages.
Dans cette fresque aux nombreux rebondissements (à l’image de la complexité du Rwanda), l’auteur de Petit Pays (Grasset, 2016) évoque de nombreux aspects de l’histoire rwandaise d’après-génocide : la reconstruction, les gacaca (des tribunaux populaires), la difficile réconciliation, les massacres du Front patriotique rwandais (qui a mis fin au génocide), les traumatismes, les dérives du régime actuel, jusqu’à la recherche d’une histoire précoloniale à travers le récit de Rosalie, l’arrière-grand-mère de Stella. Une épopée ni totalement triste ni complètement joyeuse, mais foncièrement rwandaise.
À lire : Gaël Faye, Jacaranda, Grasset, 2024, 280 pages, 20,80 €.
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LES ARTICLES DE LA SEMAINE
À Mberra en Mauritanie, survivre à l’enfer malien
Reportage Depuis plus de dix ans, le camp de Mberra et les villages environnants accueillent des dizaines de milliers de réfugiés ayant fui la guerre au Mali. Les témoignages sur les violences commises par les groupes djihadistes, l’armée malienne et, depuis peu, les combattants de Wagner se multiplient et empêchent toute tentative de retour.
Par Alissa Descotes-Toyosaki
Côte d’Ivoire-France. 20 ans après le bombardement de Bouaké, une enquête impossible ?
Podcast Quatrième numéro d’Horizon XXI. Vingt ans après le bombardement du camp militaire français de Bouaké en Côte d’Ivoire, le journaliste Emmanuel Leclere revient sur l’enquête judiciaire clôturée par la justice française en 2021 sans réellement avoir apporté de réponse.
Par Michael Pauron
Éthiopie. Au Tigray, repartir de zéro après la guerre
Portfolio Deux ans après l’accord de paix signé à Pretoria en novembre 2022, la région du Tigray panse ses plaies dans l’incertitude du lendemain. Meurtris jusque dans leur chair, ses habitants tentent tant bien que mal de recommencer à vivre.
Par Marco Simoncelli
Au-delà du « sentiment », les raisons du rejet de la France en Afrique
Analyse Dans une vaste étude publiée ce 6 novembre par l’organisation Tournons la page et le centre de recherche Sciences Po-CERI, plus de 500 militant es africain es se prononcent sur l’épineuse question du rejet de la France en Afrique. Contrairement aux idées reçues, la critique s’appuie sur une réflexion politique profonde et (parfois) nuancée.
Par Michael Pauron
In English
10 years after the uprising, back to square one for justice in Burkina Faso
Analyse The independence of the judiciary was one of the main gains of the uprising of 30 and 31 October 2014 that led to the fall of Blaise Compaoré. But, ten years on, judges are shocked by a clear step backwards. Their freedom of action has been whittled away by the country’s new masters.
Par Michael Pauron
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