« L’Estonie, c’est où même sur la carte du monde ? » demande sur Twitter un commentateur narquois, après l’annonce par le ministre de la Défense estonien du retrait de ses troupes du Mali si Bamako décidait de collaborer avec les mercenaires russes du groupe Wagner. Cette remarque caustique n’est peut-être pas totalement incongrue : après tout, quelle différence peut faire la présence ou non de moins de cent hommes en provenance d’un micro-état du Nord de l’Europe sur l’un des théâtres de conflit les plus brûlants au monde actuellement ?
Pour la vulgate réaliste1, le déploiement au Sahel de troupes estoniennes est une aberration. Que fait dans cette partie du monde cette prospère nation finno-ougrienne de 1,3 million d’habitants située aux confins du bloc géographique eurasien, qui n’a gagné sa reconnaissance étatique qu’en 1920 après une guerre d’indépendance contre la Russie soviétique, puis sa pleine souveraineté qu’en 1991, dans le sillage de l’écroulement de l’Union soviétique ? En tant que membre de l’OTAN et de l’Union européenne depuis 2004, l’Estonie s’enorgueillit d’être l’une des nations les mieux intégrées d’Europe et aspire au statut d’alliée fidèle, solidaire et digne de confiance, pourvoyeuse plutôt que simple consommatrice de sécurité globale.
Ce n’est qu’en se penchant sur la politique d’un petit état cherchant à contrôler son angoisse chronique vis-à-vis de la Russie par le biais d’alliances adroites que l’on peut comprendre la présence estonienne au Sahel. Pour Tallinn, « l’intérêt national » principal – pour employer le jargon des Réalistes - motivant sa présence au Sahel est de faire de la France une alliée de poids sur l’échiquier euro-atlantique. L’affaire ne va d’ailleurs pas sans complications pour l’Estonie du fait des lectures françaises variables de la politique russe, ou des sporadiques tensions franco-américaines. Depuis 2018, la contribution en soldats de l’Estonie au Sahel dans le cadre de l’opération Barkhane suit la logique simple d’un soutien offert à un allié dans le but de bénéficier d’un soutien réciproque en cas de besoin.
Vernis de respectabilité
Le raisonnement estonien pour consolider sa relation bilatérale avec la France par le truchement d’un déploiement au Mali a pris l’allure d’une évidence sous la présidence de Donald Trump aux États-Unis, dont la rhétorique affaiblissait l’OTAN. Miser sur la France fut alors considéré comme une décision pertinente, du fait du rôle dominant de Paris sur les questions de sécurité et de défense dans l’Union européenne, appelé à croître dans le contexte post-Brexit. L’objectif avancé par l’Estonie de lutter contre la menace terroriste internationale et l’immigration illégale « à la source » donne un vernis de respectabilité aux yeux de l’opinion européenne à l’impératif stratégique de l’état estonien d’investir dans de nouvelles alliances et de diversifier son portefeuille de partenariats de défense afin de garantir sa sécurité.
Le 9 mai 2018, le Riigikogu (le Parlement estonien) a donc approuvé par 69 votes pour contre 2 votes contre (sur un total de 101 parlementaires) l’envoi d’une section d’infanterie mécanisée et de ses officiers au Mali dans le cadre de l’opération Barkhane. Le mandat initial d’un an a été renouvelé et étendu en novembre 2019 avec l’envoi de 95 soldats au total. Cette décision faisait suite à l’invitation française de rejoindre Barkhane le 17 janvier 2018. Elle complète une présence militaire estonienne préalable au sein de la mission européenne au Mali (EUTM) depuis mars 2013 (deux officiers et une équipe de formation), ainsi qu’au sein de la MINUSMA, la mission de paix des Nations unies au Mali.
La base légale de l’intervention estonienne est une invitation du gouvernement malien, suivie d’un accord signé entre les deux pays le 9 mars 2018. Le contingent estonien est basé à Gao. Il soutient Barkhane et conduit des patrouilles communes avec les soldats français. En 2019, des forces spéciales furent ajoutées au dispositif estonien, lesquelles ont rejoint la « Task Force Takuba » - les forces spéciales mises à la disposition de Barkhane par les Européens - en juillet 2020. Au sein de la TF Takuba, les Estoniens forment, conseillent et soutiennent les troupes maliennes.
La coopération militaire entre la France et l’Estonie en Afrique est antérieure à l’accord passé avec Barkhane : la France avait apprécié la participation estonienne à l’EUTM en République centrafricaine, en étroite collaboration avec l’opération Sangaris. Par-delà l’enjeu symbolique de joindre son drapeau à ceux d’autres pays ayant entrepris de lutter contre le « terrorisme international » et de « stabiliser » le Sahel, l’Estonie augmente significativement sa visibilité internationale en se plaçant directement au côté de l’État occidental le plus influent au Sahel. Le site internet des forces armées estoniennes affiche très explicitement l’importance de cet attelage sécuritaire : « Participer à l’opération Barkhane offre à l’Estonie l’opportunité d’une coopération rapprochée avec nos alliés, notamment la France ». Cette collaboration s’inscrit dans ce que j’ai appelé ailleurs une « chaîne d’interaction rituelle » mêlant tout à la fois des considérations d’ordre tactique et d’identité politique.
Donnant-donnant
La participation estonienne à l’opération Barkhane fait écho à l’accord de coopération en matière de défense entre France et Estonie datant de 2011, ainsi qu’à la contribution importante de la France, depuis 2007, dans la mission de surveillance aérienne de la mer Baltique conduite par l’OTAN. En 2018, l’aviation française a, pour la première fois, mené sa rotation depuis la base d’Amari en Estonie. La France est également active dans la force de dissuasion de l’OTAN « Enhanced Forward Presence », déployée face à la Russie dans la région baltique au lendemain de la crise en Ukraine. Des troupes françaises ont été présentes en Estonie dans ce cadre en 2017, 2019, puis de nouveau depuis mars 2021, pour une année.
La coopération entre France et Estonie se poursuit également dans le domaine de la cyber-sécurité. On espère, côté estonien, que ces coopérations multiples et la solidarité créée entre les troupes des deux pays permettront d’engendrer un alignement entre les deux pays sur les questions de sécurité et de politique étrangère par le biais d’un « ruissellement vers le haut ». Car le consensus n’est pas acquis. Par exemple, les aspirations françaises en matière d’autonomie stratégique de l’Europe, qui induiraient un rapprochement possible avec la Russie, sont reçues avec beaucoup d’appréhension au sein de l’appareil sécuritaire estonien.
L’engagement estonien au Sahel a-t-il finalement quoi que ce soit à voir avec le Sahel lui-même ? Cette question n’a jamais fait l’objet d’un large débat public en Estonie et ne représente pas le moindre enjeu électoral. Le fait que les troupes estoniennes n’aient jusqu’ici pas connu de victimes dans leurs rangs (même si elles n’en ont pas été loin en certaines occasions) a certainement aidé à ce qu’aucun débat contradictoire n’émerge en Estonie. Mais quand bien même la présence estonienne au Sahel semble procéder d’une relation purement « transactionnelle » avec la France, disposer d’une présence directe sur un terrain situé au cœur de tensions géopolitiques aux ramifications globales est d’une valeur inestimable pour un Lilliputien de la diplomatie internationale.
L’implication croissante de la Russie et de la Chine dans de nombreux pays en Afrique a amplifié l’importance stratégique pour des pays comme l’Estonie de s’investir sur le « flanc sud » des affaires internationales car la sécurité doit être vue comme « un phénomène à 360 degrés ». C’est ainsi qu’il faut comprendre la déclaration, en novembre 2020, de l’ancien ministre de la Défense estonien Jüri Luik : « C’est notre manière à nous de signifier que si l’Estonie demande à d’autres pays de nous aider à l’Est, nous sommes assurément prêts à aider d’autres pays au Sud… Quand les gens nous demandent ce que nous faisons en Afrique, c’est la raison principale ».
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1Le Réalisme, en théorie des relations internationales, est un vaste champ d’études articulé autour du primat de l’État-Nation dont le comportement sur la scène internationale est motivé par la poursuite exclusive de son intérêt national, notamment sur le plan sécuritaire.