La lettre hebdomadaire #160

Rapts au Sahel

Imaginez une vaste étendue de sable, où les dunes s'étirent à perte de vue, leurs formes ondulantes créant des ombres douces sur le sol. Leurs contours se dessinent en vagues délicates, semblant danser sous les rayons d'un soleil flamboyant qui se lève à l'horizon, infusant le paysage d'une lumière chaude et dorée. Le silence règne, ponctué seulement par le léger murmure du vent qui balaie le désert, et une sensation de calme profonde imprègne l'air. Au loin, on devine une silhouette, peut-être un véhicule, qui semble minuscule face à l'immensité de ce panorama naturel. L'ensemble évoque une beauté brute, une tranquillité presque contemplative, comme si le temps s'était arrêté.

DANS L’ACTU

LES ENLÈVEMENTS, UNE NOUVELLE STRATÉGIE DE L’ÉTAT ISLAMIQUE AU SAHEL ?

Avec les enlèvements, en quelques jours, d’une Autrichienne, samedi 11 janvier, à Agadez, la capitale du nord du Niger, et d’un Espagnol, mardi 14 janvier, près de Tamanrasset, dans le Sud algérien, l’État islamique au Sahel (EIS), auteur de ces rapts, selon de nombreuses sources convergentes, fait une entrée fracassante sur la scène du business des otages.

Ces actions n’ont pas encore été revendiquées ni commentées par les pays concernés. Seul Vienne a fait part publiquement du rapt d’Eva Gretzmacher, âgée de 73 ans et installée depuis vingt-huit ans au Niger. Tandis que le grand spécialiste des kidnappings au Sahara, le Groupe de soutien à l’islam et aux musulmans (GSIM) affilié à Al Qaïda, démentait immédiatement être l’auteur de ces crimes.

À l’heure de l’écriture de ce papier, on sait peu de choses sur l’enlèvement de l’Espagnol, dont le nom n’a pas été divulgué. Seulement que ses accompagnateurs, pris en même temps que lui au coucher du soleil, dans la zone d’Assekrem, près de Tamanrasset, ont été relâchés le 15 janvier avant le franchissement de la frontière malienne. RFI, qui fournit ces précisions, ajoute que leur véhicule a été repéré à Tinzaouaten puis à Inguijal, à une centaine de kilomètres au nord de Menaka.

Mais on en sait davantage sur le sort d’Eva Gretzmacher, très connue à Agadez, où elle est impliquée dans de nombreuses activités sociales.

Selon un spécialiste de l’EIS dans la région, au moins deux véhicules et huit hommes auraient fait partie du commando. Le chef de l’opération serait un vétéran sahraoui, ancien compagnon de djihad de l’émir algérien Mokhtar Belmokhtar ayant appartenu au groupe Morabitoune.

Jusqu’ici, l’État islamique au Sahel et ses dirigeants successifs étaient peu intéressés par les prises d’otages d’Occidentaux. À l’exception d’un humanitaire allemand de l’ONG Help, Jörg Lange (capturé, sans doute par opportunité, le 11 avril 2018 en plein fief de l’organisation et libéré quatre ans plus tard), l’EIS ne cherchait pas à rivaliser sur ce terrain avec les filiales maliennes d’Al Qaïda, parfaitement rodées dans l’exercice. Lorsque, par accident, un otage finissait entre ses mains, elle le confiait d’ailleurs le plus souvent à la garde de ses concurrents et ex-compagnons de djihad, du moins du vivant d’Abou Walid al-Sahraoui, le fondateur de l’État islamique au Grand Sahara, tué en 2021 par l’armée française.

L’État islamique ne disposait ni d’un sanctuaire en plein désert, ni de la lourde logistique de détention et de négociation du GSIM, une chaîne minutieuse bien décrite par les otages libérés : geôliers, sites de détention, relèves, approvisionnements, communications avec l’extérieur.

Mais ce n’était pas qu’une question de moyens. L’État islamique ne s’encombrait tout simplement pas d’otages. Ses actions militaires contre les Occidentaux ont laissé peu de survivants. On se souvient des six humanitaires français d’Acted, tués avec leur guide et leur chauffeur nigériens dans le sud du pays pendant une excursion touristique en août 2020. Ou des quatre soldats des forces spéciales américaines pris à partie dans une embuscade à Tongo Tongo en octobre 2017.

Quelque chose a donc changé.

Il est bien trop tôt pour savoir ce que l’organisation convoite avec ces enlèvements : argent ou libération de prisonniers. Trop tôt aussi pour comprendre comment elle pourra faire valoir ses revendications dans le nouveau contexte politique sahélien très crispé contre les pays occidentaux.

Au-delà de leur aspect crapuleux, les deux enlèvements ont sans doute aussi pour but de démontrer la spectaculaire capacité d’action de l’État islamique dans le nord et l’est du Sahel central, à des centaines de kilomètres de son fief des confins des frontières du Niger, du Mali et du Burkina Faso. L’État islamique « marque » en quelque sorte son territoire, flanqué au sud et à l’ouest par le règne sans partage d’Al Qaïda, comme si les deux franchises s’étaient partagé la région.

Libéré des affrontements meurtriers avec le GSIM, débarrassé des survols aériens de l’opération française Barkhane, de l’armée américaine et de la Mission de maintien de la paix des Nations unies au Mali, l’État islamique « vise une expansion régionale », écrivait Acled en novembre 2024, tirant un profit « stratégique du vide sécuritaire créé par le retrait des troupes françaises ».

Pour l’Algérie, frappée au cœur par le premier enlèvement depuis 2014 sur son sol, c’est une agression frontale. Et une mauvaise nouvelle de plus en provenance du Sahel.
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À LIRE

REQUIEM POUR LES DISPARUES

« Pour certains, nous avons fui au loin, très loin, emportant pour seul bagage le souvenir et la hantise de nos foyers d’hier, chauds, peuplés et remplis de rires et de jeux » : dans les souvenirs du metteur en scène et dramaturge Dorcy Rugamba, la dernière promenade avec sa mère, main dans la main, à Butare (sud du Rwanda), est restée gravée à jamais. Avec un regret : ne pas avoir pu répondre à sa dernière requête. Deux jours plus tard, le 7 avril 1994, l’ensemble de sa famille – son père, tous ses frères et sœurs et d’autres –, sont assassinées à Kigali dans les premières heures du déclenchement du génocide des Tutsies, qui fera près de 1 million de victimes en trois mois.

Hewa Rwanda : lettre aux absents (JC Lattes) sonne comme un mot d’excuse. Celle de s’être converti à l’islam. Même s’il abandonne plus tard toute religion, Dorcy Rugamba ne regrette pas cette démarche spirituelle sincère. En revanche, le fait de n’avoir pu en expliquer ses motivations à ses parents, fervents catholiques qui ont vécu cette conversion comme une trahison, est un crève-cœur. L’explication devait avoir lieu le 7 avril.

Hewa Rwanda est peuplé des souvenirs et des réflexions de l’auteur : sur la famille, la disparition, le souvenir... Mais aussi sur les traditions rwandaises, effacées par la colonisation belge. Son père, Rwamo, était un poète ancré dans cette culture précoloniale. Il avait édifié un « Itorero », une sorte d’Académie des arts où étaient enseignées aux plus jeunes les valeurs ancestrales : « Uburere » (éducation), « ubuphura » (noblesse du cœur), « ubuntu » (humanité) et « ubutore » (excellence). Le génocide en fil rouge apparaît comme le drame qui a tout effacé, à tout jamais. Sauf le souvenir, aussi douloureux soit-il.

Il sonne aussi comme une injonction : celle de ne surtout pas oublier les moments heureux et tout ce qui a été appris avant, afin de transmettre. Dorcy Rugamba économise les mots et les met en musique à la manière d’un poème, dont les silences sont aussi essentiels que les verbes : « C’est quand le Rwandais ne parle pas qu’il dit précisément ce qu’il pense. »

À lire : Dorcy Rugamba, Hewa Rwanda : lettre aux absents, JC Lattès, 144 pages, en librairie depuis le 13 mars 2024.
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