La lettre hebdomadaire #95

Paradis

Imaginez une grosse porte de coffre-fort, conçue pour être très sécurisée. La surface est en métal brillant, avec des nuances de gris et une texture lisse au toucher. Au centre, il y a un gros volant, un peu comme un cercle en métal, qui permet de verrouiller ou déverrouiller la porte. Ce volant présente des inscriptions le long de son diamètre, indiquant probablement le nom du fabricant. De chaque côté, il y a des verrous et des mécanismes qui ajoutent à l'impression de robustesse et de sécurité. L'ensemble dégage une sensation de solidité et de mystère, comme si de précieux trésors étaient cachés derrière cette porte imposante.
© Jason Dent / Unsplash

L’ÉDITO

CORRUPTION, PARADIS FISCAUX ET NÉO-COLONIALISME

On la soupçonnait d’être derrière le coup d’État contre son demi-frère Ali Bongo Ondimba, perpétré le 30 août par le nouvel homme fort du Gabon, Brice Oligui Nguema. Mais, le 29 janvier 2024, c’est dans le box des accusé⸱es d’un tribunal français que Pascaline Bongo sera entendue. Selon les informations du quotidien français Libération, elle comparaîtra pour « corruption passive d’agent public étranger ». À ses côtés, six autres personnes (physiques et morales), dont une entreprise française de BTP, Egis.

Afin d’obtenir plus facilement des marchés publics, sa filiale Egis Route aurait proposé de verser des rétrocommissions à hauteur de 8 millions d’euros sur le compte d’une société, Sift, créée pour l’occasion et appartenant à Pascaline Bongo. Tou⸱tes les accusé⸱es interrogé⸱es par le quotidien français ont soit refusé de s’exprimer, soit contesté les faits.

Associer le mot « corruption » à la famille Bongo relève du pléonasme. Depuis l’accession au pouvoir du père, Omar, en 1967, jusqu’à la chute de son fils, cinquante-six ans plus tard, les scandales ont été nombreux. Celui sur les réseaux de financement occultes de la société pétrolière Elf, qui reversait des millions de dollars au président gabonais via des comptes offshores, n’est pas le moins célèbre. Plus récemment, l’affaire des Biens mal acquis (BMA) a visé plusieurs membres de la famille, soupçonnés d’avoir détourné des fonds publics pour s’enrichir personnellement.

Les images de cantines de cash, retrouvées dans les villas des dignitaires du régime au lendemain du putsch, ne laissent guère de doute quant à la survivance d’un système généralisé de corruption et de détournements jusqu’au cœur de l’État. L’ex-première dame, Sylvia Bongo, accusée entre autres de « blanchiment de capitaux et faux et usage de faux », a été incarcérée à Libreville le 12 octobre. Une gabegie qui n’aurait pas été possible sans la complicité de puissances étrangères (dont la France et la Chine). Afin de récupérer ces montagnes d’argent, des montages fiscaux assez complexes ont été mis en place grâce aux conseils d’avocats spécialisés dans l’évasion fiscale et à des législations permissives. Ces flux, fruit d’un pillage au détriment des populations, passent bien souvent par des sociétés basées dans des paradis fiscaux.

Pour l’ancienne juge d’instruction Eva Joly, qui avait mis au jour l’affaire Elf, ces paradis fiscaux utilisés pour corrompre des dignitaires ou pour faire échapper à l’impôt les bénéfices d’une entreprise (lire à ce propos ce rapport du FMI daté de 2021) sont une nouvelle forme de colonialisme. « Les structures juridiques qui permettent de se cacher et les outils législatifs qui permettent d’opérer anonymement ou de ne pas payer d’impôts sont des instruments qui ont permis de prolonger la colonisation », déclarait-elle en 2010 lors d’un entretien pour CCFD-Terre Solidaire.

Pour elle, « le colonialisme moderne, ce sont les paradis fiscaux ». Ces lieux à la fiscalité quasi nulle sont utilisés par la plupart des multinationales qui exploitent les ressources en Afrique. Ainsi, cols blancs, grand banditisme et dignitaires corrompus cohabitent dans les mêmes spots. « Ce système est fait pour qu’il profite au Nord au détriment du Sud », concluait l’ancienne candidate à l’élection présidentielle française de 2012.
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À lire

LA FRANÇAFRIQUE, GRANDE ABSENTE DES PROGRAMMES SCOLAIRES

La revue trimestrielle d’histoire critique Les Cahiers d’histoire consacre son dernier numéro à la Françafrique, « un néocolonialisme français ». Plusieurs articles proposent de décrypter cette longue histoire : Catherine Coquery-Vidrovitch revient notamment sur « la genèse de la Françafrique » ; Tiemoko Diallo s’intéresse à la figure de Félix Houphouët-Boigny, « le "Big Boss" de la Françafrique » ; François Graner tire les leçons du génocide des Tutsis au Rwanda ; Armelle Mabon (autrice d’un article sur le « Tata » de Chasselay sur Afrique XXI) rappelle que le massacre de Thiaroye reste « un crime méconnu de la Françafrique » ; et Alain Gabet, dans ce qui est probablement l’article le plus original de cette série, analyse le silence autour de cette histoire si particulière dans les programmes scolaires français.

Dans cet article intitulé « La Françafrique au lycée, ou comment bâtir un programme sur un cimetière indien », l’auteur (qui enseigne lui-même dans un lycée) note que « le concept de Françafrique n’étant pas reconnu par l’histoire universitaire, il n’avait guère de chance d’être transposé dans les nouveaux programmes du lycée », et que « si le mot fait défaut, le plus grave est que ce qu’il recouvre – les rapports néocoloniaux mis en place entre la France et les États africains, anciennes colonies ou non – [...] passe sous le radar des sujets de réflexion offerts aux lycéens. »

Une lecture captivante, qui suscite des interrogations autant sur le déni des élites politiques françaises que sur les failles du milieu de l’enseignement, et notamment de l’enseignement supérieur.

À lire : Les Cahiers d’histoire, revue d’histoire critique n°157, « La Françafrique, un néocolonialisme français ». Tous les articles sont en libre accès ici.
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LES ARTICLES DE LA SEMAINE

Génocide des Tutsis. Des victimes demandent réparation à la France
Enquête ⸱ En avril 2023, vingt et un Rwandais et deux associations ont déposé un recours devant le Tribunal administratif de Paris, dans le but de faire « établir et juger les actes engageant la responsabilité de l’État » français avant et pendant les tueries de 1994. Une procédure inédite dévoilée par Afrique XXI, qui pointe quatre affaires dramatiques et implique trois opérations militaires : Noroît, Amaryllis et Turquoise.
Par Michael Pauron

Pierre Messmer et « la vocation africaine de la France »
Trésor d’archive Au tournant de 1960, alors que les colonies africaines de la France s’apprêtent à accéder à l’indépendance, Pierre Messmer, une figure du gaullisme qui a dirigé l’AEF puis l’AOF, donne une conférence sur « l’avenir de la Communauté ». Dans ce texte inédit retrouvé aux Archives nationales, le futur Premier ministre dévoile le plan de Paris pour « canaliser » la décolonisation dans un sens favorable à ses intérêts.
Par Thomas Deltombe

Aux premières loges de la dérive de Sékou Touré
Podcast « Les mémoires de Petit Barry » (2/4) Le 2 octobre, la Guinée a célébré le 65e anniversaire de son indépendance. Mamadou Bowoï Barry, dit « Petit Barry », 87 ans, est l’un des grands témoins de cette époque. Dans un podcast en quatre épisodes, ce proche d’Ahmed Sékou Touré raconte les espoirs nés avec l’arrivée au pouvoir du leader indépendantiste, puis la dérive de son régime, dont il sera une des nombreuses victimes.
Par Agnès Faivre

Cameroun. Mancho Bibixy Tse, itinéraire d’un martyr
Parti pris Il y a sept ans, avant que la guerre n’éclate dans les provinces du NOSO, Mancho Bibixy Tse a participé à l’organisation de la coffin revolution, à Bamenda, pour dénoncer les discriminations contre les anglophones au Cameroun. Arrêté quelques semaines plus tard, il croupit depuis dans la prison de Kondengui. Dans cet hommage littéraire, l’écrivain Timba Bema revient sur le parcours du journaliste-activiste.
Par Timba Bema